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    Jacques Taminiaux, Sur Marx, l'art et la vérité

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jacques Taminiaux, Sur Marx, l'art et la vérité Empty Jacques Taminiaux, Sur Marx, l'art et la vérité

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 25 Aoû - 22:18

    https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1974_num_72_14_5791

    "Le geste par lequel Marx instaure la critique des idéologies consiste à dissocier le dérivé de l'originaire, l'ombre de la réalité, l'illusion du savoir vrai. Dans cette découpe, et dans toute la métaphorique de l'ombre, du reflet, de l'écho, à travers laquelle elle s'exprime, il n'est pas arbitraire de reconnaître le lointain héritage du geste [de] Platon [...] Que le dérivé prétende au statut d'originaire, voilà ce dont, de part et d'autre, il s'agit de dénoncer la vanité, et, de ce point de vue, la camera obscura de l'idéologie au sens marxiste a même rang et même fonction que la caverne platonicienne, théâtre des ombres et des reflets.

    Qu'en est-il de l'art dans ce contexte ? L'art ressortit de l'idéologie et y cohabite avec la morale, la religion, la philosophie, le droit [...] Inscrire l'art dans l'idéologie, c'est très évidemment le juger dans l'optique de la science. Sur ce point précis, en dépit du fait que de Platon à Marx la ligne de démarcation entre les simulacres et l'étant vrai s'est considérablement déplacée, puisque la morale, le droit et la philosophie perdent chez Marx, à l'encontre de Platon, toute prétention à une prise directe sur l'originaire, en dépit du fait que de l'un à l'autre, l'originaire s'est profondément modifié, il reste qu'en définissant l'art comme forme de l'idéologie décryptable à partir de la science, c'est-à-dire de la présentation de l'étant vrai, Marx adopte à son égard une attitude étroitement parente de celle qui, dans la République, portait Platon à exclure de la cité les peintres et les poètes." (pp.313-314)

    "La parenté de Marx avec les gestes platoniciens et l'héritage qu'ils fondent ne s'arrête pas là. En schématisant à l'extrême on pourrait dire que c'est au nom de la Beauté que s'opère chez Platon la dénonciation de l'art à titre de simulacre. Le Phèdre en effet nous apprend qu'eu égard au pur éclat de l'Idée, c'est-à-dire de l'Etre, la Vérité et la Beauté s'entr'appartiennent. Or Marx lui aussi attribue à la présupposition, c'est-à-dire à la production comme être réel et vrai, une dimension de beauté.

    Soit ce passage du Manuscrit de 1844: "C'est seulement par le déploiement objectif de la richesse de l'être humain que la richesse de la matérialité humaine subjective, qu'une oreille musicale, un œil sensible à la beauté de la forme, qu'en un mot la jouissance humaine et des sens humains qui en soient capables, deviennent des sens qui se manifestent comme des forces de l'être humain et sont ou développés ou produits". Qu'on ne dise pas que ce texte appartient à une période pré-marxienne de la pensée de Marx, qu'une coupure épistémologique radicale viendra bientôt reléguer dans un passé idéologique, car le texte qui est chargé d'attester la coupure alléguée, L'Idéologie allemande précisément, ne peut attribuer à la division du travail l'effet de scinder activités spirituelles et matérielles, jouissance et travail, qu'en fonction d'une idée de la production qui s'exprime au mieux dans le passage cité, que viendra du reste confirmer un texte de loin postérieur à l'émergence chronologique de ladite coupure à savoir le projet de préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, où le même thème se répète comme suit: "L'objet d'art -ainsi que tout autre produit- crée un public s'intéressant aux arts et sensible à la beauté. La production crée donc non seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet"." (pp.314-315)

    "La dénonciation comme idéologique de la conscience pure et de son autonomie prétendue, c'est-à-dire de la thématique qui fait la continuité de la philosophie moderne depuis Descartes jusqu'à Hegel et Feuerbach, n'entame pas le noyau ontologique des philosophies de la conscience: le subjectum comme présence à soi.

    Que la modalité de cette présence à soi ne soit plus la représentation théorique mais la production pratique, qu'elle se soit déplacée de l'intelligible vers le sensible à la suite de Feuerbach, cela n'en change pas la nature. De même que le cogito cartésien est se cogitans dans tout cogitatum, de même la praxis marxienne est à tout moment l'émergence d'un objet pour le sujet et d'un sujet pour l'objet, une telle émergence étant de droit présenta à soi, c'est-à-dire au producteur, car produire c'est pour l'homme se produire en produisant la nature. Que la praxis marxienne s'inscrive ainsi dans l'héritage de la subjectivité moderne, c'est bien ce qu'atteste avec beaucoup de netteté le thème de la jouissance qui est central dans le passage du Manuscrit de 44 cité plus haut. Ce passage associe la jouissance à la beauté. Et c'est ici que paradoxalement se produit quelque chose comme le retour de la dénonciation platonicienne de l'art au nom de la Beauté. Comme la beauté dont il y a jouissance est selon Marx le déploiement objectif de la praxis humaine sensible, nous sommes certes à mille lieues de Platon. Mais [...] comme la beauté de la forme est produite par la praxis et que celle-ci est conçue comme émergence simultanée de l'objet et du sujet par et pour l'homme, il est clair que dans la beauté de la forme, l'homme jouit de soi, c'est-à-dire de ses propres forces objectivées." (pp.316-317)

    "L'Idéologie allemande a beau récuser tout "idéal d'après lequel la réalité devrait se comporter" pour s'en tenir aux déterminations positivement et même empiriquement constatables du mouvement historique de la praxis, elle a beau affirmer que le communisme est simplement "le mouvement réel qui supprime l'état de choses actuel", mouvement "dont les conditions découlent de la présupposition actuellement existante", elle ne peut manquer pour départager l'imminent de l'actuel, et en repérer l'annonce dans l'actuel sous la formes de conditions appelant des effets, d'appliquer au mouvement réel un certain nombre de doublets (acte propre / puissance étrangère ; volonté/nature ; histoire/préhistoire) qui fonctionnent comme ceux qui, depuis Platon, départagent [...] l'essence de l'apparence, l'Un du Multiple, l'Identité de la Différence, et qui inscrivent la lecture empirique de l'histoire dans une ontologie." (p.318)

    "Tant que prévaut la division du travail -qui dans l'empirie est immémoriale-, l'art n'est pas pleinement art, mais art borné, c'est-à-dire idéologie, reflet plus ou moins inversé, masque, ombre ou simulacre. Mais il faut bien voir ce que cela signifie : devenue pleinement art, adhérent sans limitations au mouvement de la production présente  à soi dans la jouissance ontologique, l'art disparaît comme œuvre, comme artiste, comme activité spécifique, comme mode spécifique d'accueil, de vision ou d'écoute. Le pur mouvement de la production de soi jouissant esthétiquement de son propre déploiement ne saurait se "stabiliser" ou se "solidifier" dans de telles bornes car il y échapperait à lui-même. [...] Le mot même d'art est voué à disparaître comme vestige borné de cette longue préhistoire où, par l'effet de la division du travail, l'essentiel se mêlait à l'inessentiel. [...] L'esthétisme ontologique de Marx [...] repère bien à sa manière le thème du dépassement de l'art, inhérent à la pensée platonicienne et qui, dans la métaphysique moderne de la subjectivité, trouvera sa formulation la plus tranchée dans les Leçons d'esthétique de Hegel. S'agissant de Hegel, on pourrait dire que son renversement par Marx n'empêche pas le maintien chez celui-ci [...] d'une continuité profonde avec l'ontologie hégélienne de l'absolue certitude de soi de la Subjectivité." (p.319)

    "Alors que, selon Marx, nous avons l'art tant que nous n'avons pas la vérité, Nietzsche dit et répète: "Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité"." (p.326)

    "Si l'on se fit [...] au fil le plus visible de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche, on est en droit premièrement de reconnaître une affinité profonde entre l'ontologie marxienne de l'autoproduction et la pensée nietzschéenne de la volonté de puissance et de l'éternel retour. Que la volonté de puissance comme volonté voulant son incessante intensification soit l'essentia de l'étant en totalité, dont l'existentia est l'Éternel retour du pareil comme reconduction constante de la volonté à elle-même, on peut admettre avec Heidegger que ce sont là deux thèses fondamentales de Nietzsche et qu'elles font de sa pensée l'accomplissement de la Métaphysique moderne de la subjectivité. Sur ce point, Heidegger lui-même, en attribuant [...] à Marx et à Nietzsche le statut d'annonciateurs de l'achèvement de la subjectivité métaphysique dans le règne de la technique -le Gestell- suggère, quoiqu'il ne l'établisse pas expressément, le rapprochement entre la volonté nietzschéenne de volonté et l'autoproduction marxienne. Mais il existe un deuxième point de recoupement. Car de même que l'art a partie liée chez Marx avec l'ontologie de la production, en tant que celle-ci s'achève dans la jouissance esthétique de son libre déploiement, de même l'art a partie liée avec l'ontologie nietzschéenne de la volonté de puissance. La philosophie de la volonté de puissance s'est toujours présentée comme une philosophie de l'art et Heidegger peut prétendre non sans raison que l'essence de l'art pour Nietzsche est tout bonnement "la création de possibilités pour la volonté à partir desquelles la volonté de puissance se libère seulement vers elle-même" [...] En ce sens l'art des œuvres et des artistes n'est pas plus chez Nietzsche que chez Marx l'essentiel et certains textes, en effet, en particulier dans La volonté de puissance, présentent les œuvres et les artistes comme des degrés préliminaires de l'œuvre d'art véritable, le monde s'enfant lui-même comme volonté de volonté."(note 18 pp.325-326)
    -Jacques Taminiaux, "Sur Marx, l'art et la vérité", Revue Philosophique de Louvain, Année 1974, 14, pp. 311-327.



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