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    Nicolas Tertulian, Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde + autres textes

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Nicolas Tertulian, Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde + autres textes Empty Nicolas Tertulian, Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde + autres textes

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 16 Mai - 21:32

    https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2003-4-page-663.htm

    "Roman Ingarden qui, s’éloignant de l’idéalisme transcendantal d’Edmund Husserl, son maître, avait élaboré un grand livre d’ontologie réaliste, en trois volumes, Der Streit um die Existenz der Welt, ne semble pas avoir beaucoup marqué les esprits."

    "C’est Wolfgang Harich, philosophe marxiste est-allemand, ancien étudiant de Hartmann à Berlin pendant la seconde guerre mondiale, qui attire l’attention de Lukács sur l’œuvre de son professeur, dans une longue lettre du 5 septembre 1952. Dans sa réponse, du 16 septembre 1952, Lukács confie qu’il connaît « très peu » Hartmann, rappelle quand même qu’il avait assisté à sa conférence à Berlin en 1931, au Congrès-Hegel, et qu’il en avait retiré une impression plutôt positive. Il rappelle aussi que Hartmann s’était attiré les critiques des néo-hégéliens (probablement Georg Lasson, éditeur des écrits de Hegel) à cause de son interprétation – orientée vers l’objectivité – de la dialectique hégélienne qui contredisait les tendances dominantes du néo-hégélianisme de l’époque. Mais la lecture du livre de Hartmann sur Hegel (ouvrage paru en 1929, deuxième volume du travail entrepris en 1923 sur La philosophie de l’idéalisme allemand), lecture à la suite de la conférence au Congrès-Hegel, a été, écrit Lukács à Harich, très décevante."

    "C’est seulement après l’achèvement de l’Esthétique, et avec le commencement des travaux préparatoires à l’Ethique, que Lukács s’est penché sérieusement sur les grands livres d’ontologie de Hartmann."

    "S’il y a au XXe siècle un penseur qui, dans les champs de l’ontologie et de la gnoséologie, a développé une critique impitoyable de l’idéalisme philosophique, en dévoilant sans concessions les racines mêmes de ses erreurs et en le traquant dans ses derniers retranchements, c’est bien Nicolai Hartmann."

    "Des néo-hégéliens comme Glockner ou Haering allaient passer avec armes et bagages dans le camp du national-socialisme."

    "Lukács partageait sans réserves l’orientation de Hartmann vers une rigoureuse pensée de l’immanence (Diesseitigkeit), fondée exclusivement sur les données de l’expérience sans aucune concession à l’anthropomorphisme ou au téléologisme. La bête noire de Lukács était la position clairement exprimée pour la première fois par le cardinal Bellarmin : il prônait une coexistence entre la science et la religion, concédant à la première le règne du monde sensible, mais réservant à la seconde les questions métaphysiques. L’animosité profonde de Lukács contre le néo-positivisme moderne était dictée justement par la caution que ce dernier apportait à ce dualisme, car en interdisant par principe tout questionnement « métaphysique », le néo-positivisme ouvrait largement la porte à la religion pour répondre aux grandes interrogations ontologiques. Hartmann était loin de tout « scientisme » ou « positivisme », mais son approche des questions métaphysiques restait ancrée exclusivement dans les certitudes du monde phénoménal, sans aucun clin d’œil à la transcendance (au sens idéaliste ou religieux du terme)."

    "Hartmann reprochait à l’ontologie traditionnelle son caractère « dogmatique » et « constructif », car elle subordonnait le concret aux grands principes unificateurs (le Logos, le « noûs » aristotélicien, Dieu ou la Providence), qui n’étaient pas tirés de l’expérience, mais résultaient d’une projection téléologique dans l’immanence du monde. Traquant les origines des préjugés téléologiques, Hartmann les découvre dans l’identification illicite de la forme des phénomènes (la forma substantialis, selon la terminologie d’Aristote) avec leur essence logique, donc dans une logicisation indue du réel, ce qui minimise le rôle décisif du substrat (de la matière) dans la constitution de la forme. On en arrive ainsi à instituer la prééminence des entéléchies (du monde des essences, des eidè) sur la matière, donc à une rationalisation et à une homogénéisation finaliste du réel qu’on retrouve à la base de toutes les interprétations téléologiques du monde.

    La critique du logicisme par Hartmann a beaucoup marqué Lukács. En défendant la thèse que la logique est une homogénéisation du réel, qui est loin d’épuiser son substrat (elle est la science des lois de la pensée, qui est un miroir du réel, mais qui ne l’épouse pas intégralement), Hartmann n’a cessé d’affirmer l’hétérogénéité foncière du réel par rapport à toute appréhension cognitive ou logique, ou pour dire les choses plus simplement, l’irréductibilité de l’être au savoir. L’idée d’un intellectus infinitus qui soit intimement associé à la représentation théologique du monde était ainsi contestée à sa racine même, car elle n’est qu’une hypertrophie de l’interprétation logicisante du réel.

    Les thèses qui forment l’ossature de « l’ontologie critique » de Hartmann : le primat de la ratio essendi sur la ratio cognoscendi, du substrat (la matière) des phénomènes sur leur détermination, de l’intentio recta (le regard dirigé vers l’objet) sur l’intentio obliqua (le regard dirigé vers la réflexion), etc., ont pour fondement l’affirmation de l’autonomie ontologique de l’être-en-soi (das Ansichseiende).

    On peut comprendre sans difficulté que Lukács se soit senti conforté dans ses options philosophiques par la découverte des grands travaux ontologiques de Hartmann. Le tournant pris par sa pensée, après qu’il se soit rendu compte du caractère insoutenable de certaines thèses de Histoire et conscience de classe (en particulier de la thèse idéaliste de l’identité sujetobjet), trouvait une confirmation de taille dans les prises de position symétriques de Hartmann contre l’ontologie idéaliste de Hegel, et surtout contre l’héritage du néo-kantisme (courant dans lequel s’était inscrite aussi la pensée du jeune Lukács) ou contre le néo-positivisme moderne."

    "Ernst Bloch a toujours vu dans Hartmann son antipode. La façon dont Hartmann articulait sa théorie des niveaux de l’être (des « strata ») avec leur enchaînement rigoureux contrariait beaucoup Bloch, qui n’y voyait que le prolongement d’un épigone de la théorie aristotélicienne des catégories (ou pire une reprise des classifications hiérarchiques de Boutroux). Bloch, avec sa pensée utopique, et avec ses élans et ses frissons mystiques, ne pouvait que s’insurger contre une pensée de froide lucidité. Hartmann voulait établir une topologie de l’être et Lukacs se retrouvait pleinement dans ce projet. Bloch y découvrait un goût « réactionnaire » de l’ordre et s’étonnait que son ami puisse chercher une alliance avec un « philistin libéral ». Wolfgang Harich, grand admirateur de Hartmann et qui n’a jamais pris au sérieux le marxisme de Bloch, a eu des discussions orageuses à ce sujet avec l’auteur de l’Esprit d’Utopie. (Tous les deux dirigeaient la Deutsche Zeitschrift für Philosophie, jusqu’à l’arrestation en 1956 de Harich et l’éviction de Bloch par Walter Ulbricht). C’est surtout la conception hyper-objective du temps de Hartmann qui rebutait Bloch : en développant l’idée d’une pluralité de temporalités, il s’est heurté à une pensée, partagée d’ailleurs par Lukacs, selon laquelle le « temps vécu » ou le « temps mesuré » ne préjugent en rien de la prééminence du « temps réel »."

    "Hartmann a toujours insisté sur le caractère « transcendant » de l’acte de connaissance, plus précisément sur le fait que le processus cognitif vise par définition une réalité qui lui est, non seulement absolument extérieure, mais qui manifeste une indifférence absolue, dans sa souveraine autonomie ontologique, à l’égard de l’approche cognitive. Il revient sans cesse sur l’écart qui sépare l’être-en-soi des représentations de la conscience, celles-ci ne pouvant aspirer qu’à l’approcher par des approximations successives, sans jamais arriver à l’épuiser dans l’infinité de ses déterminations. Les distinctions subtiles opérées par Hartmann entre « l’objet » découpé par l’approche cognitive dans le tissu du réel et le caractère « trans-objectif » de l’être dans son autarcie ontologique, entre les zones ouvertes à l’« intelligibilité » et ce qui reste, provisoirement ou même définitivement, « trans-intelligible », ne font qu’illustrer sa thèse fondamentale sur l’irréductibilité de l’être au savoir. Il faut retenir en même temps que « l’irrationnel » dont il parle, concept destiné à signifier l’incommensurabilité de l’être par rapport à la rationalité cognitive, a un caractère éminemment gnoséologique. Selon la mention expresse de Hartmann, l’être n’oppose aucune résistance de principe à son approche rationnelle (il n’est donc guère question d’une irrationalité ontologique), mais il s’agit seulement de faire valoir la tension toujours renouvelée entre la finitude inhérente à nos instruments de connaissance et le caractère inépuisable de l’être-en-soi."

    "Lukács a indiqué à plusieurs reprises pourquoi les Manuscrits de 1844 ont été pour lui une révélation qui lui a permis de se libérer de ses préjugés hégéliens. Il découvre chez Marx l’affirmation de la priorité ontologique de l’objectualité (die Gegenständlichkeit) par rapport à l’activité de la subjectivité. L’affirmation de cette priorité met en cause la thèse de Hegel qui identifiait l’objectualité avec l’extériorisation de la subjectivité (plus précisément de la conscience-de-soi, du Selbstbewusstsein). « Ein ungegenständliches Wesen ist ein Unwesen ». (Un être non-objectif est un nonêtre). Cette formule lapidaire de Marx, dont les connotations feuerbachiennes semblent évidentes, a frappé Lukács dès sa première lecture des Manuscrits de 1844 ; elle aurait eu sur lui un effet libérateur, en faisant tomber les œillères héritées de son ancien idéalisme philosophique. Objectualité (Gegenständlichkeit) et objectivation (Vergegenständlichung) sont par ailleurs deux choses distinctes. Lukács se rend compte qu’il a commis une erreur majeure en identifiant l’objectualité avec l’objectivation des choses par un sujet. En outre, « objectivation » est loin d’être synonyme d’« aliénation » ou de « réification », car de nombreuses activités objectivantes n’ont pas un caractère aliénant."

    "L’« ontologie critique » de Hartmann, en affirmant avec force la priorité ontologique de la réalité dans sa consistance objective, sa densité et même sa dureté (die Härte, expression qui revient souvent sous sa plume) par rapport à toute activité réflexive, s’avère un instrument redoutable dans la lutte contre le behaviorisme, le pragmatisme ou le fictionnalisme (courants qui ont en commun un certain « relativisme épistémologique »), sans parler du néo-positivisme ou de la « philosophie analytique » qui réduisent le réel à ce qui est logiquement exprimable ou quantifiable. L’ontologie doit constamment prendre en compte les acquis de la science (la philosophia prima est en réalité, selon Hartmann, philosophia ultima), mais elle doit refuser d’être une simple ancilla scientiae, comme elle était au Moyen Age l’ancilla theologiae."

    "Lukács, tout autant que Hartmann, aspire à construire une éthique de la liberté et de l’authenticité fondée sur une anthropologie réaliste où la subjectivité apparaît inscrite dans la multiplicité de ses conditionnements. La tradition épicurienne et spinoziste est très présente chez Lukács, par exemple lorsqu’il affirme qu’une vraie pensée de la liberté et de l’intégralité de l’homme est intimement associée au triomphe d’un regard « désanthropomorphisant » sur le monde."

    "Lukács se sépare de Hartmann surtout dans les questions touchant l’ontologie du sujet, par exemple, lorsqu’il prend fait et cause pour la conception aristotélicienne de la possibilité contre celle de l’école de Mégare défendue par Hartmann ; Aristote utilisait contre l’école de Mégare l’exemple suivant : un architecte qui a fait la preuve de ses aptitudes, mais qui est condamné à l’inactivité, n’a pas perdu pour autant la possibilité de construire. Pour Hartmann, comme pour l’école de Mégare, la seule possibilité digne de ce titre est celle qui devient effective. C’était réduire le champ des possibilités aux possibilités réalisées, ce qui, pour Lukács, était inacceptable, car cela revenait à exclure l’émergence des possibilités dont la réalisation est différée jusqu’à la réunion des conditions concrètes pour leur actualisation. L’exemple est significatif. Lukács se démarque ici d’une conception qu’il juge trop étriquée (identification de la possibilité avec l’effectivité) parce qu’elle ne rend pas justice à l’inventivité et à la créativité du sujet, à l’émergence dans l’intériorité du sujet d’aptitudes et de dispositions dont la réalisation reste en sursis. Et il ne cesse de mettre en avant la capacité de l’homme de dépasser le donné, capacité qui est à la base de l’effervescence téléologique de la praxis humaine."
    -Nicolas Tertulian, « Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde », Archives de Philosophie, 2003/4 (Tome 66), p. 663-698. DOI : 10.3917/aphi.663.0663. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2003-4-page-663.htm

    "Fameuses « thèses Blum », le programme du Parti élaboré par Lukács en 1928, préconisant une voie démocratique de passage au socialisme, programme rejeté par l’Internationale communiste et par Béla Kun comme « droitier »."

    "Pour revenir au texte de l’interview accordée par Lukács en janvier 1971, quelques mois avant sa disparition, la sévérité de ses jugements sur les dysfonctionnements structurels des sociétés du « socialisme réel », en particulier la virulence de ses propos sur la crise de la démocratie et la survivance du funeste héritage du « stalinisme », n’ont pas de quoi surprendre chez un philosophe dont le trajet intellectuel a été traversé du combat pour faire vivre l’inspiration originelle du marxisme. Le socialisme n’était concevable pour Lukács qu’en tant qu’aboutissement de la démocratie, un socialisme sans démocratie, plus précisément qui aurait été autre chose que la radicalisation des revendications démocratiques, lui apparaissait comme une perversion irrémédiable de la pensée de Marx. Sollicité par son Parti à donner son point de vue sur la ligne politique suivie par le régime en place, le philosophe fait d’abord entendre sa colère devant le monstre historique édifié dans son pays par le régime stalinien de Mátyás Rákosi. On perçoit dans son réquisitoire l’expérience vécue par un ancien communiste, confronté à une oligarchie du Parti qui a usurpé le programme du socialisme pour instituer une société despotique et totalitaire."

    "Le « testament » pointe le surgissement des grèves « sauvages » comme la contrepartie de l’absence d’une vraie démocratie ouvrière. Ses avertissements étaient destinés à ouvrir les yeux de la bureaucratie régnante sur les conséquences catastrophiques de ses pratiques. La sympathie personnelle qu’il témoigne envers János Kádár ne l’empêche pas de contester vivement l’existence de la démocratie sous son régime. Sans doute, il ne cache pas non plus ses réserves à l’égard de Imre Nagy, mais il n’oublie pas de rappeler qu’il a opposé une catégorique fin de non-recevoir aux injonctions de ses inquisiteurs soviétiques et roumains, qui lui demandaient de se désolidariser du leader de l’insurrection de 1956, lorsqu’ils étaient internés ensemble dans une villa près de Bucarest."
    -Nicolas Tertulian, « Le dernier Lukács : pensées prémonitoires », Cités, 2009/3 (n° 39), p. 109-112. DOI : 10.3917/cite.039.0109. URL : https://www.cairn.info/revue-cites-2009-3-page-109.htm

    "Jusqu'à la fin de sa vie -une vie très longue et très féconde sur le plan intellectuel- Lukács caressa l'idée d'écrire une Éthique." (p.81)

    "L'adhésion au marxisme n'a jamais représenté pour Lukács une caution quelconque à l' "objectivisme", qui occulte la dimension morale des actes humains." (p.87)

    "Lukács va réfuter, en particulier, la thèse de Weber sur l'incompatibilité entre une pure morale de la conviction, par exemple l'éthique de l'amour, et les servitudes de la lutte politique, qui fait nécessairement appel à la contrainte et à la violence." (p.88)

    "Lukács voit en Aristote un "vrai dialecticien" et "un homme d'une grande sagesse pratique", et il l'oppose au dogmatisme de la morale kantienne, qu'il juge "puritaine" et "casanière"." (p.91)

    "Les individus sont pour Lukács les seuls et véritables sujets de l'histoire (pas de trace chez lui de "processus sans sujet")."(p.93)
    -Nicolas Tertulian, « Le grand projet de l'Éthique », Actuel Marx, 1991/2 (n° 10), p. 81-96. DOI : 10.3917/amx.010.0081. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-1991-2-page-81.htm

    https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-29.htm

    https://www.cairn.info/revue-cites-2005-2-page-199.htm





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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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