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    Muriel Darmon, Classes préparatoires : La fabrique d’une jeunesse dominante

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Muriel Darmon, Classes préparatoires : La fabrique d’une jeunesse dominante Empty Muriel Darmon, Classes préparatoires : La fabrique d’une jeunesse dominante

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 16 Sep - 17:01

    https://fr.1lib.fr/book/3380599/84a682?dsource=recommend

    "À une dénonciation « de gauche » des classes prépas, de leur élitisme, de leur contribution à une forme ou une autre de reproduction sociale, s’ajoute ou succède ainsi une dénonciation « de droite », qui épingle leur intellectualisme ou leur inadéquation aux nouvelles réalités du marché. La critique actuelle de la sclérose sociale des prépas et l’appel à l’« ouverture » ou au « renouvellement des élites », formulés en termes d’origine de classe mais surtout ethniques ou géographiques, se sont d’ailleurs nourris de ces deux dénonciations."

    "La sociologie s’est jusqu’à une date récente sensiblement moins penchée sur les bons élèves que sur les mauvais, sur les grandes écoles que sur les voies de relégation, et moins sur les classes préparatoires que sur les classes de ZEP. Les travaux fondateurs de Bourdieu et de Monique de Saint-Martin réunis dans La Noblesse d’État ont ainsi été peu suivis."

    "Entre la fin des années 1980 et aujourd’hui, les classes préparatoires se sont multipliées, et le nombre d’étudiants inscrits en classes préparatoires ou dans les grandes écoles a quasiment doublé. Cependant, la part occupée par les étudiants de classes préparatoires par rapport aux premiers cycles universitaires est restée la même (autour de 7 %). Surtout, ces 7 % continuent à provenir des mêmes lieux de l’espace social : près de 60 % des étudiants de classes préparatoires (57 % des garçons, 59 % des filles) sont issus de milieux sociaux supérieurs ou de familles d’enseignants, lesquels ne représentent pourtant que 18 % de la population active [14]. En 2007 par exemple, 54 % des étudiants de classes préparatoires ont un parent appartenant à la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures », alors que c’est seulement le cas de 28 % des lycéens qui obtiennent le baccalauréat. Cette proportion est même encore plus importante dans certaines filières (elle est de 65 % pour les prépas économiques ECS et de 59 % pour les khâgnes « mathématiques et sciences sociales »)."

    "La moitié (50 %) des élèves de prépa à la rentrée 2011 sont bel et bien issus de familles qui ne constituent qu’environ 16 % de la population active, et c’est même le cas de près des deux tiers d’entre eux dans certaines voies. De plus, ces inégalités se creusent encore si l’on regarde, dans les filières scientifiques, les classes étoilées (qui préparent les élèves aux concours les plus prestigieux) ou si l’on se concentre non plus sur les classes préparatoires, mais sur les grandes écoles elles-mêmes, dont le recrutement, loin de s’être démocratisé depuis la Seconde Guerre mondiale, révèle au contraire une accentuation des inégalités d’accès."

    "Il faut aujourd’hui se pencher sur l’« autre » question que posait La Noblesse d’État, presque complètement laissée en friche depuis par la sociologie française : celle des classes préparatoires comme lieu de sociogenèse des habitus, c’est-à-dire comme institution de fabrication d’un type particulier de personnes. C’est ainsi à la fonction technique des classes préparatoires que cet ouvrage est consacré. Comment et dans quelles directions la prépa construit-elle ses élèves ? Que fait-elle aux et des élèves qui la fréquentent ? Non pas « d’où viennent-ils ? » et « que deviendront-ils ? » mais « que deviennent-ils ? » au cours des deux ou trois années qu’ils passent en prépa. Cette question exige de ne se placer ni en amont ni en aval, mais bien au cœur de la prépa pour en apprécier les effets sur ses membres."

    "J’ai donc passé deux années entières au sein d’un « grand lycée de province », appelé ici le Lycée, à accompagner ses classes prépas scientifiques et économiques.

    Le choix du Lycée et de ces filières a procédé d’une série d’exclusions et d’opportunités. Souhaitant en effet me concentrer sur un seul cas, je voulais éviter autant que possible les extrêmes que sont les « grands lycées parisiens » (auxquels on réduit trop souvent les prépas) et les « petites prépas de province ». Vieux lycée de centre-ville, à l’architecture classique, le lycée enquêté fait ainsi partie des « bons » lycées de province et occupe de ce fait une place que l’on pourrait dire « intermédiaire » dans la hiérarchie symbolique des classes préparatoires, entre les « grands lycées parisiens » (connus nationalement et reconnus pour « placer » de nombreux élèves dans les plus prestigieuses des grandes écoles) et les « petites prépas des petits lycées de province » (dont les élèves n’accèdent qu’exceptionnellement aux plus grandes des grandes écoles). À ceci s’ajoute une différence de recrutement (et de « niveau ») entre les prépas scientifiques et économiques : le Lycée figure régulièrement dans le premier quart des classements nationaux pour les prépas scientifiques et « seulement » dans le deuxième quart pour les prépas économiques. Les prépas scientifiques y sont vues comme les « meilleures prépas du Lycée », et des élèves des classes étoilées rentrent tous les ans dans les « meilleures écoles ». Les prépas économiques sont quant à elles davantage perçues et décrites dans le Lycée comme « moins bonnes » – la qualification signifiant à nouveau que c’est la réussite des élèves dans les concours les plus prestigieux, plus rare, qui sert de critère. Parmi les élèves sur lesquels j’ai enquêté, il y a ainsi eu plusieurs normaliens et polytechniciens du côté scientifique (une petite dizaine au niveau du Lycée), mais seulement deux reçus dans l’une des trois plus grandes écoles de commerce (trois au niveau du Lycée), qui plus est à la suite d’une troisième année hors du Lycée. En ce qui concerne les filières, je tenais à les faire varier, mais à rester dans des situations comparables, d’où le choix de me concentrer sur les prépas scientifiques et économiques, et d’éviter les prépas littéraires, qui diffèrent nettement en termes d’issues attendues. Semblables d’un certain point de vue de leur recrutement – contrairement aux classes littéraires, ces filières ne se distinguent pas par un taux relativement élevé d’étudiants issus de milieux enseignants par rapport aux autres classes, mais affichent la particularité d’un taux relativement élevé d’étudiants de milieu supérieur (hors enseignant)."

    "Les élèves y apprennent en effet un rapport particulier au temps, fait d’urgence et de gestion de la panique temporelle, qui préfigure celui qu’ils auront à mettre en œuvre plus tard dans les professions qui seront les leurs – mais tous ne sont pas égaux devant cet apprentissage, et les élèves venus des milieux les plus privilégiés peuvent, plus facilement que les autres, devenir des « maîtres du temps »."

    "Cette jeunesse qui travaille en prépa est aussi une jeunesse travaillée par la prépa."

    "Il est quasiment impossible de connaître les taux de suicide en prépa rapportés au reste du monde étudiant."

    "[Première partie. Le fonctionnement du dispositif.]

    [Chapitre 1. Une institution enveloppante : comment mettre une population au travail.]

    "Les classes préparatoires sont, à plus d’un titre, une institution : en tant qu’« organisation » ou « lieu » délimité par des murs, « où une activité particulière se poursuit régulièrement » ; en tant que « groupement social légitimé », notamment par son ancienneté et sa position dominante dans les classements symboliques scolaires ; en tant que dispositif réglé (non laissé au hasard des arrangements circonstanciels entre individus) et réglant (déterminant les conduites de ses membres, au moyen notamment de mécanismes d’encadrement et de contrôle des pratiques). Mais de quel type d’institution s’agit-il ?

    Poser cette question, c’est en fait se demander comment elle fonctionne, et notamment avec quel degré et quel type de contrainte sur les individus. C’est aussi faire de la définition de l’institution sur laquelle on travaille non une donnée, ou une évidence, mais bien un objectif de la recherche. Les représentations communes des classes préparatoires, dont on a vu qu’elles semblaient aujourd’hui dominées par les légendes noires de l’« enfer des prépas », ont leur pendant savant dans la tendance sociologique qui y voit une incarnation évidente des « institutions totales » analysées par Goffman, sans interroger plus avant l’homologie. [...] voir dans les classes préparatoires une institution « enveloppante » : puissante mais non totalitaire, violente mais soucieuse du bien-être de ses membres, elle opère en individualisant à l’extrême plutôt qu’en homogénéisant, renforçant de ce fait sa prise sur les individus qui en sont membres."

    -Muriel Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, La Découverte, 2015, 328 pages.




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