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    Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître Empty Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 26 Mai - 5:58

    « La progression de Jacques le Fataliste s'effectue selon le parti pris de la rupture systématique. On a ainsi dénombré cent quatre-vingts cassures pour vingt et une histoires différentes. Le déplacement dans l'espace des deux voyageurs reproduit cette discontinuité. Au gré des rencontres et des accidents, leur marche s'interrompt ou se voit déviée : Jacques est contraint de revenir sur ses pas pour récupérer une montre oubliée ; un orage immobilise les voyageurs dans une auberge ; un cheval quitte obstinément la route pour entraîner son cavalier vers tous les gibets de la région.
    Les interventions incessantes d'un troisième « personnage », qui figure un auteur-narrateur venant parasiter en permanence son propre roman, constituent l'un des principaux facteurs de discontinuité du roman. Interpellé par cette voix exaspérante, le lecteur se voit sans cesse contraint de s'extraire de l'univers de la fiction, pour passer sur un autre plan et participer avec l'« auteur » à l'examen critique des procédés romanesques.

    Pourtant, dans la mesure où elle se voit érigée en principe de fonctionnement, la digression devient paradoxalement un des facteurs unificateurs du roman, dont elle rythme le déroulement à sa manière, c'est-à-dire par saccades. Ce que Diderot a emprunté à Tristram Shandy pour composer Jacques le Fataliste, c'est autant le sujet d'une histoire que cette technique narrative consistant à faire de la digression l'instrument de la progression du récit, que Sterne décrit par une métaphore mécanique : « Cet ingénieux dispositif donne à la machinerie de mon ouvrage une qualité unique : deux mouvements inverses s'y combinent et s'y réconcilient quand on les croit prêts à se contrarier. Bref, mon ouvrage digresse, mais progresse aussi, et en même temps. » Pour souvent interrompues qu'elles soient, toutes les histoires ou presque finissent par être racontées du début à la fin – même si le lecteur se voit parfois proposer plusieurs variantes.

    Le principe de discontinuité dans la narration provoque chez le lecteur deux effets distincts : déception de se voir planté là, au beau milieu d'une histoire, mais aussi attente qui finira par être satisfaite. Il ne s'agit pas seulement de subvertir le fondement de l'illusion romanesque, en la mettant en suspens à l'instant même où le lecteur commençait à s'y laisser prendre, mais de redoubler, par ce moyen, son désir de fiction. Tout le génie de l'auteur consiste à obliger son lecteur à prendre conscience de la nature de son désir, sans pour autant tuer celui-ci. »

    « Jacques apprend ainsi à son maître que ce dernier connaît la femme dont il est question, pour l'avoir également courtisée, sans pour autant lui en dévoiler l'identité. Cette semi-information, qui pique la curiosité du maître, relance également l'intérêt du lecteur, en instaurant une mystérieuse relation de rivalité amoureuse entre les deux personnages. D'autre part, la fin de l'histoire des amours de Jacques coïncide avec celle du roman proprement dit : elles convergent dans les trois conclusions possibles que le prétendu éditeur, sur une dernière pirouette, propose au lecteur de Jacques le Fataliste. Enfin, le but que se fixe Jacques en entreprenant son récit est d'illustrer le déterminisme philosophique, à travers le détail des relations de causalité successives qui l'ont amené à tomber amoureux. L'histoire de ses amours apparaît ainsi dès le départ intimement liée au second thème dominant de l'œuvre, le motif philosophique du fatalisme, doctrine continuellement réaffirmée par Jacques et contestée par le maître. »

    « Il est à noter qu'une question identique rapproche ces deux mondes en apparence si éloignés, celle de l'argent. Du marchandage qui met aux prises Jacques avec le chirurgien sur le prix de sa pension, aux calculs du chevalier de Saint-Ouin et de ses complices sur le prix à escompter de la revente de marchandises suspectes, en passant par les inquiétudes d'un couple de paysans pressuré de toutes parts, l'argent obsède la société représentée dans Jacques le Fataliste. »

    « Tour à tour personnage secondaire du récit cadre, puis héros d'un récit second, des Arcis accédera à un dernier statut, en devenant à son tour le narrateur d'une histoire, celle de son secrétaire, ou plutôt celle du père Hudson. »

    « Si l'auteur exploite largement les possibilités offertes par la technique de l'enchâssement de récits, il ne s'en livre pas moins, simultanément, à une parodie de cette « ficelle », à laquelle les romanciers ont eu si souvent recours depuis le Décaméron de Boccace (1350) et l'Heptaméron de Marguerite de Navarre (1559). Ainsi, lorsque l'hôtesse, avant de commencer son récit, en restitue la généalogie en ces termes : « je vous raconterais [cette histoire] tout comme leur domestique l'a dite à ma servante, qui s'est trouvée par hasard être sa payse, qui l'a redite à mon mari, qui me l'a redite», le caractère artificiel du procédé se trouve-t-il comiquement mis en évidence. »

    « Jacques le Fataliste a pu être qualifié d'anti-roman, dans la mesure où on s'y emploie constamment à déjouer et à ridiculiser les conventions romanesques. Mais cette dimension critique de l'œuvre ne doit pas occulter le fait qu'elle se présente simultanément comme une somme romanesque.
    À travers le prisme de la parodie, l'auteur s'essaie à différents genres, alterne divers registres. Les conventions de l'éloge funèbre ou du portrait littéraire s'y voient par exemple successivement tournées en dérision. Les variations de ton et de forme concourent à faire de ce roman une mosaïque multiforme et vivante. Du récit le plus concis, épigramme, bon mot ou courte anecdote, à la nouvelle la plus ample, de l'allégorie la plus abstraite à l'anecdote authentique, Jacques le Fataliste déploie le vaste éventail des possibles narratifs.

    Le cadre général est emprunté à une double tradition : celle, parodique, du Don Quichotte de Cervantès et celle, plus réaliste, du roman picaresque. Ce genre s'est développé en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, mettant en scène des aventuriers traversant, au cours de leurs voyages, toutes les couches de la société. Au début du XVIIIe siècle le Gil Blas de Lesage en a renouvelé la tradition. Le genre picaresque présente l'avantage d'offrir une forme narrative extrêmement souple : le motif minimal du voyage permet toutes les rencontres, et donc tous les récits. »

    « Jacques se contente d'autre part d'ânonner ce que disait son capitaine, qui lui-même récitait « son Spinoza, qu'il savait par cœur ». »

    « Derrière l'écran des certitudes philosophiques, passablement raillées, se profile un univers caractérisé par le doute et l'instabilité. La violence et la mort y font régulièrement irruption. L'arbitraire le plus opaque décide du cours des choses. Deux voyageurs partent à Lisbonne pour y périr absurdement dans un tremblement de terre. Un cortège funèbre, des paysans en armes, des bandits croisent la route de Jacques et de son maître. Des signes à la fois sinistres et teintés d'irréalité se succèdent : le convoi funèbre est-il une mascarade ? Où se dirige la foule en colère ? Pourquoi le cheval de Jacques le conduit-il obstinément vers les gibets ? Les individus eux-mêmes se révèlent impénétrables, prenant au piège de cruelles machinations qui un ami, qui un amant.

    La représentation de la société reproduit cet arbitraire universel. Les hiérarchies les plus incontestables sont remises en cause : qui est le maître du cheval ou du cavalier, du valet ou du maître ? La frontière entre le bien et le mal apparaît particulièrement fluctuante. Accusé injustement à deux reprises – d'un vol puis d'un meurtre –, dépouillé par des brigands, Jacques finira par se faire brigand à son tour, dans la bande de Mandrin, et par attaquer celui dont il était le serviteur. Comme l'a écrit Michel Delon, « la répression étatique d'Ancien Régime dans sa violence suscite un héroïsme qui force l'admiration. L'intrigue de Jacques le Fataliste s'étend de la bataille de Fontenoy, haut fait de la guerre officielle, aux coups de main de Mandrin, guerre sociale, sourde et refoulée. Le roman s'est interrogé sur la causalité qui mène aux fourches patibulaires. La suspicion jetée sur l'injustice judiciaire qui condamne Jacques à la place de son maître interdit de considérer négativement l'épisode final de Mandrin ».

    Le personnage de Jacques incarne simultanément l'individu opprimé et libéré. La symbolique sociale de son prénom est cruciale. Le « Jacques », c'est le paysan français par excellence, écrasé par les impôts, craignant les disettes, contraint de se faire valet ou soldat pour échapper à la misère, en sacrifiant sa liberté ou sa vie aux puissants. Mais c'est également celui dont la grogne menace toujours de se transformer en révolte ouverte, en « jacquerie » ou en brigandage. »
    -Barbara K.-Toumarkine, Présentation de Jacques le Fataliste et son maître, Paris, Flammarion, 2006 (1997 pour la première édition).


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    -Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître,




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