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    Céline Bessière & Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Céline Bessière & Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités Empty Céline Bessière & Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 9 Jan - 12:10

    https://fr.1lib.fr/book/5572936/cdc210?dsource=recommend

    "Le mouvement des Gilets jaunes a mis sur le devant de la scène des inconnues de classes populaires qu’on ne voyait jamais dans les médias auparavant. La présence de nombreuses femmes est remarquée, que ce soit sur les ronds-points ou dans les manifestations. Nombre d’entre elles sont séparées, élèvent seules leurs enfants et connaissent des fins de mois difficiles. Devant les micros, elles parlent des pensions alimentaires impayées, des longues démarches imposées par les caisses d’allocations familiales pour percevoir des aides sociales limitées. Elles racontent comment elles jonglent avec les factures au jour le jour, en plaçant les besoins de leurs enfants avant les leurs. D’autres sont en couple, tiennent les comptes, sont en charge des courses et des factures. Elles parlent du chômage, du temps partiel, de ce que signifie faire des heures à droite et à gauche pour un salaire réduit. D’autres encore ont quitté le salariat pour devenir autoentrepreneuses, sans que les revenus soient au rendez-vous. Enfin, il y a des femmes retraitées, parfois veuves, qui touchent de maigres pensions, insuffisantes pour vivre. Dans les classes populaires, les problèmes d’argent sont des problèmes de femmes."

    "Au XXIe siècle, le capital économique familial est redevenu central dans la construction du statut social des individus. Ce capital économique est de plus en plus crucial pour se loger et accéder à la propriété immobilière, dans un contexte où cette dernière s’est répandue tout en demeurant socialement distinctive (notamment en fonction de l’adresse). Alors que la société salariale s’effrite, les appuis économiques familiaux peuvent aussi s’avérer déterminants pour se mettre à son compte, maintenir son activité économique, accéder au crédit ou obtenir des revenus complémentaires du patrimoine. L’accumulation de capital scolaire dépend aussi de plus en plus de la mobilisation par la famille d’un capital économique, et les conditions matérielles de vie influencent dès le plus jeune âge la réussite scolaire. L’absence de richesse familiale contraint fortement les destinées scolaires et sociales des personnes diplômées."

    "Si pauvreté et richesse naissent des rapports de production, comme nous l’a appris Marx, elles ne se constituent pas uniquement dans la sphère marchande : c’est aussi dans la famille, dans les rapports de production domestique, que se jouent l’accumulation et la transmission des richesses, et donc le maintien des frontières entre les classes sociales. Christine Delphy a bien montré comment, dans les années 1960, le patrimoine familial s’est accumulé et transmis grâce à l’exploitation du travail gratuit des femmes, dont les droits sur ce patrimoine étaient extrêmement réduits: la hiérarchie sociale se reproduit aux dépens des femmes. Qu’en est-il aujourd’hui dans une société majoritairement salariée, dans laquelle les droits des époux et des épouses, et plus généralement des hommes et des femmes, se sont peu à peu égalisés ?

    Tout oppose les destinées d’Ingrid Levavasseur et de MacKenzie Bezos. Et, pourtant, il y a quelques points communs entre les existences de ces deux femmes. Dans leur couple, elles se sont retrouvées en première ligne pour la prise en charge des enfants et la bonne tenue de l’économie domestique. Ainsi, elles ont dû faire des sacrifices sur le plan professionnel, en renonçant ou en remettant à plus tard des projets qui leur tenaient à cœur. Leur vie professionnelle est une succession hachée d’activités, davantage qu’une carrière construite. Toutes deux ont affronté l’épreuve d’un divorce, accompagnées par des professionnel·les du droit qui leur ont prodigué des conseils juridiques (au moins un·e avocat·e en ce qui concerne Ingrid, sans doute plusieurs pour MacKenzie). Pour ces femmes, la séparation conjugale a entraîné un appauvrissement par rapport à leur situation antérieure. La pension alimentaire de 100 euros par mois et par enfant perçue par Ingrid Levavasseur est loin de couvrir la moitié du coût de l’entretien et de l’éducation des enfants. Qui pourrait loger, nourrir, habiller, soigner et couvrir l’ensemble des frais d’un enfant avec 100 euros par mois en France aujourd’hui ? Quant à MacKenzie Bezos, propriétaire selon la loi de la moitié d’un patrimoine conjugal colossal, elle a dû renoncer au moment de son divorce à une partie de sa fortune au profit de son ex-mari.

    Aux deux extrémités de l’échelle sociale, la situation de ces deux femmes soulève des questions fondamentales. Pourquoi les femmes sont-elles en première ligne pour affronter les problèmes d’argent dans les classes populaires, tandis qu’au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie sociale, le pouvoir économique est accaparé par les hommes ?

    Historiquement, des discriminations juridiques ont empêché les femmes d’accumuler de la richesse, partout dans le monde. Dans les sociétés occidentales, l’égalité en matière de droit du travail, de droit de la famille et de droit de propriété est une conquête des XIXe et XXe siècles qui paraît désormais acquise. Pourtant, en dépit de ce droit formellement égalitaire, les hommes continuent à accumuler davantage de richesses que les femmes."

    "Le travail domestique, accompli principalement par les femmes dans le cadre familial, est l’archétype du travail gratuit et non reconnu en tant que tel. La production domestique n’est pas comptée dans les grands agrégats statistiques de la comptabilité nationale. La richesse nationale ne recense que les activités donnant lieu à la production de biens et de services destinés à l’échange marchand, ou fournis par les administrations publiques. On considère qu’une assistante maternelle qui s’occupe d’un enfant contribue à la richesse nationale, mais pas une mère qui réalise la même activité. Si la production domestique était comptabilisée, le produit intérieur brut (PIB) de la France aurait été en 2010 de 33 % supérieur, celui du Royaume-Uni de 63 % supérieur, celui de l’Allemagne de 43 % supérieur ; en 2014, celui des États-Unis aurait été de 23 % supérieur.

    Cette production domestique invisible et gratuite est largement assurée par les femmes. En France, en 2010, dans les couples avec enfants, les femmes travaillent en moyenne chaque semaine 54 heures, qui comprennent 34 heures de travail domestique non rémunéré et 20 heures d’activités professionnelles. Dans ces mêmes ménages, les hommes travaillent 51 heures, soit trois heures de moins par semaine : ils consacrent en moyenne 18 heures à des activités domestiques gratuites et 33 heures à leurs activités professionnelles. Au final, les femmes travaillent davantage mais sont beaucoup moins payées.

    Ces données, établies par l’INSEE à partir de relevés d’activité des hommes et des femmes, ne rendent pas compte de l’émiettement du temps de travail des femmes, domestique mais aussi professionnel, interrompu en permanence parce qu’elles restent disponibles pour autrui. Les femmes portent en continu une charge mentale domestique, y compris pendant leurs heures de travail rémunéré. Ce sont elles que les crèches et les écoles appellent en premier quand les enfants sont malades. Elles réalisent aussi souvent plusieurs tâches à la fois (faire le ménage tout en surveillant les enfants), qu’elles interrompent à tout instant en cas de besoin. Les activités des hommes, que ce soit leur travail professionnel ou domestique (bricolage, réparations, jardinage, voire cuisine), sont mieux délimitées dans le temps et dans l’espace. Dans les années 1980, François de Singly montre à partir de données statistiques que la disponibilité permanente des femmes pour les tâches domestiques freine leur carrière et bénéficie à celle de leur conjoint.

    L’inégalité salariale est ainsi un condensé d’un grand nombre d’inégalités cumulées dans la famille et sur le marché du travail salarié, en haut comme en bas de la hiérarchie professionnelle. Les femmes sont concentrées dans des secteurs d’activité moins rémunérateurs, les professions de l’éducation, du soin et de l’aide à la personne notamment (l’emploi d’aide-soignante d’Ingrid Levavasseur est typique). Du fait de leurs charges de famille, elles occupent plus souvent des emplois à temps et à salaire partiels ; elles ont des carrières moins rapides et butent dans bon nombre de secteurs sur un plafond de verre."

    "Au niveau individuel, ce qui est désigné par les termes de patrimoine, de richesse ou de capital (trois synonymes dans la littérature économique contemporaine) est tout ce que possède une personne à un moment donné : en pratique, cela peut être des terres, des biens immobiliers, des actifs financiers ou encore des entreprises. Le patrimoine est constitué d’actifs économiques dont l’acquisition permet de conserver de la valeur (autrement dit d’accumuler) et dont la réalisation (c’est-à-dire la vente) peut assurer des liquidités dans le futur. Le patrimoine d’un individu n’est bien sûr pas indépendant de ses revenus, qui lui permettent d’épargner ou encore d’acquérir une partie des biens qui constituent son patrimoine (acheter une voiture ou un appartement) ; mais il dépend aussi des richesses qui se produisent, s’échangent et se transmettent dans le cadre familial, sans passer par le marché.

    L’exploration de l’inégalité patrimoniale entre les hommes et les femmes a reçu récemment davantage d’attention. Les quelques analyses statistiques disponibles montrent que, partout dans le monde aujourd’hui, les hommes possèdent davantage de richesses que les femmes. Ce n’est pas étonnant a priori, au vu des inégalités de revenu selon le sexe. Cela montre cependant, pour un pays comme la France, que des mécanismes juridiques comme la « communauté de biens réduite aux acquêts », censés assurer une répartition égale des fruits de l’investissement des conjoint·es dans le mariage, ont leurs limites : la conjugalité hétérosexuelle n’assure pas un partage équitable des bénéfices de la spécialisation des hommes dans la carrière professionnelle et des femmes dans la production domestique. Surtout, selon les données statistiques les plus récentes, cet écart de richesse entre les hommes et les femmes s’accroît régulièrement en France : il est passé de 9 % en 1998 à 16 % en 2015. Beaucoup moins médiatisé que l’augmentation des inégalités de patrimoine entre ménages, l’accroissement des inégalités de richesse entre femmes et hommes n’en est pas moins impressionnant, et semble bel et bien l’accompagner."

    "Il est indispensable de porter un nouveau regard sur la famille. Il faut considérer cette dernière comme une institution économique à part entière, qui produit des richesses mais, aussi, en organise la circulation, le contrôle et l’évaluation, que nous appelons les arrangements économiques familiaux.

    Sociologues, nous étudions depuis vingt ans ces arrangements économiques dans des familles ordinaires de la France contemporaine, depuis les plus modestes jusqu’aux plus fortunées. Peu visibles, ces arrangements peuvent prendre des formes très différentes : coups de pouce financiers, hébergement gratuit, cautionnement, prêts sans intérêts, donations, héritages, recommandations, financement des études, prise en charge à domicile d’une personne âgée, cohabitation en cas de coup dur, garde d’enfant, pensions alimentaires, etc. Les relations familiales sont considérées comme privées, et l’évocation de leur dimension économique provoque souvent de la gêne."
    -Céline Bessière & Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, 2020 (2019 pour la première édition).  




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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