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    Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie.

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marx - Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie. Empty Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie.

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 12 Avr - 12:35

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Mehring

    "Il ignore la Critique du droit politique hégélien, ouvrage dans lequel Marx renverse le rapport établi par Hegel entre l'Etat et la société bourgeoise. [...] Mehring ignore [...] les premiers écrits économiques de Marx, ces fameux manuscrits de 1844 [...] Rien d'étonnant, par conséquent, que le concept fondamental autour duquel ils tournent, celui d'aliénation, n'aparaisse pas une seule fois sous la plume de Mehring.
    Quant à L'Idéologie allemande, dans laquelle Marx et Engels formulent pour la première fois, de façon élaborée, la théorie du matérialisme historique, le manuscrit en est encore entre les mains de Bernstein qui n'en a publié que de rares extraits." (pp.9-10)

    "Il ignore la correspondance secrète entre Lassalle et Bismarck, qui ne sera éditée qu'en 1928 par Gustav Mayer et qui confirmera ce que Marx et Engels avaient pressenti dès 1863." (p.13)

    " [Mehring] nie aussi l'évidence: les pratiques de secte de Bakounine, illustrées par la création, au sein de l'Internationale et en contradiction avec ses statuts, de cette société secrète destinée initialement à lutter contre le bonapartisme, mais ensuite et surtout contre Marx et le Conseil général de Londres.

    Mehring, enfin, ne connaissait pas les documents extraits des archives tsaristes après la révolution d'Octobre: les "confessions" de 1851 et les lettres au tsar de 1857 et 1858 jettent plus d'une ombre, on le sait, sur la personnalité de Bakounine et obligent à considérer comme passablement périmé le portrait que Mehring en trace. D'innombrables lettres de Bakounine à ses amis montrent d'autre part que celui-ci n'éprouvait nullement pour Marx le respect et l'admiration dont parle Mehring." (p.14)
    -Jean Mortier, avant-propos à Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie, Éditions Bartillat, 2009 (1918 pour la première édition allemande ; Éditions sociales 1983 pour la première traduction française), 622 pages.

    "Dans un passé récent, lorsque d'austères chercheurs, après avoir médité pendant trente ou quarante ans sur la moindre virgule chez Marx, ont été incapables d'agir comme lui à un moment historique donné, alors qu'ils auraient pu et auraient dû le faire et qu'au lieu de cela, ils ont brutalement changé de cap comme des girouettes ballotées par les vents." (p.20)
    -Franz Mehring, préface de mars 1918 à Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie, Éditions Bartillat, 2009 (1918 pour la première édition allemande ; Éditions sociales 1983 pour la première traduction française), 622 pages.

    "Karl Heinrich Marx naquit le 5 mai 1818 à Trèves. [...]

    Le grand-père s'appelait Marx Lévi (plus tard il se fit plus appeler que du nom de Marx), il était rabbin à Trèves ; il serait mort en 1798. [...] Quant à son épouse Eva, née Moses, elle vivait encore à cette date et serait morte en 1825.

    Ils eurent de nombreux enfants, dont deux s'orientèrent vers des professions intellectuelles : Samuel et Hirschel. Samuel succéda à son père dans la charge de rabbin à Trèves [...] Hirschel, le père de Karl Marx, naquit en 1782. Il se tourna vers la jurisprudence, devint avocat et plus tard jurisconsulte à Trèves ; il se convertit en 1824, prenant le nom de Heinrich Marx, et mourut en 1838. Il était marié à Henriette Pressburg, une juive hollandaise issue, selon leur petit-fille Eleanor Marx, d'une lignée séculaire de rabbins. Elle mourut en 1863. Tous deux laissèrent également une famille nombreuse, mais au moment de la liquidation de la succession dont les actes nous ont permis d'établir cette généalogie, seule quatre de leurs enfants vivaient encore: Karl Marx et trois filles, Sophie, veuve de l'avocat Schmalhausen à Maastricht, Émilie, mariée à l'ingénieur Conradi à Trèves, et Louise, épouse du commerçant Juta au Cap.

    Grâce à ses parents, dont l'union fut extrêmement heureuse, et à sa sœur Sophie, l'aînée de leurs enfants, Karl Marx connut une jeunesse insouciante et gaie. Ses "magnifiques dons naturels" firent naître chez son père l'espoir qu'ils puissent un jour être mis au service de l'humanité, tandis que sa mère disait de son fils qu'il était né coiffé et que tout lui réussissait à merveille.  [...]
    [Le père de Marx] pétris de culture bourgeoise, sincèrement convaincus que le vieux Fritz était un esprit éclairé, un de ces "Idéologues" que Napoléon détestait, non sans raison. C'est essentiellement l'anathème lancé par ce dernier contre "les folles manifestations de l'idéologie" qui attisa la haine du père de Marx envers ce conquérant, qui avait pourtant octroyé aux juifs rhénans l'égalité civique, et apporté à la Rhénanie le Code Napoléon, joyau auquel ils tenaient comme à la prunelle de leurs yeux, mais qui était en butte aux attaques incessantes de la vieille réaction prussienne. [...]

    Abjurer le judaïsme représentait, dans la conjecture de l'époque non seulement un acte d'émancipation religieuse mais aussi -et surtout- un acte d'émancipation sociale. [...]

    Pendant plusieurs décennies, l'adoption du christianisme représenta pour les esprits indépendants de la communauté juive un progrès culturel. La conversion de Heinrich Marx et de sa famille en 1824 ne s'interprète pas autrement." (pp.21-24)

    "[Marx] a assez vite terminé ses études secondaires au lycée de Trèves ; son diplôme de bachelier est daté du 25 août 1835. [...] Le bulletin souligne [...] que Karl Marx a souvent su traduire et expliquer les passages les plus difficiles des Anciens [...] sa composition latine témoignait d'une grande richesse de pensée et d'une excellente intelligence du sujet, mais elle était souvent encombrée de disgressions.
    Au cours de l'examen terminal, il eut des difficultés en religion et en histoire." (p.25)

    "A l'automne 1835, Karl Marx s'inscrivit à l'université de Bonn, où pendant un an, à défaut d'étudier le droit, il séjourna "pour raisons d'étude". [...]

    Après cette joyeuse année passée à Bonn, on crut à une incartade d'étudiant, lorsque Karl Marx, à 18 ans, cet âge béni, se fiança avec une compagne de jeux de ses années d'enfance, amie intime de sa sœur aînée Sophie, laquelle facilita l'union de ces deux jeunes cœurs. [...]
    Le fait est que Jenny von Westphalen n'était pas seulement une jeune fille d'une rare beauté mais aussi d'un esprit et d'un caractère exceptionnels. De quatre ans plus âgée que Marx, elle n'avait guère plus de vingt ans ; dans tout l'éclat de sa jeune beauté, elle était très admirée, très courtisée, et, fille d'un haut fonctionnaire, elle pouvait prétendre à un parti brillant. Elle sacrifia toutes ses perspectives de vie brillante à un "avenir périlleux et incertain" [...]

    Sa beauté fut toujours la fierté de son mari et, alors que leurs destins étaient déjà soudés plus de vingt ans, il lui écrivit en 1863 de Trèves, où il séjournait pour l'enterrement de sa mère: "Je me suis rendu tous les jours en pèlerinage à la vieille maison des Westphalen (dans la Römerstrasse) qui m'a davantage intéressé que tous les vestiges romains, parce qu'elle me rappelle l'époque bénie de ma jeunesse, et qu'elle abritait mon trésor le plus cher. En outre, j'ai droit tous les jours, à gauche et à droite, à des questions sur celle qui était quondam [jadis] "la plus belle fille de Trèves" et la "reine du bal"." C'est diablement agréable pour un homme de voir sa femme continuer à vivre ainsi dans l'imagination de toute une ville comme la "princesse enchantée"." C'est ainsi également que Marx, au seuil de la mort, et si peu sentimental qu'il ait toujours été, a parlé en termes d'une bouleversante tristesse de la plus belle partie de sa vie, celle qu'avait incarnée cette femme.

    Les jeunes gens se fiancèrent sans demander d'abord l'accord des parents de la jeune fille, ce qui n'alla pas sans poser au père de Marx, homme de scrupules, un sérieux cas de conscience. Mais peu de temps après, ils donnèrent aussi leur assentiment. Le conseiller d'Etat privé Ludwig von Westphalen n'appartenait, malgré son nom et son titre, ni à la noblesse terrienne de l'Est ni à la vieille bureaucratie prussienne." (pp.26-27)

    "Le conseiller d'Etat privé Ludwig von Westphalen n'appartenait, malgré son nom et son titre, ni à la noblesse terrienne de l'Est ni à la vieille bureaucratie prussienne. [...] Karl Marx a, sa vie durant, parlé de cet homme avec beaucoup d'affection et de reconnaissance. [...] Westphalen pouvait réciter des chants entiers d'Homère du début à la fin ; il connaissait par cœur, en anglais comme en allemand, la plupart des drames de Shakespeare. Karl Marx trouva dans la "vieille maison des Westphalen" une atmosphère stimulante." (p.27-29)

    [Chapitre II: Le disciple de Hegel]

    "1er juillet 1836 [...] Heinrich Marx déclare non seulement qu'il permet à son fils, mais qu'il lui impose de s'inscrire pour le semestre suivant à l'université de Berlin, afin d'y poursuivre des études de droit et d'économie politique commencées à Bonn. [...]
    "Les autres universités sont de vraies foires en comparaison de ce bagne", dit un jour Ludwig Feuerbach en parlant de Berlin. [...]

    Karl Marx aimait le soleil de son pays natal et la capitale prussienne lui inspira toute sa vie une profonde aversion. Quant à la philosophie de Hegel qui, depuis la mort de son fondateur, régnait sans partage sur l'université de Berlin plus encore qu'elle ne l'avait fait déjà de son vivant, ce n'est pas elle qui pouvait l'y attirer, car elle lui était totalement étrangère." (pp.30-31)

    "En neuf semestres, il ne s'est pas inscrit à plus de douze séminaires, essentiellement des séminaires obligatoires de droit, dont il est vraisemblable du reste qu'il n'en fréquenta pas beaucoup. [...]

    Ses poésies de jeunesse sont d'un romantisme banal et rarement traversées d'une note authentique." (pp.31-32)

    "Il avait pris l'habitude de recopier des passages entiers de tous les livres qu'il lisait [...] Il traduisit La Germanie de Tacite, les Tristes d'Ovide, et il commença à apprendre l'anglais et l'italien." (p.33)

    "Étant retombé malade, il se mit à l'étudier [Hegel] du début à la fin et peu après se retrouva de surcroît dans un "club de docteurs" composé de jeunes hégéliens, où, à travers les querelles d'opinion, il s'attacha de plus en plus à "cette philosophie du monde d'aujourd'hui"." (p.34)

    "Après la mort de son père, au printemps 1838, Karl Marx vécut encore trois ans à Berlin [...]

    Hegel célébrait en l'Etat la concrétisation de l'Idée morale, le rationnel absolu, la fin en soi absolue, et le considérait donc comme le droit suprême face à l'individu dont le devoir primordial consistait dès lors à être membre de l'Etat. Cette conception de l'Etat ravissait tout particulièrement la bureaucratie prussienne, car les turpitudes de la chasse aux démagoges s'en trouvaient comme transfigurées." (p.37)

    "Démagogues: nom donné aux libéraux et radicaux allemands après 1815. Les décrets de Carlsbad, en 1819, restaurèrent la censure, la surveillance des universités. La répression s'abattit sur tout le mouvement démocratique." (note 6 p.37)

    "Mais le système que Hegel s'était fabriqué se trouvait en contradiction totale avec la méthode dialectique qu'il défendait." (p.37)

    "Organe des Jeunes Hégéliens que Arnold Ruge et Theodor Echtermeyer fondèrent en 1838: les Annales de Halle. Cette publication traitait également de littérature et de philosophie et au départ ses auteurs voulaient simplement prendre le contrepied des Annales berlinoises de critique scientifique, organe sclérosé des Vieux Hégéliens. [...]
    -
    Ruge n'était pas un esprit original et encore moins un penseur révolutionnaire, mais il avait suffisamment de culture, d'ambition, d'ardeur au travail et de pugnacité pour bien diriger un journal à caractère scientifique. [...]

    Rien ne permet de dire avec certitude si Max Stirner, qui enseignait dans un collège de jeunes filles, était déjà membre de ce cercle à l'époque où Marx faisait ses études à Berlin ; aucun document n'atteste qu'ils se soient personnellement connus. [...]

    Karl Marx avait tout juste 20 ans quand il se mit à fréquenter ce club des Jeunes Hégéliens, et comme il arriva souvent par la suite chaque fois qu'il entrait dans un groupe nouveau, il en devint l'animateur et le pivot." (pp.39-40)

    "Ce qui fascinait Bauer, Köppen et Marx dans la philosophie grecque de la conscience de soi. Même sous cet angle, ils étaient finalement dans le droit fil de la philosophie bourgeoise des Lumières. Les écoles philosophiques de la conscience de soi, dans la Grèce antique, sont loin d'avoir produit des représentants aussi géniaux qu'auparavant la philosophie de la nature avec Démocrite et Héraclite, ou plus tard la philosophie idéaliste avec Platon et Aristote ; mais elles jouèrent néanmoins un rôle historique important. Elles ouvrirent de nouvelles perspectives à l'esprit humain, firent sauter la barrière nationale, l'hellénisme, et la barrière sociale, l'esclavage, barrière dont Platon et Aristote étaient encore totalement prisonniers ; elles fécondèrent de façon décisive le christianisme primitif, religion des malheureux et des opprimés, qui ne récupéra Platon et Aristote qu'une fois devenue l'Église régnante, l'Église des exploiteurs et des oppresseurs. Bien qu'il ait malmené les philosophes de la conscience de soi, Hegel avait néanmoins lui aussi souligné l'importance qu'avait revêtue la liberté intérieure du sujet au milieu de la désolation totale de l'Empire romain, où tout ce qui faisait la noblesse et la beauté de l'esprit avait été brutalement étouffé. C'est pourquoi, du reste, la philosophie bourgeoise des Lumières au XVIIIe siècle avait déjà repris à son compte les philosophes grecs de la conscience de soi, le doute des sceptiques, l'impiété des épicuriens et l'esprit républicain des stoïciens." (pp.46-47)

    "Un des traits caractéristiques de Marx, qu'on retrouve chez lui jusqu'à la fin de ses jours, c'était cette soif dévorante de savoir qui le poussait à se saisir rapidement des problèmes les plus ardus, et en même temps cette impitoyable autocritique qui l'empêchait de les considérer aussi vite comme résolus." (pp.47-48)

    "Marx, avec ses idées de jeune hégélien, renonça carrément à passer ses examens en Prusse [...] Il décida d'obtenir le titre de docteur auprès d'une petite université, de publier en même sa thèse, assortie d'une préface provocatrice, comme preuve de ses aptitudes et de son savoir, puis de s'installer à Bonn pour y publier, en collaboration avec Bauer, la revue projetée. Par ce biais, l'université de Bonn elle-même ne lui serait pas complètement fermée ; car en vertu du moins des statuts de celle-ci, muni du titre de docteur d'une université "étrangère", il lui suffisait de remplir encore quelques formalités pour être autorisé à y ouvrir un cours libre.
    C'est ce plan que Marx à exécution ; le 15 avril 1841, l'université de Iéna lui conféra -en son absence- le titre de docteur en philosophie sur la base d'un mémoire traitant de la différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d'Épicure. Marx anticipait ainsi sur l'ouvrage plus ambitieux qu'il se proposait d'écrire et qui resituerait les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans l'ensemble de la philosophie spéculative grecque." (pp.49-50)

    "Parmi les premiers philosophes grecs de la nature, c'est Démocrite qui a poussé le plus loin la pensée matérialiste. De rien ne sort rien ; rien de ce qui existe ne se perd. Tout changement n'est rien que combinaison ou séparation d'éléments. Rien n'est le fruit du hasard, tout a sa raison et sa nécessité. Rien n'existe qu'atomes et espace vide, tout le reste n'est que spéculation. Les atomes sont en nombre infini et d'une infinie diversité de formes. Dans leur chute éternelle à travers l'espace infini, les atomes plus gros, qui tombent plus vite, entrent en collision avec les plus petits ; les secousses et les tourbillons qui en résultent sont à l'origine de la création du monde. Des mondes innombrables se forment et disparaissent, conjointement et successivement.
    Épicure reprit de Démocrite cette vision de la nature en la modifiant sur certains points. La plus fameuse de ces modifications est ce qu'il a appelé le "clinamen" des atomes ; Épicure affirmait en effet que les atomes, en tombant dans le vide, subissaient une certaine "déclinaison", c'est-à-dire ne tombaient pas verticalement mais s'écartaient un peu de la ligne droite ; de Cicéron et Plutarque à Leibniz et Kant, on a copieusement tourné Épicure en dérision pour avoir soutenu une théorie contraire aux lois de la physique, et on n'a vu en lui qu'un épigone de Démocrite qui n'aurait fait que dénaturer son modèle. [...]
    Marx, naturellement, ne niait nullement l'irrationalité de la physique [...] [mais] il se mit [...] en devoir de rechercher la raison philosophique de la déraison scientifique. [...]
    La philosophie de la conscience de soi telle que l'avait connue l'Antiquité s'était scindée en trois, les épicuriens représentant, selon Hegel, la conscience de soi individuelle et abstraite, et les stoïciens la conscience de soi générale et abstraite, deux écoles dogmatiques et partiales dont le scepticisme, pour cette raison précisément, avait aussitôt pris le contrepied. [...]
    Chez Démocrite [expliquait Marx] il n'était question que de l'existence matérielle de l'atome ; Épicure, quant à lui, avait développé parallèlement le concept même d'atome, considérant sa matière aussi bien que sa forme, son existence aussi bien que son essence ; il avait vu dans l'atome non seulement le fondement matériel du monde sensible, mais également le symbole de l'individu isolé, le principe formel de la conscience de soi individuelle et abstraite. Si Démocrite induisit de la chute verticale des atomes la nécessité de tout événement, Épicure, lui, les fit s'écarter un peu de la ligne droite, car qu'adviendrait-il sinon -ainsi que le dit Lucrèce [...]- du libre-arbitre, c'est-à-dire de la volonté de l'être vivant soustraite au cours inexorable du destin ? Cette contradiction entre l'atome comme phénomène et l'atome comme essence traverse toute la philosophie d'Épicure et l'amène à cette explication totalement arbitraire des phénomènes physiques. [...]
    "Prométhée est le plus grand saint et le plus glorieux martyr du calendrier philosophique" ; c'est par cette phrase que Marx concluait sa préface provocatrice qui effraya jusqu'à son ami Bauer." (pp.50-54)

    " [Pour échapper à la censure prussienne] Ruge [alla] se transporter à Dresde, où il fit paraître sa revue sous le titre d'Annales allemandes, à partir du 1er juillet 1844. Dès lors il adopta de lui-même ce style plus mordant qui lui avait fait défaut jusque-là, aux yeux de Bauer et de Marx, lesquels résolurent alors de ses devenir ses collaborateurs au lieu de fonder leur propre revue.
    Marx ne publia finalement pas sa thèse de doctorat. [...]
    L'une de ces préoccupations majeures [à Bruno Bauer] était de démontrer que non seulement le vieil Epicure mais aussi le vieil Hegel avaient été de parfaits athées." (p.55)

    "Marx écrivit pour la Gazette rhénane [de Cologne] [...] mis à la tête du journal, dès octobre 1842." (p.59)

    "En faveur de la liberté de la presse il rompit des lances avec un brin et un mordant jamais égalés. Ruge le reconnut sans arrière-pensée: "On n'a jamais écrit, on n'écrira jamais rien de plus profond à propos et en faveur de la liberté de la presse. Nous pouvons nous féliciter qu'une réflexion aussi élaborée, aussi inspirée, dominant avec une maîtrise si exceptionnelle la confusion des idées dans ce domaine, ait vu le jour dans notre presse"." (p.62)

    "A tout instant, dans son récit des filouteries commises par les propriétaires des forêts, qui n'hésitaient pas à piétiner la logique et la raison, la loi et le droit, et jusque et y compris les intérêts de l'Etat pour satisfaire leurs intérêts particuliers au détriment des pauvres et des miséreux, on sent le cri de révolte qui le secoue tout entier. [...]

    Marx restait tributaire de la philosophie hégélienne du droit et de l'Etat. Non pas certes en voyant dans l'Etat prussien l'Etat idéal, comme le faisaient les zélateurs de Hegel, mais en jaugeant l'Etat prussien à l'aune de l'Etat idéal, tel qu'il ressortait des prémisses de la philosophie hégélienne." (p.65)

    "Le journal publia à partir de la mi-janvier [1842] une série de cinq articles apportant une masse de preuves irréfutables montrant que le gouvernement avait étouffé sauvagement les cris de détresse des paysans mosellans. Le plus haut fonctionnaire de la province rhénane se voyait ainsi infliger un démenti cinglant. Mais ce fut pour lui une douce consolation d'apprendre que, dès le 21 janvier 1843, l'interdiction du journal avait été décidée au Conseil des ministres, en présence du roi." (pp.72-73)

    "Engels datera de L'Essence du christianisme, le plus célèbre ouvrage de Feuerbach, paru dès 1841, l'influence profonde exercée par ce dernier sur l'évolution intellectuelle du jeune Marx. [...] Feuerbach montrait que c'est l'homme qui fait la religion et non l'inverse, que les êtres supérieurs nés de notre imagination ne sont que le reflet imaginaire de nous-mêmes. [...] Parurent les "Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie", qui donneraient le coup de grâce à la philosophie hégélienne, ultime refuge, ultime rempart rationnel de la théologie. [...]
    Dans sa lettre à Ruge du 13 mars [1842], [Marx] écrivit: "Les aphorismes de Feuerbach n'ont qu'un tort à mes yeux: ils renvoient trop à la nature et trop peu à la politique. C'est pourtant la seule alliance qui peut permettre aujourd'hui à la philosophie de devenir vérité"." (pp.76-77)

    "Marx décida de quitter l'Allemagne." (p.77)

    "Il épousa sa Jenny le 19 juin 1843. [...] En novembre, le jeune ménage se transporta à Paris. Le dernier témoignage écrit que l'on possède de Marx avant qu'il ne quitte l'Allemagne est une lettre qu'il envoya de Kreuznach, le 23 octobre 1843, à Feuerbach, pour lui demander un article destiné à paraître dans le premier numéro des nouvelles annales, de préférence une critique de Schelling: "Je crois pouvoir conclure de votre avant-propos à la seconde édition de L'Essence du christianisme que vous... auriez in petto maintes choses à dire sur cet hurluberlu. [...] Avec quelle habileté Monsieur Schelling a su appâter les Français, à commencer par le faible, l'éclectique Cousin et plus tard, même le génial Leroux. [...]

    Feuerbach [déclina] [...] Ses propres écrits [...] avaient suscité l'ire des autorités, au point que celles-ci avaient abattu la matraque policière sur ce qui subsistait encore en Allemagne de liberté philosophique." (pp.80-81)

    "Un numéro double [des Annales franco-allemandes] parut fin février 1844 ; ce fut le premier et le dernier. [...] [Lamartine, Lamennais, Louis Blanc] se récusèrent, au nom de telle ou telle lubie religieuse [...]
    En dehors des éditeurs eux-mêmes, on trouvait Heine, Herwegh, Johann Jacoby, personnalités de tout premier ordre, suivis de Moses Hess et de F. C. Bernays [...] sans parler du plus jeune d'entre eux, Friedrich Engels, qui, après avoir tâté de la littérature, rompait pour la première fois ouvertement en visière avec l'ennemi. [...]
    Ce premier et unique numéro [...] s'ouvrit par une "correspondance" entre Marx, Ruge, Feuerbach et Bakounine, un jeune Russe." (pp.82-83)

    "Le 18 avril 1844, [le gouvernement prussien décréta] que les Annales constituaient la preuve matérielle d'une tentative de haute trahison et de crime de lèse-majesté ; [les gouverneurs provinciaux] devaient, en créant le moins de remous possible, donner instruction aux autorités de police d'arrêter Ruge, Marx, Heine et Bernays et de leur confisquer leurs papiers dès qu'ils fouleraient le sol prussien." (pp.86-87)

    "Pour Marx, la rupture avec Ruge n'eut pas la même importance politique que plus tard ses controverses avec Bruno Bauer ou Proudhon. [...] Pour [Ruge], le socialisme n'avait jamais été qu'un jeu de l'esprit, une sorte d'utopie humanitaire, aussi le communisme des artisans parisiens lui inspira une peur panique, cette peur du bourgeois qui craint moins pour sa peau que pour sa bourse. Alors que, dans les Annales franco-allemandes, il avait déclaré la philosophie de Hegel morte et enterrée, dans le courant de cette même année 1844, on le vit saluer un des avatars les plus aberrants de cette philosophie, l'ouvrage de Stirner, qui nous libérait, disait-il, du communisme, comble de la sottise, nouvel Evangile des benêts dont l'accomplissements rabaisserait les hommes à une vie moutonnière." (pp.88-89)

    " [Dans La Question juive] Marx dégageait les rapports entre société et Etat. L'Etat n'était pas, comme Hegel le pensait, la réalité de l'idée morale, le rationnel absolu et il n'était pas à lui-même sa propre fin ; il devait se contenter de remplir une mission infiniment plus modeste, être le gardien que la société bourgeoise s'était choisi pour veiller sur son anarchie: la lutte universelle de l'homme contre l'homme, de l'individu contre l'individu, la guerre de tous les individus entre eux, désormais coupés les uns des autres par leur seule individualité, le déchaînement des forces vives libérées des entraves féodales, un esclavage de fait, même s'il se dissimulait derrière une façade de liberté et d'autonomie de l'individu, lequel prenait pour sa propre liberté le déchaînement de ses forces vives aliénées, tels que propriété, industrie et religion, alors que cela signifiait tout au contraire son asservissement intégral et sa déshumanisation totale.

    [...] Pour expliquer l'évolution du judaïsme, il ne s'appuyait pas sur la théorie religieuse, mais sur la pratique industrielle et commerciale dont la religion juive n'est que le reflet imaginaire." (p.98)

    "Plus Marx approfondissait sa connaissance de l'histoire de la Révolution de 1789, plus il lui était aisé de renoncer à écrire une critique de la philosophie de Hegel [...]
    Printemps et l'été 1844. [...]
    L'étude de la Révolution française lui fit découvrir les ouvrages historiques traitant du "tiers état", un domaine ouvert sous la Restauration des Bourbons par des historiens de grand talent qui s'étaient attachés à retracer l'histoire de leur classe sociale à partir du XIe siècle et à présenter l'histoire française depuis le Moyen Age comme une suite ininterrompue de luttes de classes. C'est à ces historiens -Marx cite notamment Guizot et Thierry- qu'il doit sa connaissance de l'histoire des classes sociales et de leurs luttes ; il en découvrira ensuite l'anatomie économique grâce aux économistes bourgeois, parmi lesquels il mentionne surtout Ricardo. Lui-même a toujours nié être à l'origine de la théorie de la lutte des classes [...]
    La philosophie matérialiste fut l'arme la plus prestigieuse et la plus puissante qu'utilisa au XVIIIe siècle le "tiers état" dans sa lutte contre les classes dominantes. Cette philosophie, Marx l'étudia également avec le plus grand soin durant son exil à Paris, mais accorda moins d'attention à l'école cartésienne, qui avait trouvé des prolongements dans les sciences exactes, qu'à celle inaugurée par Locke et qui avait débouché sur les sciences sociales. Helvétius et d'Holbach qui appliquèrent le matérialisme à la vie sociale et firent de l'égalité naturelle entre les intelligences humaines, de l'unité entre le progrès de la raison et celui de l'industrie, de la bonté naturelle de l'humanité et de la toute puissance de l'éducation les éléments clés de leur système, furent également des phares qui éclairèrent les travaux du jeune Marx à Paris. Il baptisa leur doctrine, "humanisme réel", terme qu'il avait déjà appliqué à celle de Feuerbach, à cette différence près que le matérialisme de Helvétius et d'Holbach devint chez lui "la base sociale du communisme".
    [...]
    Le socialisme était partout dans l'air à Paris [...] on trouvait, issus déjà des rangs du prolétariat, des penseurs de génie, tels Leroux. [...] derniers représentants du saint-simonisme, la secte dynamique des fouriéristes conduit par Considérant et dont l'organe de presse était La Démocratie pacifique, les socialistes chrétiens comme le prêtre Lamennais ou l'ancien carbonaro Buchez, des socialistes petits-bourgeois comme Sismondi, Buret, Pequeur et Vidal, sans oublier le monde littéraire qui reflétait les idées et les problèmes du socialisme dans des œuvres de tout premier plan, les chansons de Béranger ou les romans de George Sand.
    Mais la particularité de tous ces systèmes socialistes, c'était qu'ils comptaient sur l'intelligence et le bon vouloir des classes possédantes qui devaient être convaincues de la nécessité de réformes ou de révolutions sociales par une propagande pacifique. Nés des désillusions de la révolution de 1789, ils rejetaient la voie politique qui avait conduit à ces désillusions [...] Les insurrections ouvrières des années 30 avaient échoué et de fait, leurs leaders les plus résolus, des hommes comme Barbès ou Blanqui, ignoraient tout des théories socialistes ou des moyens pratiques pour mener à bien une révolution sociale." (pp.100-101)

    "Depuis l'écrasement de la dernière insurrection ouvrière de 1839, mouvement ouvrier et socialisme commençaient à se rapprocher de trois manières.
    D'abord à travers le Parti démocrate-socialiste. Son socialisme n'était guère consistant car ce parti se composait d'éléments petits-bourgeois et prolétariens, et les slogans qu'il arborait : organisation du travail, droit au travail, étaient des utopies petites-bourgeoises irréalisables dans la société capitaliste. Cette société organise le travail comme l'exigent ses propres conditions d'existence, c'est-à-dire sous forme de travail salarié, lequel présuppose l'existence du capital et ne peut être aboli qu'avec lui. Il n'en va pas différemment du droit au travail qui ne peut se réaliser que par la propriété collective des outils de travail, donc par l'abolition de la société bourgeoise aux racines de laquelle les leaders de ce parti, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Ferdinand Flocon refusaient solennellement de porter le fer, ne voulant être ni des communistes ni des socialistes.
    Cependant, même si les buts sociaux de ce parti étaient utopiques, le choix de la voie politique pour les réaliser n'en constituait pas moins un grand pas en avant. Il déclarait que toute réforme sociale était impossible sans réforme politique, que la conquête du pouvoir politique était le seul moyen de salut pour les masses souffrantes. Il réclamait le suffrage universel, et cette revendication rencontra un large écho dans les rangs du prolétariat qui, las des coups de mains et des complots, recherchait des armes plus efficaces pour poursuivre sa lutte.
    Des masses encore plus rallièrent la bannière du communisme ouvrier déployée par Cabet. A l'origine jacobin, il avait été converti au communisme par la lecture de divers ouvrages, en particulier l'Utopie de Thomas More. Il adhérait au communisme aussi ouvertement que le Parti démocrate-socialiste le rejetait, mais il rejoignait ce dernier sur un point: il tenait la démocratie politique pour un stade de transition nécessaire. Cela explique que Le Voyage en Icarie, dans lequel Cabet essayait de dépeindre la société future, soit devenu une œuvre incomparablement plus populaire que les géniales visions de Fourier avec lesquelles pourtant, du fait de ses limites étroites, l'ouvrage de Cabet était loin de pouvoir se mesurer.
    Enfin, au sein même du prolétariat, des voix se firent entendre, haut et clair, témoignant indubitablement de la maturité dont cette classe commençait à faire preuve. [...] Leroux et Proudhon tentaient d'intégrer la philosophie allemande dans leur pensée, non sans commettre du reste l'un et l'autre de graves contresens. Marx lui-même raconte avoir essayé d'expliquer à Proudhon, au cours de longues conversations qui duraient parfois des nuits entières, la philosophie hégélienne. Les deux hommes se sont un instant rapprochés pour diverger presque aussitôt, mais après la mort de Proudhon, Marx spontanément lui reconnaîtra le mérite d'avoir, dès sa première intervention sur la scène politique, donné au mouvement ouvrier un élan décisif, qui a vraisemblablement influé sur Marx lui-même. Dans le tout premier ouvrage de Proudhon où, abandonnant toute utopie, celui-ci soumettait à une critique fondamentale et radicale la propriété privée considérée comme la cause de tous les maux sociaux, Marx vit le premier manifeste scientifique du prolétariat moderne."(pp.102-103)

    "Sur la vie personnelle de Marx durant son exil, les renseignements ne sont guère abondants. Son épouse lui donna son premier enfant, une fille, puis se rendit dans son pays natal pour la présenter à sa famille. [...]
    Marx était très lié à Heinrich Heine [...] Marx a permis d'une certaine façon que le Conte d'hiver, le Chant des Tisserands, ainsi que les immortelles satires sur les despotes voit le jour. Il n'a fréquenté le poète que quelques mois, mais lui est resté fidèle." (p.104)

    "Dans la querelle qui opposa Marx à Ruge, Bakounine prit réellement parti pour Marx." (p.107)

    "Soulèvement des tisserands silésiens de 1844 [...] Marx mettait en évidence la différence radicale entre l'émancipation bourgeoise et l'émancipation prolétarienne en montrant que celle-là était le produit du bien-être social et celle-ci le produit de la misère sociale." (pp.109-110)

    "En septembre 1844, [Engels] rendit visite à Marx [...] Ils eurent largement l'occasion de constater une nouvelle fois l'entière concordance de vues que leurs articles pour les Annales franco-allemandes avaient déjà révélée. [...] Leur ancien ami Bruno Bauer avait pris position contre leurs idées [...] Ils décidèrent sur-le-champ de lui répondre [...] et en quelques mois de rude labeur [Marx] produisit une œuvre de plus de 300 pages. La fin de la rédaction du livre, en janvier 1845, coïncida avec la fin du séjour de Marx à Paris."(p.112)

    "[Expulsé par le gouvernement de Guizot], [Marx] alla s'installer à Bruxelles." (p.114)
    -Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie, Éditions Bartillat, 2009 (1918 pour la première édition allemande ; Éditions sociales 1983 pour la première traduction française), 622 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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