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    Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours Empty Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 25 Mar - 9:35

    https://www.babelio.com/auteur/Raphael-Doan/525498

    https://www.lepoint.fr/postillon/raphael-doan-sur-l-assimilation-nous-sommes-devenus-hypocrites-09-01-2021-2408833_3961.php

    https://fr.1lib.fr/book/5427000/734d35

    "Quand Cicéron, à peine élu consul, prononça son discours de politique générale le 1er janvier 63 avant Jésus-Christ, ses idées politiques étaient encore bien floues. Pendant la campagne électorale, suivant les conseils de son frère, il avait pris soin de ne révéler ni ses intentions ni son programme. C’était un homme nouveau, comme on disait alors, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas partie de la noblesse ; or depuis des décennies, personne n’avait accédé à la fonction suprême sans être issu de l’aristocratie. Aussi faut-il imaginer l’inquiétude du sénat quand le nouvel élu s’exclama, devant la haute assemblée de l’élite romaine :

    "Je serai un consul populiste !" [Sur la loi agraire , 2, 6 : « Popularem me futurum esse consulem »]

    Cicéron était provocateur. Orateur chevronné, il savait l’effet qu’une telle déclaration pouvait provoquer dans son auditoire. En réalité, c’était un conservateur modéré, attaché à la prééminence du sénat et non à la cause du peuple, encore moins aux méthodes populistes. Il ne laissa pas le doute planer longtemps, et rassura bientôt ses nouveaux collègues : il disait être populiste, mais sans être vraiment populiste – du moins pas comme les autres :

    "Toutefois, j’ai besoin de toute votre sagesse pour vous faire saisir la force et la portée de ce mot. Car une erreur grossière s’est répandue à son sujet à cause des tromperies mensongères de certains, qui, alors qu’ils combattent et compromettent les intérêts et même le salut du peuple, veulent être perçus comme populistes dans leurs discours"."

    "« Populistes » traduit ici le mot latin populares, et « élites » le terme optimates. Pendant des décennies, les historiens de la Rome antique, ne trouvant pas de traduction correcte à ces deux termes, se contentaient d’écrire dans leurs textes : « les optimates  » et « les populares  ». Mais l’actualité politique des dernières années est venue, spontanément, donner la solution à ce problème linguistique. Quand on regarde ces populares romains du I er  siècle avant notre ère, l’évidence crève les yeux : ce sont, tout simplement, des populistes. Et leurs opposants, logiquement, ce sont les élites (optimates vient de optimus, le meilleur).

    Qu’est-ce que le populisme ? De nombreux auteurs ont, ces dernières années, développé le concept du point de vue des sciences ou de la philosophie politiques. Au sens large, c’est une attitude politique qui se réclame du peuple ; mais, pour être plus précis, on peut dire plutôt, avec l’Académie française, qu’il s’agit du
    « comportement d’un homme ou d’un parti politique qui, contre les élites dirigeantes, se pose en défenseur du peuple et en porte-parole de ses aspirations, avançant des idées le plus souvent simplistes ». Le dictionnaire précise que le terme est souvent péjoratif ; et de fait, beaucoup de commentateurs l’utilisent à tort et à travers pour critiquer les mouvements politiques qu’ils n’approuvent pas. De la même manière, les opposants des populares à Rome utilisaient le terme en mauvaise part. Pourtant, le concept n’est pas fondamentalement négatif. On a trop souvent tendance à confondre populisme et démagogie. La démagogie est une simple technique politique reposant sur l’émotion, les instincts de court terme, la flatterie ou la tromperie, sans égard pour les conséquences et sans vision d’ensemble des enjeux publics. De ce point de vue, tout homme politique qui souhaite être élu a été, est ou sera un jour quelque peu démagogue : celui qui propose de baisser un impôt décrié, cet autre qui s’affiche auprès d’une vedette du cinéma ou encore ce dernier qui crie à la foule de ses partisans : « Je vous aime ». La démagogie n’a pas de programme politique, encore moins de pensée ou de philosophie politique."

    "Pour les populistes, défendre le peuple, c’est défendre les pauvres et les classes moyennes, tout en défendant en même temps la souveraineté du corps civique entier, pris comme un corps homogène."

    "Dans les deux cas, nous voyons le pouvoir majoritairement exercé par les membres d’une élite qui se perçoit comme le seul groupe apte à gouverner et se méfie d’un gouvernement trop direct du peuple ; dans les deux cas, on observe des individus issus de cette élite revendiquer la défense des classes populaires, parfois hypocritement, parfois sincèrement, pour le meilleur et pour le pire ; dans les deux cas, ce phénomène se cristallise dans l’apparition d’hommes forts, prêts à des mesures radicales, souvent contre le droit en vigueur, et au péril des équilibres préexistants. À Rome, les choses étaient même plus claires qu’elles ne le sont aujourd’hui, car la division entre les « élites » et le « peuple » était officialisée par les institutions. L’élite, c’était essentiellement les membres du sénat, en particulier les patriciens ; elle était bien distincte de la plèbe, qui avait ses propres assemblées et ses propres magistrats. Le nom que se donnait à lui-même l’État romain : Senatus PopulusQue Romanus (S.P.Q.R.), le sénat et le peuple romain, était une description de cet état de fait. Les premiers siècles de l’histoire de Rome consistent, en dehors des affaires extérieures, en un véritable affrontement de « classes » entre ces deux forces politiques. Et, bien que cet affrontement se soit assoupli à la fin de la République, avec une plus grande mobilité sociale, il représentait néanmoins un terrain fertile pour les mouvements populistes. Étudier le populisme antique, à l’heure où l’on voit réapparaître des idées de lutte des classes, c’est donc se pencher sur les ratés d’un système laissant à son élite le monopole du pouvoir."

    "Comme les populistes actuels, ils défendent la souveraineté du peuple (potestas populi ou majestas populi en latin), mais pas vraiment la « démocratie participative » ; rappelons que pour les Romains, la démocratie désignait un système grec de participation directe aux affaires de l’État – et, comme tout ce qui est grec, sujet à caution. Ils préféraient donc une défense indirecte des intérêts du peuple (commoda populi)."

    "La rhétorique du juste milieu, du vivre-ensemble et du rassemblement, si présente dans nos démocraties, était utilisée par les optimates comme paravent de leur domination réelle. Le terme de «  concordia  » (ancêtre de notre « vivre-ensemble » ?) apparut de plus en plus régulièrement dans les débats internes aux élites romaines, à mesure que la société se divisait. Cicéron fut, on le verra, le principal tenant de cette idéologie du consensus, ce qui explique pourquoi il tenta de récupérer le terme de populisme dans un sens politiquement correct. Tous les opposants aux populistes, toutefois, n’étaient pas animés par cet esprit d’apaisement. La plupart des leaders populares finirent assassinés par leurs adversaire [...] Le meurtre et la violence étaient les réponses les plus faciles, mais aussi les plus désespérées, que pouvait apporter la classe dominante aux succès de ces personnages ; par ailleurs, la violence utilisée par les populistes eux-mêmes (particulièrement Clodius) incitait leurs adversaires à les traiter similairement, fût-ce aux dépens des lois de la République qu’ils défendaient si chèrement.."

    "Le populisme est-il le dernier bouclier du peuple contre une élite intransigeante, ou le premier glaive des tyrans contre la liberté ? Les populistes sont-ils voués à porter en eux la perte de la République et l’avènement de l’Empire, ou sont-ils le seul recours d’un peuple tenu hors du pouvoir par l’entre-soi d’une aristocratie ?"

    "Il y a bien des apparences de démocratie réelle dans la République romaine. Il y a des assemblées, les fameux « comices », et des votes populaires. Mais leur fonctionnement alambiqué donne systématiquement et explicitement l’avantage aux plus riches et aux plus puissants. D’abord, pour ne rien simplifier, il existait deux types d’assemblée : les comices dits « centuriates » et les comices « tributes ». Dans les premiers, le peuple ne vote pas au sein d’une seule grande assemblée, où chaque voix serait égale : il vote par classe de citoyens (ces classes sont appelées « centuries »), des plus riches aux moins riches, qui sont composées d’un nombre inégal d’individus mais ont toutes le même poids dans le décompte des voix. La première centurie, celle des citoyens les plus riches, est aussi la moins nombreuse ; la dernière, celle des plus pauvres (les « prolétaires »), est la plus nombreuse. Chaque centurie est prise comme un tout et chacune a droit au même nombre de voix. Par conséquent, un citoyen a plus de poids politique s’il fait partie des plus riches que des moins riches, car comme sa centurie est composée de moins d’individus, sa voix personnelle est moins diluée. Quand une motion était proposée au peuple, on faisait voter les premières centuries d’abord, et souvent – les riches étant d’accord entre eux – la majorité des suffrages était atteinte avant même que les centuries les plus pauvres aient pu s’exprimer. La volonté populaire était donc captée par un petit nombre d’individus. Il en allait à peu près de même dans l’autre type d’assemblée, les comices tributes : là, la division se faisait non par centurie censitaire, mais par « tribus », une catégorie d’origine géographique."

    "Comment un régime en apparence aussi injuste pouvait-il être accepté par l’ensemble de la population ? C’est que les privilèges politiques accordés à l’aristocratie et aux citoyens les plus riches avaient leur contrepartie. Les centuries ne servaient pas seulement à décompter les voix dans les assemblées ; elles servaient aussi pour sélectionner les recrues au service militaire et pour lever les impôts. Et là, il n’était pas forcément enviable de faire partie des premières centuries, les plus aisées. Car de la même manière que chaque centurie disposait du même nombre de voix, on demandait à chaque centurie le même nombre d’hommes pour le service militaire et la même quantité d’impôts. Comme les centuries les plus aisées étaient composées de moins d’individus, mécaniquement, les riches étaient plus souvent mobilisés pour la guerre et devaient apporter une contribution financière beaucoup plus lourde. À Rome, comme dans les cités de la Grèce classique, le cœur des armées était constitué des citoyens les plus privilégiés, ceux qui avaient de quoi s’équiper (et, en particulier, les cavaliers). Dans ce système, chacun pouvait donc croire à une forme de justice sociale : à l’élite revenaient certes le pouvoir et le prestige, mais ils le payaient par l’impôt, y compris celui du sang. À la bataille de Cannes, l’un des plus terribles désastres de l’histoire de l’armée romaine, on sait que plus de quatre-vingts sénateurs (sur trois cents) trouvèrent la mort au combat. C’est, en proportion, comme si deux cent quarante-cinq parlementaires français tombaient aujourd’hui au champ d’honneur en une seule bataille – nul doute qu’on entendrait moins de récriminations sur les indemnités, les frais de bouche ou les retraites des députés français."

    "Un élément supplémentaire était venu mettre de l’huile dans les rouages : le développement progressif d’un ascenseur social. La société romaine était une société de castes, mais l’appartenance d’un individu à celles-ci n’était pas irrémédiablement figée. Les plébéiens avaient rapidement obtenu que l’accès à certaines magistratures leur soit ouvert, et de véritables dynasties plébéiennes s’étaient constituées. La noblesse au sens propre étant constituée de tous les descendants de consuls, et l’accès au consulat n’étant pas réservé aux patriciens (c’est-à-dire aux anciennes familles aristocratiques), certains individus issus du peuple ou de la bourgeoisie pouvaient y accéder. Ainsi des hommes politiques comme Caton l’Ancien ou Cicéron, dont aucun ascendant n’avait jamais exercé de magistrature, ont-ils pu accéder à la fonction suprême. Les cas étaient rares, mais pas inexistants ; on les appelait, comme on l’a vu, des « hommes nouveaux ». Tout romain, même plébéien et sans appui, pouvait en théorie espérer gravir tous les échelons de la société sur la base de son mérite (militaire, juridique ou oratoire), ou du moins permettre à ses enfants de le faire. C’était là un puissant facteur de cohésion sociale et d’adhésion au régime en place."

    "À partir de la fin du II e  siècle avant Jésus-Christ, les tensions commençaient donc à devenir de plus en plus vives, et ce d’autant plus que Rome était à présent à l’abri de toute menace extérieure."

    "Le peuple romain ne pouvait plus fermer les yeux sur les inégalités du système social, maintenant que l’existence même de la société n’était plus en jeu. La vie politique prit alors une intensité qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Les rivalités entre puissants se firent plus fortes, la concurrence entre camps politiques plus âpre."

    "Il y a d’abord les mesures qu’on pourrait qualifier de sociales. Rome, on l’imagine bien, n’était pas un État-providence. Chaque citoyen ne pouvait compter que sur ses propres moyens pour survivre – avec, à l’occasion, les solidarités familiales ou patronales qui pouvaient lui apporter de l’assistance. Pendant longtemps, l’autorité publique n’eut aucune part aux questions de redistribution ou de justice sociale. Mais la société romaine était, après les guerres puniques, en plein bouleversement. Comment répartir les terres agricoles qui, depuis le début de l’expansion romaine, avaient progressivement été annexées au domaine public ? Il y avait à Rome et en Italie tout un petit peuple de paysans qui manquaient de terres, en face de grands propriétaires laissant leurs champs en pâturage ou les faisant travailler par des esclaves, qui étaient à l’économie antique ce que les robots sont à la nôtre : un excellent moyen de réaliser les tâches répétitives et fatigantes à la place de travailleurs libres. Or, c’était le sénat qui se chargeait seul de la gestion du domaine public, et qui avait donc le monopole de l’attribution des terres. Les paysans libres étaient contraints à une inaction qui n’est pas sans évoquer le chômage de masse de nos démocraties modernes ; et le sentiment d’injustice était amplifié par les nouveaux territoires conquis par les légions, dans lesquels les terres et le travail ne manquaient pas. Ce dernier était même « volé », comme diraient certains aujourd’hui, par de nouveaux esclaves qui arrivaient en abondance sur le sol italien des quatre coins de l’empire. L’historien Appien écrit : « Les puissants devinrent extrêmement riches, et les esclaves se répandirent partout dans le pays, tandis que les Italiens s’affaiblissaient en nombre et en vigueur, accablés par la pénurie, les impôts et le service militaire 15 . » On comprend que le ressentiment et l’agitation aient été à leur comble dans les classes populaires. D’autant plus que ces terres appartenaient pour la plupart au domaine public, et que leur confiscation par de grands propriétaires était perçue comme une aliénation de la propriété commune du peuple romain. Il en allait de la dignité des citoyens pauvres, qui, pour beaucoup, avaient combattu pour obtenir ces terres, et n’acceptaient pas forcément l’oisiveté à laquelle ils étaient condamnés.
    Le « programme » populiste, dans ces conditions, allait être de proposer la redistribution des terres du domaine public, pour en faire bénéficier les plus pauvres et leur permettre d’accéder à la propriété ou, du moins, d’échapper au chômage grâce à un emploi comme travailleur agricole. Puis, de plus en plus, les lois agraires visèrent non seulement les pauvres, mais les anciens militaires, vétérans des campagnes des leaders populistes. Ce fut au point que les vétérans finirent, à la fin de la République, par se montrer particulièrement exigeants dans la qualité des terres qui leur étaient attribuées, et dans la rapidité de cette attribution. Une version particulière de la redistribution agraire, inventée par les Gracques et perpétuée par presque tous les leaders populistes, était de fonder de nouvelles colonies. Il ne s’agissait pas de colonies au sens moderne du terme, mais de villes nouvelles : elles s’organisaient comme des Rome en miniature, avec leurs assemblées et leurs magistrats municipaux
    ."

    "L’autre versant de la politique sociale des populistes romains était celui des subventions. Car il est évident que la redistribution des terres ne pouvait concerner l’ensemble du corps civique, et que les chanceux qui se voyaient attribuer un lopin laissaient derrière eux des masses de miséreux dans l’agglomération romaine. Pour ceux-là, les populistes inventèrent et perfectionnèrent le premier système de subventions publiques. Cela commença par des distributions de blé à prix réduit ; puis le prix fut de plus en plus réduit, et enfin, au I er  siècle avant notre ère, on finit par instaurer des distributions gratuites. Cette politique permettait aux nécessiteux de manger, mais c’était moins une forme antique de soupe populaire qu’une véritable aide sociale d’État, puisqu’elle concernait l’ensemble des citoyens et leur était d’ailleurs exclusivement réservée. On imagine les fraudes à la citoyenneté et au ticket de rationnement, mais aussi la machinerie administrative qu’il fallut inventer pour organiser ces distributions. [...] Entre la politique sociale et la mesure démagogique facile, la frontière était ténue, mais cette pratique était faite pour durer jusqu’à l’époque impériale (Juvénal inventa alors la fameuse expression « du pain et des jeux »). Nul besoin de rappeler en quoi ce débat a survécu jusqu’à nos jours – même si à la disette ont succédé les crises pétrolières et à la hausse du prix du blé, celle du prix de l’essence. Par ailleurs, l’introduction d’une assistance d’État permettait aussi aux populistes de faire concurrence aux générosités des nobles ; ces derniers avaient en effet la coutume, pendant les campagnes électorales, de multiplier les cadeaux à leurs électeurs. En créant un système public, c’est l’argent du peuple lui-même qui lui était redistribué, sans qu’il ait besoin de se placer sous le patronage de l’aristocratie."

    "L’idée de renverser la table, de fonder une nouvelle République leur aurait paru parfaitement incongrue ; même l’organisation censitaire du corps électoral n’était pas remise en cause, sauf peut-être par quelques iconoclastes comme Salluste. En revanche, ils essayèrent de donner au peuple plus de poids dans les mécanismes républicains. Un meilleur équilibre devait être trouvé entre la majestas populi, souveraineté du peuple, et l’autorité du sénat. Cela impliquait tant de rabaisser cette dernière que d’accroître les pouvoirs des représentants populaires, et en premier lieu, des tribuns de la plèbe. L’étendue de leurs fonctions, et en particulier leur droit de veto, fut l’objet d’une lutte constante entre les deux camps. Inversement, les pouvoirs du sénat – qui, officiellement, n’avait de rôle que consultatif – étaient sujets à des interprétations divergentes ; certains populistes, parfois, forcèrent sans vergogne la main de l’assemblée patricienne, indépendamment de toute considération juridique. Par ailleurs, la composition des tribunaux était également objet de débats : les uns souhaitaient que les jurys soient exclusivement composés de sénateurs, les autres qu’ils soient ouverts à d’autres membres du corps social. Les pouvoirs religieux étaient aussi bien en cause, puisque chacun savait qu’ils jouaient un rôle politique. Par exemple, la capacité de certains magistrats à annuler des assemblées populaires en cas de mauvais augures était regardée avec méfiance par les populistes, qui y voyaient une manière bien pratique de contourner ces assemblées sous couvert de religion… Enfin, les populistes furent souvent les auteurs de lois anticorruption – qui parfois se retournèrent contre eux. Le ressentiment envers les magistrats qui s’enrichissaient sans scrupule dans le cadre de leurs fonctions était un puissant moteur de mobilisation populaire, comme il l’est encore aujourd’hui."

    "On aurait pu penser que les citoyens romains, particulièrement les plus pauvres pour qui la citoyenneté était le seul bien, auraient rechigné à ce qu’on accorde cette même citoyenneté à un corps plus large d’individus ; car c’était un privilège que la citoyenneté romaine, et ce privilège perdait de sa valeur à mesure que le nombre de citoyens augmentait. Sans compter la fierté de faire partie du véritable peuple romain, et le mépris qui frappait peut-être les provinciaux italiens. Certains populistes se firent pourtant les défenseurs de l’extension du droit de vote aux Italiens. Caius Gracchus le fit sans doute trop tôt, et y perdit une partie de ses soutiens. Par la suite, cependant, l’idée sembla devenir plus populaire. La raison est sans doute à trouver dans le fonctionnement tortueux et oligarchique de la République romaine. Comme on l’a vu au chapitre précédent, en réalité, le privilège du droit de vote était déjà inégalement réparti dans le corps civique, puisque la voix des citoyens pauvres comptait pour moins que celle des riches, et parfois comptait pour rien du tout lorsqu’on ne prenait même pas la peine de faire voter les dernières centuries. Aussi accorder le droit de vote à d’autres n’était-il pas un sacrifice aussi grand qu’on aurait pu le penser au premier abord. Surtout, cette extension de la citoyenneté pouvait permettre de noyer les aristocrates au sein des assemblées populaires, car le peuple italien était beaucoup plus nombreux que le peuple romain. Pour les populistes, les Italiens étaient une réserve de voix immense à mobiliser contre l’aristocratie, et le peuple romain y trouvait donc peut-être son intérêt bien compris. D’ailleurs, les Romains voyaient sans doute déjà les Italiens comme leurs compatriotes de fait. C’était une évolution vers le suffrage universel – hormis les femmes et les esclaves, mais cela allait de soi. Ce n’était certainement pas, en revanche, une forme ancienne de « droit de vote des étrangers », qui était absolument inenvisageable : à preuve, un tribun de la plèbe, Caius Papius, proposa en 65 avant Jésus-Christ une loi qui expulsait les étrangers de Rome et durcissait les sanctions contre les usurpations de citoyenneté."

    "Il n’y a pas de doute que l’ensemble des Romains étaient patriotes, et ce dans les deux camps ; on ne pouvait reprocher aux optimates ce que les populistes d’Europe reprochent aujourd’hui aux élites dirigeantes, c’est-à-dire d’avoir abandonné leurs propres pays. Encore qu’un élément rappelle les critiques que nous entendons actuellement : les populistes romains critiquaient la tendance hellénisante des élites. Trop grecs, comme on dirait aujourd’hui trop « mondialisés » !"

    "A la fin de la République, certains parmi eux, comme Cicéron, professaient un respect réel ou feint pour l’œuvre des Gracques ; c’étaient les populistes actuels qu’ils détestaient. Ils pouvaient accepter leurs incarnations anciennes, puisqu’elles faisaient maintenant partie de la tradition ; mais l’idée de poursuivre et d’amplifier leurs réformes faisait horreur. Leur problème était qu’ils n’avaient aucune solution à proposer aux malheurs du temps : on le voit clairement dans les discours de Cicéron Sur la loi agraire , où il conteste minutieusement toutes les dispositions d’une loi populiste sans jamais s’avancer sur ce qu’il aurait fallu faire à la place. C’était le parti du status quo.
    Ce dont les élites avaient le plus peur, dans les réformes populistes, c’était la redistribution des terres. Rappelons que le sénat et l’aristocratie tout entière tiraient leur richesse et leur pouvoir de leurs propriétés terriennes. La plupart d’entre eux possédaient de grands domaines qu’ils faisaient exploiter, parfois en y attachant un véritable souci agronomique. Or, pour redistribuer les terres, il fallait forcément exproprier leurs propriétaires. Aussi dénonçaient-ils les atteintes à la propriété et à la liberté que ces méthodes représentaient."

    "Les élites ne se privaient pas, comme aujourd’hui, de qualifier les populistes de personnages corrompus, violents et haineux. À vrai dire, la corruption était permanente à Rome, et partagée des deux côtés. Le reproche fusait des deux parties de l’échiquier, et seul un Caton semble avoir sincèrement cherché à combattre ce fléau en poursuivant en justice ses propres alliés moins vertueux. Le reproche de violence (les populistes étaient qualifiés de turbulenti) était plus fondé, quoique, là encore, le parti aristocratique ne fût pas en reste. C’était même lui qui avait le premier fait couler le sang de citoyens romains en assassinant les Gracques."

    "Nous sommes en 133 avant Jésus-Christ. Cela fait un peu plus de dix ans que Carthage a été rasée, et avec elle, toute cité capable de résister à la domination romaine. En Orient, les successeurs d’Alexandre ne sont plus de taille à lutter, et leurs royaumes s’effondrent progressivement. Ce qui est maintenant bel et bien un empire colonial s’étend d’un bout à l’autre de la Méditerranée et, pour la première fois, les Romains font face aux conséquences de la superpuissance.
    C’est alors qu’un jeune aristocrate, lié à la grande famille des Scipions, décide de se porter candidat au tribunat de la plèbe, et se fait élire : c’est Tiberius Sempronius Gracchus, le premier des Gracques. Il a compris, contrairement à beaucoup d’autres, que la question sociale ne peut plus être évitée ; et dans la Rome de cette époque, on l’a vu, la question sociale, c’est la question agraire. Conscient de ce problème, Tiberius entreprend d’y trouver une solution. On peut spéculer sur ses motivations : était-ce une réelle sollicitude pour ses compatriotes désœuvrés, un sentiment de justice sociale, ou une manière efficace de nourrir son ambition personnelle ? Le respect que son personnage inspira à la plupart des écrivains et historiens de l’Antiquité, même chez les adversaires des populistes comme Cicéron, tend à faire penser qu’il était animé de convictions véritables
    ."

    "Fort de sa fonction de tribun de la plèbe, il fit la proposition de loi suivante. Les possessions agricoles seraient désormais limitées en surface, à hauteur de 125 hectares par individu au maximum, et de 250 hectares par famille, avec des incitations pour les familles nombreuses : chaque enfant supplémentaire donnerait droit à une superficie légèrement supérieure. Une commission extraordinaire serait chargée de récupérer les terres excédentaires, et, par la même occasion, de vérifier la régularité de l’occupation du domaine public par chacun des possesseurs qui se l’étaient approprié. Les terres ainsi récupérées seraient ensuite réparties entre les citoyens pauvres. On notera qu’en 2018, le gouvernement de coalition entre le Mouvement Cinq Étoiles et la Ligue, en Italie, annonçait une mesure d’inspiration similaire pour relancer la natalité : les familles faisant un troisième enfant devaient recevoir un lot de terres du domaine public…
    À dire vrai, Tiberius Gracchus n’était pas tout à fait le premier à s’opposer au sénat pour attribuer des terres aux citoyens pauvres. Un siècle auparavant, à l’époque des guerres d’Hannibal, le tribun de la plèbe Flaminius avait obtenu la faveur du peuple en proposant de distribuer des terres récemment conquises aux Gaulois en Italie du Nord. Sanguin de tempérament, il avait irrité la noblesse par ses entorses répétées aux traditions politiques et religieuses, et les historiens anciens le qualifiaient de démagogue. Mais ce type de personnage n’était jusqu’ici apparu que sporadiquement au cours de l’histoire romaine, sans que ces idées s’ancrent véritablement dans le débat public ; avec les Gracques commençait au contraire une véritable tradition populiste, durable et charpentée.
    "

    "La gestion du domaine public était la chasse gardée des sénateurs ; qu’un tribun de la plèbe propose de confier l’intégralité de son redécoupage à une commission extérieure au sénat, c’était une atteinte à la constitution. Ce ne fut pas la seule. La loi allait être votée par le conseil de la plèbe quand l’autre tribun, un certain Marcus Octavius, plus conservateur, fit usage de son droit de veto. Il se produisit alors un événement jusque-là inouï : Tiberius proposa à la plèbe de déposer Octavius, et la motion fut adoptée. C’était la première fois qu’un tribun de la plèbe, normalement inviolable et sacro-saint, voyait son pouvoir de veto ainsi écarté – sur instigation d’un autre tribun de la plèbe. Cette innovation était une quasi révolution [...] Cela signifiait que la plèbe pouvait à présent adopter à peu près n’importe quelle loi sans contre-pouvoir. Poussant la provocation, Tiberius se fit élire à la commission extraordinaire chargée de répartir les terres, avec son beau-père et son frère, puis il se porta candidat à sa propre succession comme tribun de la plèbe, ce qui n’avait, là encore, jamais eu lieu. On saisit, à l’audace et à la réussite de Tiberius, quelle devait être sa popularité auprès de la plèbe, et à quel point sa réforme devait susciter d’espoirs. On imagine aussi l’effroi et l’indignation des oligarques conservateurs. Le premier d’entre eux était le grand pontife Scipion Nasica, qui lança toutes ses forces politiques contre Tiberius. Dans l’été de la même année, le jeune tribun de la plèbe fut assassiné et jeté dans le Tibre. C’en était fini du premier grand populiste romain.
    Dans ce court épisode, qui ne dura même pas un an, on trouve déjà en germe tous les éléments constitutifs du populisme. Le mécontentement populaire et les inégalités sociales ; le ressentiment contre une élite politique et économique sourde aux revendications du peuple ; l’ascension d’un homme issu de cette élite mais dévoué à la cause populaire. Surtout, on observe un phénomène qui se répétera tout au long de l’histoire romaine, et qu’on retrouve encore aujourd’hui : le leader populiste bataille contre des obstacles juridiques ou constitutionnels. Les mesures radicales demandent souvent de rompre avec les conceptions traditionnelles du droit
    ."

    "Avec Tiberius, les tribuns de la plèbe acquéraient une nouvelle importance, plus proche de leur rôle originel de défenseurs du peuple. Dans les décennies précédentes, et tout particulièrement pendant les guerres puniques, les tribuns avaient majoritairement accordé leur soutien au sénat. À partir des Gracques, ils prirent progressivement l’apparence d’une menace dangereuse pour le régime oligarchique. En attendant, ainsi que l’écrit Plutarque, ces événements avaient instauré un état de compromis, « où les nobles faisaient des concessions par peur de la multitude, et le peuple par respect du sénat ».

    Tiberius Sempronius Gracchus n’était pas mort pour rien. Dix ans après, en l’an 123, c’est son jeune frère Caius Sempronius Gracchus qui releva le gant. C’était un caractère différent de celui de son aîné : plus emporté, plus colérique, plus fougueux, y compris dans ses discours. Il se fit élire tribun de la plèbe « contre le sénat », ainsi que le dit un historien ancien, par une assemblée toute dévouée ; Plutarque a décrit la foule immense rassemblée au Champ de Mars pour l’acclamer. On voit, à ces détails, la dimension symbolique que la figure de son frère défunt avait acquise, et la ferveur populaire qui l’entourait. Caius ne se contenta pas de reprendre le programme abandonné de Tiberius : il fit dix fois pire, ce qui lui valut sans doute la réputation de « démagogue sans bornes » que Plutarque rapporte sans la cautionner 20 . Non seulement il proposait de redistribuer les terres, mais il y ajoutait le premier embryon d’allocation sociale : tout citoyen résidant dans la ville de Rome recevrait chaque mois une ration de blé par subvention publique à prix réduit. Il souhaitait également que l’État fournisse leur équipement aux soldats citoyens, qui étaient jusqu’ici obligés de s’armer à leurs frais. Du côté constitutionnel, il voulut casser la prééminence des sénateurs en introduisant à leurs côtés dans les tribunaux un nombre égal de chevaliers. Les chevaliers étaient des citoyens romains riches (à l’origine, ceux qui avaient les moyens de posséder un cheval), mais qui n’avaient pas le privilège de faire partie de la noblesse. De ce fait, ils avaient pu se livrer aux activités commerciales et maritimes interdites aux sénateurs, dont la richesse devait obligatoirement provenir de l’agriculture, et formaient à présent une sorte de bourgeoisie d’affaires. Les intérêts des chevaliers n’étaient a priori pas en rapport avec ceux des prolétaires, mais ce fut l’habileté de Caius de les utiliser comme un contrepoids face à la noblesse. Outre la fin du monopole sénatorial dans les tribunaux, il leur donna des places d’honneur dans les théâtres (privilège jusqu’ici réservé aux sénateurs) et leur confia l’exploitation de la nouvelle province d’Asie mineure. Dans un premier temps, la stratégie radicale de Caius parut fonctionner : ravi des distributions de blé, le peuple le fit de nouveau tribun l’année suivante, manœuvre qui avait causé l’assassinat de Tiberius dix ans auparavant. En 122, toutefois, l’opposition aristocratique se réveilla. Elle parvint à prendre des décrets qui contrecarraient les réformes de Caius. Ce dernier tenta de faire appel à la force pour appliquer son programme, et le sénat le déclara ennemi de la République. En 121, Caius et 3 000 de ses partisans furent massacrés.

    Là encore, l’un des principaux reproches faits par l’aristocratie à Caius Gracchus était d’aspirer à une forme de tribunat permanent, ce qui en aurait fait, pour ainsi dire, un tribun-roi. De fait, par son propre comportement et par ses réformes, Caius poussait les innovations plus loin que son frère aîné. Ce que sa chevauchée réformatrice avait montré, c’est que la ferveur populaire donnait aux tribuns de la plèbe un pouvoir incomparable. Bien utilisée par un homme charismatique, cette fonction pouvait représenter une voie royale vers le pouvoir absolu et permanent. C’était donc, plus que leurs réformes, les méthodes utilisées par les Gracques qui inquiétaient le parti oligarchique. Le jusqu’au-boutisme des conservateurs eut, d’ailleurs, de lourdes conséquences. En refusant toute réforme par la voie traditionnelle, ils entérinaient l’idée que les réformes ne pourraient advenir que par des voies extraordinaires.
    "

    "[Caius Gracchus] eut aussi l’intuition de quitter sa résidence aristocratique du Palatin (la colline la plus huppée de Rome) pour aller s’installer près du forum, dans un quartier pauvre et proche du cœur politique de la ville.
    Bien qu’elles aient représenté une rupture fracassante dans l’histoire de Rome, les tentatives populistes des Gracques n’en avaient pas moins rapidement été réduites à néant, ce qui prouve la vigueur du parti sénatorial. Non seulement les élites avaient à leur disposition l’appui de leurs richesses et de leurs clientèles, mais encore elles pouvaient compter sur le soutien d’une partie importante du peuple. Habilement, les sénateurs avaient fait élire à côté de Caius Gracchus un autre tribun de la plèbe, Marcus Livius Drusus, dans le but de saper l’influence du premier. Face aux projets de Caius, Drusus opposa des contre-réformes encore plus radicales, qui devaient détourner l’attention du peuple. Elles ne furent jamais mises en œuvre, mais elles lui donnèrent la légitimité suffisante pour opposer son veto aux réformes de Caius
    ."

    "Toute sa carrière, Caius Marius représenta le prototype de l’homme fort issu du peuple. C’était un militaire ; Cicéron le qualifiait avec un mépris mêlé d’admiration d’homme « inculte, mais vraiment un homme ». D’après Salluste, qui reprend peut-être un argument propagé par les partisans de Marius lui-même, « dès qu’il eut l’âge d’être soldat, il se donna à l’armée plutôt qu’à la rhétorique grecque et aux élégances mondaines   », sous-entendu : contrairement à d’autres privilégiés plus amollis. Dès ses premières magistratures, il n’hésita pas à attaquer personnellement les représentants du parti sénatorial, et à sous-entendre qu’il pourrait bien être un successeur des Gracques. Il fut traîné en justice par les optimates pour corruption électorale, avant d’être innocenté. Tout le monde corrompait plus ou moins tout le monde, mais, comme aujourd’hui, les procès étaient une arme utile dans le jeu politique, dont personne ne se privait.

    Quand le dernier des Gracques fut assassiné, Marius avait 36 ans. C’était un « homme nouveau », un chevalier qui avait fait ses preuves dans la carrière des armes. Il devint ami de la grande famille aristocratique des Metelli, qui virent en lui un futur soutien précieux. Grâce à eux, il gravit les échelons des magistratures civiles : questeur, tribun, préteur, proconsul, il ne lui manqua bientôt plus que la magistrature suprême, celle du consulat. Là, son protecteur Metellus lui conseilla de mesurer ses ambitions : jamais jusqu’ici un plébéien n’avait été consul. Mais il refusa de suivre son avis, rompit avec les Metelli, présenta sa candidature [...] Il fut élu consul [...] Aussitôt élu, Marius demanda à remplacer Metellus lui-même comme général dans la guerre que Rome menait alors en Afrique contre le roi numide Jugurtha, sorte de Kadhafi des temps antiques. Le sénat refusa, mais la plèbe passa outre, et on envoya Marius. Il faut dire qu’un climat de suspicion régnait alors à Rome : des sénateurs étaient accusés d’avoir été achetés par Jugurtha, et de faire durer la guerre exprès. D’autres étaient clairement accusés d’incompétence. Le sénat était dans l’expectative face à cette nouvelle incarnation du mouvement populiste. Il ne pouvait pousser ses pions trop loin, de peur que la plèbe se révolte ; aussi laissa-t-il faire Marius, dans l’espoir que ses projets échouent et qu’il finisse par s’autodétruire. Marius, lui, attaquait vigoureusement les aristocrates dans ses discours, et affirmait clairement que son élection au consulat était une victoire des populistes sur l’élite. Il promit de partir en Afrique mettre un terme à la guerre contre Jugurtha et demanda à lever de nouvelles troupes. Le sénat crut jouer habilement en lui accordant cette nouvelle levée : il pensait que la plèbe qui avait acclamé Marius au forum ne serait pas aussi enthousiaste à l’idée de partir elle-même sur le champ de bataille. Il avait tort
    ."

    "Même dans le recrutement, Marius procéda à des innovations radicales : plutôt qu’au tirage au sort par centurie, il préféra recourir au volontariat. Par conséquent, ses armées étaient essentiellement composées de prolétaires à qui on versait une solde et qu’on fournissait en armes. C’était le début de l’armée romaine professionnelle, mais aussi une véritable mesure sociale et populaire, qui aurait – on le verra – des conséquences importantes pour le mouvement populiste. Il prit le commandement en Afrique, remplaçant son ancien patron Metellus qui ne lui adressa pas la parole ; et, en deux ans, il mit un terme à la guerre qui, il est vrai, était déjà bien engagée pour les Romains. Marius reçut à Rome un triomphe où il fit exécuter le roi Jugurtha devant la foule. Au même moment, d’autres armées romaines se faisaient écraser par des troupes germaines qui, venues du nord de l’Europe, envahissaient la Provence. Rome connut une véritable panique, en se rappelant le sac de la ville par les Gaulois trois siècles plus tôt. Pour Marius, c’était l’occasion idéale de confirmer son prestige politique. Il prit la tête des armées romaines en Gaule, et repoussa par deux fois les barbares, à Aix et à Verceil. Rarement un général romain avait atteint un tel niveau de gloire.

    Rarement aussi un homme politique avait bénéficié d’une telle ferveur, et d’une telle carrière. Pendant ses campagnes africaine et gauloise, il fut réélu consul six fois d’affilée, y compris en son absence, ce qui était à la fois inouï et illégal. Il poussa la provocation jusqu’à conserver les insignes du triomphe – notamment le manteau pourpre – pour siéger au sénat le lendemain de la cérémonie, ce qui était contraire à l’usage. Rupture avec les codes de modération et de bienséance politique et volonté d’afficher brutalement son pouvoir sur les élites traditionnelles : Marius jouait son rôle de
    popularis jusqu’au bout. Comme Caius Gracchus, d’ailleurs, il s’était fait construire une maison proche du forum."

    "Marius était toutefois plus militaire qu’homme politique, et ne chercha jamais à transformer l’essai. Il n’utilisa pas son armée pour accéder au pouvoir absolu. En 88 avant Jésus-Christ, il fut renversé par un de ses anciens légats, Lucius Cornelius Sylla. Sylla était l’exact opposé de Marius, et l’incarnation parfaite du camp aristocratique : aimant les plaisirs, grand connaisseur des lettres grecques, des arts et de la poésie, il était aussi et surtout un défenseur du régime traditionnel et du sénat. Marius avait souhaité obtenir le commandement de l’armée d’Orient envoyée contre le roi du Pont, Mithridate ; mais, jugé trop vieux (il avait alors 72 ans), ce fut Sylla qui fut choisi à sa place. Marius tenta alors un dernier coup, en s’appuyant sur le tribun de la plèbe Sulpicius. Ce dernier était un populiste forcené : il disposait d’une multitude d’hommes de main qu’il appelait, expression significative, son « anti-sénat », et il avait fait passer des lois que nous qualifierions de « moralisation de la vie politique », en interdisant par exemple aux sénateurs d’emprunter plus de deux mille drachmes. Il profita de l’absence de Sylla, parti en Asie mineure, pour nommer Marius à sa place. S’ensuivit une période de grande violence et de grande confusion. Face à l’hostilité des hommes en place, les populares commencèrent à assassiner des partisans de Sylla ; puis ce dernier revint en force et marcha sur Rome avec son armée pour « libérer » le sénat, jusque-là impuissant. Il parvint à faire bannir Marius, qui partit se réfugier en Afrique. Mais le vieux général populiste n’avait pas dit son dernier mot : il organisa un débarquement en Étrurie, retrouva ses alliés et rentra dans Rome où, à force de massacres, il contraignit le sénat à lever son propre exil et à déclarer Sylla ennemi public. Sa victoire fut de courte durée : il mourut l’année suivante d’une pleurésie. Sylla, qui pendant ce temps était parvenu à vaincre Mithridate en Orient, revint en Italie et dut affronter les armées des chefs populares qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.

    L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.

    Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime. En d’autres termes, elle avait retourné contre eux les armes des populistes. Dans l’immédiat, cette tactique lui avait permis de remporter une qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.
    L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.

    Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime
    ."

    "Deux principaux lieutenants politiques de Marius, Lucius Appuleius Saturninus et Caius Servilius Glaucia. On sait peu de choses sur ces deux personnages, sinon qu’ils semblent avoir agi ensemble pour assister la carrière de Marius et qu’ils sont les auteurs de deux lois d’inspiration populiste, qui furent abrogées par Sylla. La première concernait le prix du blé, qui avait augmenté dans les décennies précédentes et représentait un vif sujet de mécontentement : Saturninus et Glaucia fixaient un prix maximum au boisseau de blé et réorganisaient sa distribution. Une seconde loi visait à punir les crimes de lèse-majesté envers le peuple romain. [...] on mesure le dégoût des sénateurs conservateurs face à la montée des populistes au mot de Cicéron à propos de Saturninus et Glaucia, qu’il qualifiait « d’ordure du sénat. » [...] Le sénat finit par déclarer Saturninus et Glaucia ennemis de la République, et ils furent assassinés par une bande d’aristocrates armés.

    Un autre soutien de Marius connut momentanément une période de toute puissance entre 86 et 84 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire entre la mort de Marius et la dictature de Sylla : Lucius Cornelius Cinna (dont le petit-fils inspirera à Corneille l’une de ses plus fameuses tragédies). Consul en même temps que Marius, il se retrouva seul au pouvoir à la mort de ce dernier. Pendant cette brève période, il fit passer plusieurs lois d’inspiration populiste : refonte de la répartition des citoyens au sein des tribus pour donner plus de poids aux classes populaires dans les assemblées, réduction partielle de dettes, augmentation des distributions de pain à prix réduit. Il finit assassiné lors d’une révolte de ses propres soldats, apparemment sans aucune raison politique. Les réformes adoptées sous son mandat ont le mérite de montrer la grande continuité de la politique popularis , indépendamment des hommes qui la soutenaient : la mort des Gracques, puis celle de Marius n’enlevaient rien à ce qu’il faut bien appeler un programme politique, fondé sur l’accession des petits paysans à la propriété, le renforcement du pouvoir des classes populaires au sein du régime et des subventions directes aux citoyens pauvres
    ."

    "Les populistes trouvèrent une incarnation étrange en la personne de Marcus Livius Drusus, fils du tribun qui s’était opposé à Caius Gracchus. Il imita en tout point la stratégie de son père : proposer des réformes encore plus populistes que les populistes, pour gagner la faveur du peuple, mais ensuite défendre une politique favorable au sénat. Le plan réussit trop bien. À force de promettre des terres, des fondations de colonies et l’extension de la citoyenneté aux alliés latins, il finit par acquérir une popularité telle qu’il fit peur à ses camarades aristocrates et fut assassiné : histoire tragique d’un populiste malgré lui.
    Plus sincère fut le combat du tribun de la plèbe Caius Licinius Macer. D’extraction noble, comme beaucoup de leaders populares , c’était une figure cultivée, à la fois avocat et historien. On sait qu’il avait été un soutien de Marius et un adversaire de Sylla et, après le départ de ce dernier, il semble avoir consacré la plus grande part de sa carrière politique à défendre la fonction de tribun de la plèbe. Comme on l’a vu, celle-ci avait été redessinée par Sylla de manière restrictive. Les tribuns populares n’eurent donc de cesse, tout au long de la première moitié du I er  siècle, de revendiquer le retour à la pratique ancestrale du tribunat. Macer nous est surtout connu grâce à l’un de ses discours, rapporté par Salluste et prononcé en 73 avant Jésus-Christ. Comme le discours de Marius, c’est, là aussi, un paradigme de la rhétorique populiste romaine. Il a toutefois son originalité. Car là où Marius vantait avant tout sa propre origine modeste et la nécessité d’innover dans la gestion de l’État, dans une logique qu’avec un peu d’anachronisme on pourrait qualifier de progressiste, Macer propose une vision réactionnaire du populisme. L’épisode Sylla est passé par là : à présent, pour le camp popularis , il s’agit de montrer que la plèbe a été privée de droits qu’elle possédait auparavant. Aussi la rhétorique de la tradition, des ancêtres et de l’âge d’or est-elle utilisée par Macer pour défendre ses idées:


    Si vous ne voyiez pas de grande différence, Romains, entre les droits que vous ont laissés vos ancêtres, et l’esclavage que vous a laissé Sylla, j’aurais à vous faire de longs discours, et à vous apprendre pour quelles injures et combien de fois le peuple en armes s’est séparé du sénat ; et comment il s’est créé des défenseurs de tous ses droits, les tribuns de la plèbe.

    Là où Marius faisait auparavant étalage de sa force et de ses succès, Macer adopte une posture de victime : « Je n’ignore pas quelles sont les forces de la noblesse, que, seul, sans pouvoir, avec une vaine apparence de magistrature, j’entreprends d’écarter du pouvoir. » En fait, Macer semble avoir été plus intéressé par les questions institutionnelles (le sort du tribunat de la plèbe) que par les questions sociales ; il balaye en effet sans s’y attarder les problèmes de subventions et de distributions de blé. Il semble avoir été un homme d’idées et de principes plutôt qu’un meneur d’hommes, comme certains souverainistes procéduriers du début du XXI e  siècle. Il est d’ailleurs possible que sa défense du tribunat de la plèbe ait été, au fond, un combat d’arrière-garde ; car dans les décennies qui suivirent, le personnage phare du populisme ne fut plus l’antique tribun de la plèbe, mais le général acclamé par ses soldats sur le champ de bataille : l’imperator."

    "L’avis du peuple changea tout aussi rapidement. Quand le détail de l’opération fut découvert, et en particulier quand on apprit que le plan de coup d’État comprenait une véritable dimension terroriste – plusieurs quartiers de Rome devaient être incendiés ! – l’opinion publique fit un demi-tour complet et soutint Cicéron dans sa croisade contre Catilina."

    "Cicéron n’était toutefois pas de ceux qui, parmi les élites, se retranchaient derrière leurs privilèges et le mépris de classe. Au contraire, il estimait que les citoyens les plus élevés devaient aspirer à l’estime de ceux d’en bas. Ce n’était pas le défenseur égoïste des intérêts d’une caste, mais un croyant sincère dans le rôle bénéfique des meilleurs citoyens. Aussi croyait-il fermement que le peuple était, au fond, un soutien du régime des élites."

    "Cicéron et ses amis s’opposent aux mesures xénophobes au nom de l’humanisme : au sujet de la loi Papia de 65, il écrit qu’« ils font mal, ceux qui interdisent nos villes aux étrangers et les expulsent, comme Pennus au temps de nos pères, et Papius récemment. Car il n’est pas juste de laisser passer pour citoyen quelqu’un qui ne l’est pas, loi qu’ont portée les plus sages des consuls, Crassus et Scaevola ; mais interdire la ville aux étrangers, c’est franchement inhumain. »."

    "Ce fut une réussite de Cicéron que d’unir tant de personnages importants, qui auraient pu se laisser tenter par la course au populisme, autour de son programme modérément conservateur. Pourtant, le combat n’était pas gagné d’avance. Il avait d’abord suscité la méfiance des sénateurs les plus aristocrates ; par ailleurs, ses mots d’esprit et ses railleries nombreuses lui avaient fait de nombreux ennemis. Sa défaite initiale dans la guerre qu’il mena contre son rival Clodius est aussi due à la passivité des sénateurs qui auraient dû être ses alliés et qui s’étaient modérément empressés à le défendre. Par la suite, grâce à sa constance et à ses talents oratoires, il devint avec Caton l’un des optimates les plus respectés de Rome. Sa propension au compromis et au consensus le poussa cependant à ravaler certains de ses idéaux lorsque César prit le dessus sur Pompée et le sénat. Lorsque la guerre civile éclata, Cicéron avait naturellement rejoint le camp anticésarien ; mais après la défaite de Pompée, il alla avec son ami Brutus demander le pardon de César. Jusqu’à l’assassinat du dictateur, ce fut alors un déchaînement de flagornerie dans les discours de l’orateur, qui vanta la clémence de César, osa le comparer à un dieu, et imagina même sincèrement que ce dernier allait finalement rétablir le régime traditionnel. C’était se faire des illusions, et bientôt Cicéron s’en rendit compte. Il préféra se retirer de la vie politique et se consacrer à l’écriture."
    -Raphaël Doan, Quand Rome inventait le populisme, Les Éditions du Cerf, octobre 2019, 180 pages.




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 4 Juil - 18:25, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 1 Juil - 17:00

    "S’il est un populiste romain qui rappelle ses alter ego modernes, et particulièrement le plus fameux d’entre eux, Donald Trump, c’est l’ennemi juré de Cicéron : Clodius. Né riche et noble sous le nom de Publius Claudius Pulcher, c’était un excentrique qui s’était rendu célèbre par ses forfanteries. Capturé par des pirates, il avait été libéré contre une rançon, et s’était vigoureusement plaint d’avoir été racheté trop peu cher. Il était également connu pour son goût des femmes, et avait même fait scandale en commettant ce qu’on appellerait aujourd’hui une agression sexuelle : il s’était déguisé en femme pour s’infiltrer dans une cérémonie non-mixte (en l’honneur de la Bonne Déesse) et tenter de séduire la femme de César. L’heure n’étant pas encore au mouvement me too , c’est Jules César qui se crut obligé de divorcer, car, comme devait le dire le proverbe qui naquit de cette anecdote, « la femme de César ne doit même pas être soupçonnée ». Claudius sortit indemne du procès grâce à des pots-de-vin. Quand il voulut entrer en politique, beaucoup ricanèrent – à tort. Sentant où le vent soufflait, il eut l’intuition de rejoindre immédiatement et sans hésitation le camp populiste. Il poussa plus loin que tous ses prédécesseurs le rôle de représentant du peuple. Il abandonna sa noblesse et sa famille et changea son nom aristocratique pour lui donner une consonance plus plébéienne : Clodius à la place de Claudius. Bon orateur, charismatique, sans doute très doué pour paraître proche de ses concitoyens, il fut rapidement élu tribun de la plèbe. Son premier mouvement fut d’attaquer Cicéron par tous les moyens possibles, d’abord parce que Cicéron avait témoigné contre Clodius pendant l’affaire de la Bonne Déesse et qu’ils se vouaient une haine cordiale, ensuite parce que Cicéron était alors le plus illustre représentant du parti oligarchique. À force de discours, d’alliances et de manœuvre, Clodius parvint à isoler Cicéron de ses anciens alliés et à le faire condamner à l’exil, pour avoir fait exécuter sans procès les complices de Catilina quelques années plus tôt. Mortifié, l’orateur dut quitter l’Italie. Sur son ancienne maison détruite, Clodius fit construire un temple de la liberté : symbole qui en dit long sur l’opinion que devaient avoir les populares les plus fervents du « sauveur de la République » autoproclamé. Puis il poursuivit la vieille politique populiste commencée par les Gracques. Il instaura, pour la première fois, une distribution mensuelle de blé complètement gratuite, allant beaucoup plus loin que la réforme entamée par Caius Gracchus, qui consistait simplement à vendre du blé à prix réduit. C’était la première véritable allocation sociale de l’histoire romaine. Il travailla à renforcer les prérogatives des assemblées populaires : auparavant, certains magistrats, dont les consuls, avaient le droit de refuser de convoquer une assemblée du peuple si les augures étaient défavorables. Clodius mit fin à ce privilège. En parallèle, il monta également de véritables milices, composées d’hommes de main à sa botte, qui lui servaient à intimider ses adversaires. Les élites oligarchiques commençaient à connaître une peur panique devant ce personnage insoupçonné et incontrôlable. Reprenant une stratégie qui s’était révélée efficace à l’époque des Gracques, elles eurent recours à un autre tribun de la plèbe concurrent, Milon, pour contrer Clodius. Leurs partisans commencèrent à en venir régulièrement aux mains dans les rues de Rome. Le sénat décida qu’il bloquerait toutes les affaires jusqu’à ce que l’exil de Cicéron soit levé. Ce dernier avait encore une véritable popularité dans la bourgeoisie provinciale. À son retour, l’orateur entra au Capitole avec ses hommes et déchira les actes du tribunat de Clodius. C’était évidemment illégal. L’autre s’en plaignit vigoureusement. Même Caton, pourtant allié de Cicéron et du sénat, mais scrupuleusement attaché aux formes républicaines, fut outré par cet acte. La carrière de Clodius trouva cependant un terme abrupt lorsqu’il fut tué après un combat qui avait dégénéré avec les gardes du corps de son rival Milon. D’abord blessé dans la mêlée, il fut transporté dans une auberge, puis Milon décida de l’achever plutôt que de lui laisser une chance de le poursuivre en justice. Ses funérailles furent l’occasion d’une manifestation de ferveur populaire remarquée : ayant installé son bûcher devant la Curie, le lieu où se réunissait le sénat, la foule décida d’incendier ce bâtiment symbolique du pouvoir oligarchique.

    Moins grand que Pompée, moins profond que César, moins digne que les alors le plus illustre représentant du parti oligarchique. À force de discours, d’alliances et de manœuvre, Clodius parvint à isoler Cicéron de ses anciens alliés et à le faire condamner à l’exil, pour avoir fait exécuter sans procès les complices de Catilina quelques années plus tôt. Mortifié, l’orateur dut quitter l’Italie. Sur son ancienne maison détruite, Clodius fit construire un temple de la liberté : symbole qui en dit long sur l’opinion que devaient avoir les populares les plus fervents du « sauveur de la République » autoproclamé. Puis il poursuivit la vieille politique populiste commencée par les Gracques. Il instaura, pour la première fois, une distribution mensuelle de blé complètement gratuite, allant beaucoup plus loin que la réforme entamée par Caius Gracchus, qui consistait simplement à vendre du blé à prix réduit. C’était la première véritable allocation sociale de l’histoire romaine. Il travailla à renforcer les prérogatives des assemblées populaires : auparavant, certains magistrats, dont les consuls, avaient le droit de refuser de convoquer une assemblée du peuple si les augures étaient défavorables. Clodius mit fin à ce privilège. En parallèle, il monta également de véritables milices, composées d’hommes de main à sa botte, qui lui servaient à intimider ses adversaires. Les élites oligarchiques commençaient à connaître une peur panique devant ce personnage insoupçonné et incontrôlable. Reprenant une stratégie qui s’était révélée efficace à l’époque des Gracques, elles eurent recours à un autre tribun de la plèbe concurrent, Milon, pour contrer Clodius. Leurs partisans commencèrent à en venir régulièrement aux mains dans les rues de Rome. Le sénat décida qu’il bloquerait toutes les affaires jusqu’à ce que l’exil de Cicéron soit levé. Ce dernier avait encore une véritable popularité dans la bourgeoisie provinciale. À son retour, l’orateur entra au Capitole avec ses hommes et déchira les actes du tribunat de Clodius. C’était évidemment illégal. L’autre s’en plaignit vigoureusement. Même Caton, pourtant allié de Cicéron et du sénat, mais scrupuleusement attaché aux formes républicaines, fut outré par cet acte. La carrière de Clodius trouva cependant un terme abrupt lorsqu’il fut tué après un combat qui avait dégénéré avec les gardes du corps de son rival Milon. D’abord blessé dans la mêlée, il fut transporté dans une auberge, puis Milon décida de l’achever plutôt que de lui laisser une chance de le poursuivre en justice. Ses funérailles furent l’occasion d’une manifestation de ferveur populaire remarquée : ayant installé son bûcher devant la Curie, le lieu où se réunissait le sénat, la foule décida d’incendier ce bâtiment symbolique du pouvoir oligarchique
    ."

    "Pompée était un ambitieux intelligent et sans scrupules. Il réussit dans toutes ses entreprises, jusqu’à ce qu’il rencontre un ambitieux encore plus talentueux et plus chanceux que lui : Jules César. Bien qu’il ait fini sa vie en défendant la vieille République, il n’était pas viscéralement attaché au camp des optimates . Il avait, certes, commencé sa carrière sous les ordres de Sylla, puis s’était rapproché des sénateurs les plus conservateurs. Mais il avait ensuite volé de ses propres ailes, poursuivant avant tout son propre intérêt. Chef militaire, il écrasa d’abord deux séditieux, une sorte de proto-Catilina appelé Lepidus, puis un homme plus solide, Sertorius, qui projetait de renverser le parti sénatorial en partant de sa province d’Espagne. Puis Pompée revint en Italie achever de mater la révolte d’esclaves de Spartacus. En six ans, Pompée s’était ainsi acquis une gloire immense, l’affection de ses soldats, et une grande popularité à Rome. Il ne s’arrêta pas là : il se mit d’accord avec l’autre homme le plus puissant de son temps, le richissime Crassus, pour se présenter ensemble au consulat. Leurs deux candidatures étaient illégales, puisque Crassus n’avait pas encore dépassé le délai d’attente après sa précédente magistrature, et que Pompée n’avait pas exercé celles qui étaient normalement obligatoires avant d’accéder au consulat. Qu’importe : le sénat, intimidé par leur puissance conjointe, rendit la chose légale.
    Les deux ambitieux infléchirent alors leur politique dans un sens plus populiste. En fait, ils défirent intégralement la contre-révolution qu’avait imposée Sylla pendant sa dictature. Les tribuns de la plèbe retrouvèrent leurs anciennes attributions, des dizaines de sénateurs furent radiés pour corruption, et les jurys des tribunaux furent de nouveau ouverts aux chevaliers et plus seulement aux membres du sénat. Plus que sur le peuple, Pompée comptait en effet tout particulièrement sur la bourgeoisie d’affaire pour l’appuyer dans ses projets, qu’il avait grands. Après avoir guerroyé en Italie et en Espagne, il partit pour l’Orient. Il obtint le commandement suprême sur toute la mer Méditerranée et les côtes pendant trois ans afin d’anéantir les pirates qui y sévissaient depuis des décennies. Il fut armé de vingt légions et de cinq cents navires : jamais un seul homme n’avait réuni entre ses mains de tels pouvoirs. Évidemment, la campagne fut un succès éclatant : Pompée mena un blitzkrieg maritime et, trois mois plus tard, quand il eut quadrillé les mers, il n’y avait plus de pirates en Méditerranée. [...] Puis Pompée se dirigea vers le royaume du Pont, dont le roi Mithridate défiait l’autorité romaine depuis des années. Il en vint à bout en deux ans, et réorganisa les provinces d’Orient. À son retour à Rome, il était couvert d’une gloire dont jamais aucun général romain, même Scipion l’Africain pendant les guerres puniques ou Marius quelques décennies plus tôt, n’avait osé rêver. Acclamé imperator et magnus , « le grand », surnom que seul Alexandre avait reçu avant lui, il obtint un triomphe de deux jours, le plus grandiose qu’on ait jamais vu. Il fit édifier un théâtre magnifique, orné d’une statue colossale de sa propre personne, nu et tenant le monde dans sa paume : il était comme un roi de l’Orient grec.

    Comme un roi, mais pas vraiment un roi, car à Rome le préjugé antimonarchique était toujours aussi vivace. D’ailleurs Pompée sentait que le vent pouvait tourner, et, au lieu de pousser plus loin son avantage, il décida de faire preuve de modestie (si l’on peut appeler modeste quelqu’un qui venait de se faire construire une immense statue dénudée). Il licencia son armée et, gage de bonne volonté sur le plan politique, accepta un accord avec Crassus et un nouveau venu, César. C’était le premier triumvirat. Pompée avait l’armée, Crassus avait l’argent, César avait le peuple
    ."

    "En 52 avant Jésus-Christ, alors que César était en mauvaise position dans sa guerre des Gaules face aux assauts de Vercingétorix, Pompée fut élu consul unique avec l’aval du sénat, une première dans l’histoire romaine. Même Caton approuva cette mesure extraordinaire, preuve que le sénat était décidément aux abois.
    Malgré toute sa puissance, Pompée ne se montra pas un grand stratège politique. Face à un Jules César qui avait affirmé avec constance son engagement populiste, Pompée apparaissait louvoyant. [...]
    Défenseur du status quo , il poursuivait un but intenable. L’aristocratie, de plus en plus riche, était allée trop loin. Du fait des ressources tirées de l’empire et d’une corruption massive, ce que nous appelons les inégalités avaient atteint des niveaux encore jamais vus. À cette époque, écrit Salluste, qui parle des pauci (« peu nombreux ») comme nous parlons des « 1 % », « la puissance de l’oligarchie s’accrut. Magistratures, provinces, tout était entre ses mains ; intouchable, prospère, elle vivait sans crainte, et tenait ses opposants sous la menace des procès, pour qu’ils agitent la plèbe plus modérément pendant leur magistrature 51  ». C’était mettre la marmite sous pression. Hier comme aujourd’hui, la répression des adversaires politiques par la voie judiciaire n’a jamais empêché ni l’affrontement, ni la défaite. Le sénat se refusait ne serait-ce qu’à envisager certaines des réformes demandées par les populistes. Il allait en payer le prix
    ."

    "Admiré, mais pas aimé ; respecté, mais pas suivi : le destin de Caton fut celui, tragique, d’une Cassandre mâle et austère. C’était un réactionnaire qui voyait la décadence de sa caste et n’avait pu la retenir de sombrer. Il était soit dans le mauvais camp, soit dans la mauvaise époque."

    "Ambitieux, corrompu, aimant les plaisirs, Salluste était en apparence à l’opposé du moralisme catonien. Pourtant, lui aussi finit par jeter un regard sombre sur les Romains de son temps. [...] Pourtant, dans sa jeunesse, Caius Sallustius Crispus était bien loin de ces sentiments amers. Né en 86 avant Jésus-Christ – l’année de la mort de Marius – dans une famille de la bourgeoisie plébéienne, il avait d’abord fait partie des têtes brûlées de la politique romaine. Il était entré au sénat et, durant la majeure partie de sa carrière, il fut un soutien actif des populistes –  en particulier de Clodius puis de Jules César. Il fut élu tribun de la plèbe et, après l’assassinat de Clodius par Milon, ses violents discours contribuèrent à soulever le peuple contre le meurtrier ; il témoigna même à son procès en faveur du populiste défunt. Puis, exclu du sénat sous prétexte de mauvaises mœurs, il rejoignit la cause de César. Ce dernier lui permit de réintégrer le sénat et de devenir à quarante ans gouverneur de la province d’Afrique, où il fit ce que faisaient tous les gouverneurs romains : il s’enrichit sans scrupule, même s’il semble aussi avoir montré un véritable talent d’administrateur (Mazarin ou Talleyrand ont montré que les deux ne sont pas incompatibles). À son retour, ce fut encore la protection de César qui lui évita d’être condamné dans un procès pour corruption. Il ne parvient cependant jamais à la plus haute des magistratures, celle du consulat. Ses brèves incursions dans la carrière militaire furent des échecs ; c’était un homme de réflexion plutôt que d’action, ce qu’il reconnaissait lui-même. « Il est beau de servir l’État par ses actes, mais il n’est pas absurde de le servir par la parole » écrirait-il plus tard. Lors de l’assassinat de César, voyant que la situation commençait à se montrer dangereuse pour les populistes et pour les politiques en général, il préféra se retirer de la vie publique et s’en alla profiter de la fortune qu’il avait amassée pendant ses magistratures. Il avait acheté plusieurs domaines à la campagne et s’était fait construire une villa et des jardins magnifiques au Quirinal, qui restèrent célèbres sous le nom de « jardins de Salluste ».
    Là, au milieu des œuvres d’art qu’il avait collectionnées, il se consacra à l’écriture, et plus précisément au grand art littéraire des Romains : l’histoire
    ."

    "Ce n’était pas un homme tourné vers l’avenir et confiant dans le progrès de la société [...] Salluste ne s’exclut pas du lot, et n’hésite pas à avouer ses propres erreurs de jeunesse, quand il était rongé par l’ambition politique. Mais cette dénonciation lui permet ensuite de braquer le projecteur sur les véritables coupables : les nobles. Certes, Salluste n’épargne personne dans sa condamnation : pauvres et riches, plébéiens et patriciens, tous sont décadents dans son esprit, et on ne trouve pas chez lui l’éloge d’un prolétariat vertueux. Mais les élites, parce qu’elles avaient plus de moyens, ont succombé à plus grande échelle aux tentations de l’ambition et des richesses."

    "On comprend mieux, alors, la particularité de l’engagement populiste de Salluste. Comme c’est un pessimiste, il n’imagine pas qu’on puisse revenir à la vertu des ancêtres, contrairement à Caton ; aussi ne voit-il pas d’autre solution, pour combattre la montée des inégalités et de la cupidité, que de changer profondément le régime. À défaut de modération, il y aura des allocations ; à défaut de vertu, il y aura l’égalité ; à défaut d’intérêt général, il y aura l’intérêt du peuple. D’une certaine manière, Salluste était tellement réactionnaire qu’il en devenait progressiste. Il reprenait le discours des élites sur la vertu et la tradition, mais pour le renverser contre elles. C’était pour ainsi dire un Caton de l’autre rive. Lui et l’austère républicain sont d’accord sur bien des points : la génération actuelle est corrompue, affadie, impuissante et arrogante, et elle risque de provoquer la chute de la République, comme l’a révélé l’affaire Catilina. Mais à partir d’un diagnostic semblable, ils ne tirent pas la même ordonnance : là où Caton veut combattre pied à pied les avancées populistes et exhorter ses pairs à la vertu, Salluste préfère prendre acte de la fin du régime et soutenir un César. Réactionnaire, laudator temporis acti (« nostalgique du temps passé ») comme aurait dit Horace, il en tire un populisme aux accents différents de celui des Gracques, plus noir et misanthrope.

    Son goût pour la vertu ancienne est, d’ailleurs, d’autant plus paradoxal que Salluste lui-même avait cédé au luxe, à l’argent et à la corruption. Son enrichissement extraordinaire à la tête de la province d’Afrique lui permit de vivre durant toute sa retraite une vie de luxe et de plaisirs aux antipodes des mœurs austères dont il faisait l’éloge dans ses ouvrages. C’était un « réactionnaire caviar ». Mais à défaut de vivre comme ses ancêtres, il se rattrapait en imitant leur écriture. Chez Salluste, c’est le style qui rappelle les temps antiques. Il est connu pour son latin concis et presque obscur à force d’être ramassé, à l’opposé des abondantes périodes des orateurs de son temps. Surtout, il affectionne les archaïsmes et les tournures anciennes. Comme un Anatole France ou une Marguerite Yourcenar, il aime écrire comme on écrivait deux siècles plus tôt, et refuse de céder aux modes de son époque. Son idéologie se perçoit jusque dans son vocabulaire.
    "

    "Durant toute son existence, Jules César défendit le programme hérité des Gracques et s’attaqua aux représentants de l’ordre oligarchique. Mais il est impossible de savoir quelle était son opinion profonde sur le sujet. Sa soif de pouvoir était si grande qu’il avait peut-être trouvé d’instinct la voie qui devait le porter à la quasi royauté. C’est ce que semble indiquer l’un de ses amis, Curion, qui confia à Cicéron : « ce n’est pas par volonté ou par nature qu’il n’est pas cruel, mais parce qu’il pense que la clémence est populaire ; s’il abandonnait son engagement pour le peuple, il deviendrait cruel. » La fameuse clémence césarienne était, comme on le voit, un élément de son personnage populiste. Toutes ses actions étaient dirigées vers la pratique du pouvoir. Contrairement à Pompée, César n’était pas de ceux qui aiment la conquête du pouvoir pour elle-même, et apprécient les honneurs et les flatteries sans aimer gouverner.

    Jules César devint l’homme du peuple, mais il était issu d’une famille aristocratique dont il se plaisait à rappeler l’ascendance divine, la famille Julia. Cette famille s’était déjà alliée à Marius, et avait conservé des liens avec les chefs des populares . César épousa même la fille du tribun Lucius Cornelius Cinna, que nous avons croisé précédemment. Son enfance ne fut pas tout à fait dorée : il grandit dans un immeuble de rapport, dans le mauvais quartier de Suburre. Ayant commencé tôt sa carrière officielle, il fut lancé par un discours très applaudi prononcé pour l’éloge funèbre de sa tante, la veuve de Marius. Contrairement à des personnages comme Clodius, c’était un homme poli, cultivé, aimable et séduisant. Sous la dictature de Sylla, il fut ciblé comme marianiste par ce dernier, qui lui intima de divorcer d’avec sa femme – Cornelia Cinna était, de fait, un lien vivant avec les successeurs de Marius. César refusa et dut se cacher, puis partir en exil. Il rejoignit les armées romaines qui combattaient contre Mithridate en Orient. Là, comme plus tard Bonaparte à Toulon, il fit les premières preuves éclatantes de ses talents militaires. Pris en otage par des pirates sur le chemin du retour, il éleva lui-même le montant de sa rançon (comme Clodius) et, une fois libéré, partit avec quatre galères crucifier ses ravisseurs. Ses premiers coups d’éclat politiques, de retour à Rome, furent d’attaquer pour corruption d’importantes figures du camp sénatorial, Dolabella et Hybrida, puis, encore plus symbolique, il accusa le sénateur Rabirius, ancien partisan de Sylla, du meurtre du tribun populiste Saturninus, commis trente-cinq ans plus tôt. Le procès ne put aboutir, notamment parce que les jurys étaient, depuis les réformes de Sylla, entièrement composés de sénateurs. Mais on voit là l’audace et le goût de César pour les polémiques et les coups d’éclat, qui devaient renforcer sa popularité grandissante. Il fit passer une loi réhabilitant la famille du tribun Cinna et d’autres opposants à Sylla, leur permettant de rentrer à Rome. Aux côtés de Crassus et Pompée, il travailla à restaurer la puissance des tribuns de la plèbe ; élu édile (fonction proche de celle de maire), il fit embellir la ville de Rome et donner une quantité astronomique de jeux de gladiateurs, instrument idéal pour flatter les goûts du peuple ; il défendit avec ardeur l’ensemble des magistrats qui proposaient des mesures populistes, comme le tribun Caecilius Metellus. Il restaura même les trophées et les images élevés en l’honneur de Marius, qui avaient été abattus par Sylla. Dans l’affaire Catilina, voyant que le peuple n’était à priori pas hostile aux conjurés, mais appréciant aussi les erreurs de ces derniers, César ne prit pas clairement parti jusqu’à ce que la conjuration soit entièrement démasquée.

    Sa première accession au consulat lui donna l’occasion de donner la pleine mesure de son engagement populaire – alors même que les consuls étaient traditionnellement des figures conservatrices. Plutarque écrit qu’« il adopta des lois dignes, non d’un consul, mais du plus audacieux tribun  ». D’abord, dans un souci de « transparence », il rendit public tous les actes du sénat, au même titre que ceux des assemblées du peuple. Puis il fit adopter une nouvelle loi agraire, qui partageait une large portion du territoire italien, notamment la Campanie, entre vingt mille citoyens pauvres et vétérans parmi ceux qui avaient au moins trois enfants : l’objectif était à la fois social et nataliste. La répression contre les gouverneurs de province qui s’enrichissaient malhonnêtement dans l’exercice de leurs fonctions se fit plus féroce
    ."

    "Son collègue consul, un petit personnage nommé Bibulus, acquis au sénat, tenta de protester, et fut expulsé du forum par les armes – après quoi il resta enfermé chez lui jusqu’à la fin de son mandat. César avait réussi à se ménager un monopole de fait sur la fonction de consul.

    C’était l’usage que les consuls, à la sortie de leur charge, prennent le commandement d’une province en tant que proconsuls. César demanda et obtint la Gaule. Les Romains occupaient déjà depuis longtemps ce qu’ils appelaient la Provincia , c’est-à-dire la Provence. César en connaissait les richesses, mais aussi les possibilités d’expansion. Il allait pouvoir mener la guerre qui lui donnerait le statut militaire nécessaire à ses ambitions : la guerre des Gaules. Celle-ci, à posteriori, se révéla bien être une guerre de conquête voulue par César, pour annexer le territoire gaulois à la puissance romaine. Toutefois, son déclenchement fut, comme souvent dans l’Antiquité, provoqué par une histoire de migration. Les Helvètes, qui occupaient les territoires situés entre les Alpes et le Rhin, autour de la Suisse actuelle, avaient décidé de quitter ces terres trop étroites et de s’installer là où l’herbe était plus verte, en Gironde, où un autre peuple gaulois était prêt à les accueillir. Pour s’y rendre, ils prévoyaient de passer à travers la Provence romaine. César y voyait un prétexte de guerre et craignait en même temps les risques réels que pouvait susciter le passage d’une population armée entière à travers une région prospère ; le souvenir était vivace du passage des Germains affrontés par Marius. Il s’opposa donc à ce projet et fit construire une muraille face au territoire Helvète (inaugurant une longue histoire conjointe du populisme et des murs). La suite de la guerre fut une succession de renversements d’alliances entre tribus gauloises désunies, chacune appelant César à l’aide contre ses ennemis ; en une dizaine d’années, le Romain se rendit maître de l’essentiel du territoire gaulois. C’était vaincre les seuls ennemis – Gaulois et Germains – dont le prestige militaire surpassait celui de Rome, et qui avaient jusque-là été largement invaincus par ses armées.

    Vainqueur des Gaules, César pouvait revenir à Rome. Mais il ne voulait y revenir qu’à une condition : être réélu consul. Il l’avait déjà été dix ans auparavant, et, conformément à la loi qui imposait un délai avant de reprendre la charge, il pouvait de nouveau y être candidat. Cela lui permettait aussi d’éviter les poursuites judiciaires dont Caton et le camp sénatorial le menaçaient, les consuls bénéficiant d’une immunité. César prépara le terrain en se gagnant plusieurs allégeances à coups de pots-de-vin, dont celle du tribun de la plèbe Curion. Il fit élire l’un de ses plus fidèles lieutenants, Marc-Antoine, comme second tribun de la plèbe. [...] Puis commença une période de tractations légales avec le sénat et Pompée, qui voulaient que César abandonne ses légions avant de revenir à Rome. César sortait en effet de la guerre des Gaules avec neuf légions en armes. Il proposa de les renvoyer toutes si Pompée faisait de même avec les siennes, ce que ce dernier refusa. Puis, sur la demande du sénat, il accepta d’en abandonner deux, sous prétexte de les envoyer combattre les Parthes en Orient. Enfin il proposa de n’en conserver que deux en échange de sa candidature au consulat. Cicéron, toujours à la recherche d’un compromis, défendit ce moyen terme, mais Caton refusa, jugeant inacceptable que César se permette d’édicter ses propres conditions. Finalement, le consul Lentulus fit expulser du sénat les deux tribuns de la plèbe césariens.

    Un prétexte tout trouvé pour déclencher ce qui allait devenir une guerre civile : c’était plus que n’en pouvait espérer César. Le sénat et un consul s’attaquant à la personne des sacro-saints tribuns de la plèbe, voilà une cause que César ne pouvait pas ne pas défendre. D’un côté, les sénateurs déclaraient défendre la République tout en violant ses règles ancestrales ; de l’autre, César défendait la cause du peuple et de ses représentants injustement agressés. Aussitôt, il prit une de ses légions et franchit le fameux Rubicon, qui séparait administrativement la Gaule de l’Italie. La réaction du camp sénatorial, pris au dépourvu et sans encore disposer de troupes pour lui faire face, fut alors révélatrice de ses convictions profondes : Pompée, Caton, Cicéron et tous les sénateurs anticésariens quittèrent Rome et s’embarquèrent pour l’Epire (aux environs de l’Albanie actuelle). Ils abandonnaient la ville et le peuple romain et se déportaient dans une province étrangère. Ils considéraient au fond que la légitimité de leur pouvoir, leur autorité, venait de leur propre assemblée ; que la République se trouvait là où les membres du sénat se trouvaient. À l’inverse, César prenait sans violence la ville de Rome, démontrant que la souveraineté légitime se trouvait dans la cité et ses habitants.

    Il organise aussitôt de nouvelles distributions de blé, promet même une allocation en deniers sonnants et trébuchants (une innovation), et donne la citoyenneté aux habitants de l’Italie du nord, la Gaule dite cisalpine. Retour maintenant classique à la politique gracquienne, signe bien compris envoyé au peuple : les populistes sont de retour. Il envoie ensuite ses lieutenants dans diverses provinces (l’Espagne, la Sicile, la Sardaigne) pour les sécuriser et s’approprier l’approvisionnement de Rome en blé. Enfin, en deux ans, il vainc à plusieurs reprises les armées sénatoriales, en Grèce et en Afrique, réduisant à néant les forces de ses opposants. Pompée est tué contre l’avis de César par le roi d’Égypte, et Caton se donne la mort lui-même ; Cicéron et Brutus se rendent à César, qui s’offre le luxe de leur pardonner. Contrairement à la précédente guerre civile entre Marius et Sylla, César mit un point d’honneur à n’exercer aucune violence contre les civils, à pardonner à ses adversaires vaincus, et à éviter toute proscription. Il s’agissait d’une marque importante de respect, non des institutions, mais des citoyens romains, signe de son sens civique ; il démentait du même coup la propagande diabolisante qui avait pu le dépeindre comme un tyran sanguinaire. Grâce à ses campagnes, il avait par ailleurs pu conquérir définitivement l’Égypte et la Numidie ; en plus de la Gaule, ces victoires lui permettaient d’annoncer au peuple que les problèmes de ravitaillement de la capitale romaine étaient désormais terminés. Rome était maîtresse des greniers à blé du monde antique.

    Les célébrations des victoires césariennes à Rome furent un déferlement de cadeaux, cette fois véritablement démagogiques : distribution de deniers et de blé, spectacles sans fin de gladiateurs, d’animaux, d’athlètes, triomphes grandioses et banquets publics. Encore faut-il faire la part, à travers la démagogie, de ce que César se sentait obligé d’offrir au peuple. Ce dernier avait pris l’habitude d’attendre des généraux vainqueurs de magnifiques célébrations et des cadeaux exceptionnels ; il aurait certainement manifesté son mécontentement si le maître de Rome n’avait pas donné de fêtes à la hauteur de sa puissance. C’était la logique, dans l’Antiquité, de ce qu’on appelle évergétisme, et que l’historien Paul Veyne a dépeint dans un livre célèbre 67  : les puissants se sentaient moralement et politiquement obligés de faire œuvre de générosité envers le peuple, et le peuple ne se privait pas de le leur rappeler. Chez César, cela s’accordait parfaitement avec le reste de son programme politique populiste, car après les célébrations vint le temps des réformes. Il impose une baisse des loyers, alloue des lots de terre à ses vétérans, fait procéder à un nouveau recensement qui redistribue le corps civique, et permet à 80 000 citoyens pauvres de s’installer dans de nouvelles colonies. Il impose également aux employeurs, dans les pâturages, de faire travailler au moins un tiers d’hommes libres à côté des esclaves. Il sait toutefois s’arrêter à la frontière de ce qu’il estime contraire à l’intérêt de l’État : il revoit à la baisse le nombre d’allocataires des distributions de blé, comme pour éviter que les subventions ne deviennent une forme d’assistanat généralisé, et refuse d’accorder trop de remises de dettes.

    Commence alors une période étrange de l’histoire romaine. Le leader populiste est désormais incontesté ; il a été nommé dictateur pour dix ans, et bientôt à vie
    ."

    "Cette situation, parfaitement neuve, revenait à exercer une monarchie de fait, contraire à tout ce qui faisait l’esprit de la vieille République. En même temps, les formes de l’ancien régime subsistaient. Il y avait toujours un sénat, des sénateurs, des consuls, des prêteurs, et les grandes familles aristocratiques rongeaient leur frein. César devait s’en occuper. Il fit de nombreuses réformes au sénat, qui semblent inspirées par un triple objectif : forger une institution à sa main, l’adapter aux évolutions de l’empire, mais aussi lui intimer une position inférieure. D’abord, il renvoie les sénateurs accusés de corruption dans leurs provinces. Puis il les remplace par des hommes acquis à sa cause, et notamment, c’est une première, par des Gaulois cisalpins (Italie du nord) et des Espagnols. Au total, il fait passer le nombre de sénateurs de 600 à 900. C’était, certes, une manière de tenir compte du fait que l’empire romain s’étendait maintenant au-delà de l’Italie ; mais c’était aussi, sans nul doute, une façon d’humilier les vieux sénateurs patriciens, en leur montrant qu’ils ne valaient désormais pas plus que ces nouveaux venus celtes, et qu’ils pouvaient être noyés dans la masse. Pendant ce temps, les tribuns de la plèbe, magistrats les plus populaires, restaient quasiment les seuls à être toujours élus par les assemblées du peuple romain.

    La rivalité politique, et même le combat idéologique, ne s’étaient pas éteints avec la guerre civile. On a vu que Cicéron avait rédigé un éloge de Caton, après le suicide de ce dernier, qui ressemblait fort à une critique déguisée de César. Pour y répondre, « moins par un sentiment de haine personnelle que par une rivalité politique 68  », ainsi que le note Plutarque, César composa un pamphlet appelé
    Anti-Caton.

    Peut-être, cependant, était-il allé trop loin. Les Romains gardaient sans doute plus de respect pour les formes de leur vieille République que leur nouveau dictateur ; d’ailleurs, les prérogatives qui s’accumulaient sur sa personne commençaient à le rendre odieux à leurs yeux. Il siégeait sur un trône plaqué d’or et encourageait – volontairement ou non – le développement d’une forme avilissante de flatterie pour obtenir les magistratures. Dans le peuple, on était certes opposé à la politique menée par la plupart des anciens sénateurs, mais on n’était pas forcément ravi de voir des Gaulois s’installer à leur place. La pire erreur de César fut de célébrer un triomphe après son ultime victoire contre les fils de Pompée, qui s’étaient rebellés en Espagne. Alors qu’auparavant il n’avait jamais « communiqué » sur ses victoires contre d’autres Romains, il cédait désormais à la tentation. Les Romains prirent très mal le fait de se glorifier d’avoir fait couler le sang de leurs compatriotes. Percevant une opportunité, les partisans du camp oligarchique entamèrent alors une stratégie de décrédibilisation du dictateur. Au sénat, ils firent assaut de flatteries et d’honneurs extravagants rendus à César, dans l’idée de le rendre encore plus odieux à la plèbe. S’il était traité comme un tyran oriental, pensaient-ils, le peuple commencerait à le détester. Cette tactique ne fut pas dénuée de succès.

    En attendant, César envisageait de grands projets. C’était, percevait-il, un pan indispensable d’une politique populiste ; car pour montrer la différence entre l’inaction du régime oligarchique et l’efficacité d’un chef autoritaire, il fallait pouvoir montrer au peuple de grandes réalisations. Il élabora une réforme du calendrier, jadis irrégulier et compliqué, et le transforma à peu près en celui que nous connaissons aujourd’hui. Il fit commencer à creuser un canal partant du Tibre et un autre sur l’isthme de Corinthe, et prévoyait de faire assécher les marais pontins pour les transformer en terres cultivables (un projet qui fut repris par Napoléon, et achevé seulement sous Mussolini : où l’on voit une continuité millénaire des programmes populistes sur le même territoire), ainsi que d’agrandir le port d’Ostie. C’étaient des projets qui avaient tous pour but, à terme, de faciliter l’agriculture et le commerce, et donc les paysans et commerçants qui étaient les piliers de sa politique.

    Peu de temps avant son assassinat, César fit cependant une dernière erreur politique, qui révèle le renversement de son attitude face à ses anciens alliés. Alors qu’il refusait lui-même le titre de roi que certains lui proposaient d’assumer, il fut néanmoins irrité quand il apprit que les tribuns de la plèbe avaient arraché des couronnes qui recouvraient ses statues. Il acceptait de repousser lui-même la couronne, mais pas de laisser les autres la repousser pour lui. Il renvoya ces tribuns, en s’emportant même contre le peuple qu’il qualifia, d’après Plutarque, de « brutes et d’imbéciles ». C’était rompre entièrement avec ce qui avait fait son succès initial : la protection des tribuns de la plèbe et la défense de la dignité du peuple. D’ailleurs, certains populares lui avaient déjà reproché de ne pas en avoir fait assez pour rayer les dettes des citoyens pauvres. Ce mécontentement fut sans doute ce qui détermina les aristocrates à agir.
    "

    "Les conjurés, Brutus en particulier, qui semble avoir été animé de convictions sincères, pensaient par ce meurtre rétablir ce qu’ils appelaient la liberté du peuple et l’autorité du sénat. Mais quand ils sortirent dans les rues, ils trouvèrent une ville morte, les portes closes, et aucun signe de réjouissance populaire à la nouvelle de la mort de César. Le discours qu’ils firent le lendemain au forum pour célébrer le retour de la République fut accueilli par un silence pesant. À l’instigation de sénateurs cicéroniens, partisans du compromis, et peut-être de césariens comme Marc-Antoine, le sénat décida à la fois d’amnistier les auteurs du crime et de garantir la légalité des actes de César. C’était à la fois entériner la politique populiste qu’il avait menée, et permettre aux oligarques de reprendre le pouvoir. Mais tout ne se passa pas comme prévu. César avait conservé une dernière mesure populiste post mortem : dans son testament, qui fut bientôt ouvert, il léguait une large part de sa fortune au peuple romain. Lors de ses funérailles, la foule fit un immense bûcher en son honneur (exactement comme elle l’avait fait pour Clodius auparavant) et la violence éclata contre les conjurés, dont les maisons furent incendiées. César avait bien pu, dans ses derniers jours, outrepasser la confiance que lui accordait le peuple, et renier certains des principes des populares ; il n’en restait pas moins le plus grand leader que ceux-ci avaient jamais eu, et ils ne l’oublieraient pas.

    Jules César, au fond, avait fait l’expérience des limites qu’un leader populiste pouvait atteindre. Les obstacles qu’il rencontra et la fin qui fut la sienne sonnèrent comme des avertissements pour ses successeurs. Les réformes qu’il avait entreprises, et sa simple réussite personnelle, faisaient que l’ancienne République ne pouvait désormais plus être restaurée. La raison en est aussi que César était bien plus qu’un populiste : c’était un homme d’État. Les réformes qu’il mena tambour battant durant les cinq années de pouvoir absolu qu’il exerça sur Rome donnent le vertige : refonte du système monétaire, du calendrier, de l’administration des provinces, rationalisation du droit civil et pénal, nouveau recensement de la population, unification civique et administrative de l’Italie, fondation de nouvelles colonies dans l’empire, lois agraires, traitement des vétérans, réductions de dettes, réforme des lois sur la banqueroute ou la police municipale, remise à plat du budget de l’État, tout cela, comme le remarque Mommsen, en prenant le temps d’écrire et de se tenir au courant de l’actualité culturelle, et sous la menace des complots. Le squelette de l’administration impériale était dessiné pour les siècles à venir.
    "

    "La stabilité de la République tant souhaitée par les optimates allait être retrouvée – sous une forme certes différente de celle qu’ils avaient espérée. Surtout, le peuple y trouvait son compte. Octavien, bientôt nommé Auguste, avait réussi à déposer les élites dominantes, là où des générations de leaders populistes avaient échoué. Il était bien sûr allé plus loin que ce que les Gracques ou Marius avaient jamais envisagé. Mais leur héritage pouvait s’inscrire à merveille dans le nouvel État impérial, qui poursuivrait et amplifierait les politiques sociales inventées au siècle précédent. Auguste en fut le premier continuateur. Dans ses mémoires officiels, il insiste sur les donations de terres et les subventions qu’il a accordées ; la liste qu’il en donne est faite pour impressionner. [...] Les vieux clivages avaient fait leur temps. Au débat désormais séculaire entre la souveraineté du peuple et l’autorité du sénat, Auguste apportait enfin une réponse qui ne consistait pas en l’écrasement de l’une par l’autre."

    "La plèbe de Rome garda toujours les empereurs sous surveillance ; à la manière du Paris de la Révolution et du XIX e  siècle, elle utilisait son pouvoir de capitale pour paralyser le régime quand elle avait besoin de se faire entendre. Quand le prince manquait à ses devoirs, par exemple quand les distributions de blé n’étaient pas jugées suffisantes, on entendait la colère gronder, et généralement l’empereur s’empressait de satisfaire la demande populaire. Le lieu favori d’expression de cette colère était le Cirque. Lors des jeux de gladiateurs, ou à l’hippodrome, la foule massive du peuple réuni – parfois deux cent mille personnes – ne se privait pas de montrer son affection ou son mécontentement au prince, qui y assistait dans la tribune officielle."

    "La chute de la République est directement issue des combats menés par les populistes depuis les Gracques. Avec elle, c’était l’ancienne oligarchie qui perdait le pouvoir. Qui la remplaçait ? Certes pas le peuple, qui, sous l’Empire, se vit finalement retirer les formes de démocratie qui, sous la République, avaient le mérite d’exister. Mais le principat, qui s’arrogeait désormais toute la souveraineté, ne semble pas s’être imposé contre les volontés populaires. Tacite et tant d’autres après lui ont beau jeu de mépriser la masse silencieuse et passive face à l’affirmation du pouvoir impérial : ce silence n’était-il forcément que soumission craintive ? Était-il possible qu’après avoir ensanglanté les pavés du forum pendant tant d’années, le peuple romain ait subitement renoncé à se faire entendre ? La simple subsistance du régime impérial laisse penser au contraire qu’il faisait l’objet d’une approbation générale, peut-être pas enthousiaste, mais du moins suffisante. La Rome du I er  siècle n’avait pas les moyens de surveillance totalitaire de l’Allemagne de l’Est ou de la Corée du Nord ; toujours les empereurs durent être attentifs à l’opinion de la plèbe."

    "Autant que sur les débouchés du populisme, c’est sur ses causes que l’étude de Rome pousse à s’interroger. Dans l’Antiquité, il était né du mécontentement engendré par une véritable oligarchie. Celle-ci était officielle et assumée par l’élite ; elle se traduisait par des mécanismes constitutionnels. Si l’on fait le parallèle, voir surgir de nouveaux populismes dans ce que nous appelons nos démocraties modernes est inquiétant, au sens où cela signifierait que ces démocraties ont commencé à prendre un tour oligarchique. Bien sûr, les constitutions de nos États restent démocratiques, et personne ne propose de restaurer le suffrage censitaire. Mais il est de plus en plus clair, élection après élection, sondage après sondage, que les dirigeants élus ne parviennent plus à obtenir l’assentiment du peuple, et tout particulièrement des classes populaires. Leurs préoccupations semblent ne pas correspondre à celles d’une grande partie de leur population."

    "La dévotion austère de Caton à la « République » est belle, mais elle n’a en rien contribué à empêcher la naissance de l’Empire. Le « consensus des gens de bien » promu par Cicéron était un projet généreux, mais qui ne pouvait aboutir tant que les fameux gens de bien ne changeaient ni leur attitude, ni leur politique. Sans leur opposition ferme et un peu irrationnelle aux projets des populares , la plupart des grandes familles de la noblesse auraient sans doute pu garder leur rang et leur situation, quitte à devoir accepter certaines entorses à leur conception de la société. Elles auraient aussi pu éviter des décennies de guerres civiles."
    -Raphaël Doan, Quand Rome inventait le populisme, Les Éditions du Cerf, octobre 2019, 180 pages.



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    Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours Empty Re: Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 4 Juil - 18:26

    https://fr.1lib.fr/book/11241330/6a19f7?dsource=recommend

    "Chose curieuse, on associe aujourd’hui l’assimilation à une position de droite, voire de droite dure, alors qu’elle fut, il y a un siècle, vigoureusement défendue par la gauche républicaine et attaquée par l’extrême-droite raciste. On y voit parfois de la xénophobie, alors qu’elle fut le propre d’une société ouverte. Bref, écrit Philippe d’Iribarne, "le modèle français d’assimilation, qui a naguère régi avec succès l’intégration des descendants d’immigrés européens, est en crise".

    Mais au-delà des tribunes indignées et des polémiques télévisées, que sait-on vraiment de l’assimilation ? On se souvient qu’elle connut une heure de gloire sous la IIIe République, avant d’être remise en question dans les dernières décennies du XXe siècle."

    "La pratique bien réelle qu’elle désigne remonte à l’Antiquité et n’est le privilège ni d’un pays, ni d’une époque, ni même d’un continent. Elle a façonné le destin de civilisations entières et dessiné le monde que nous connaissons. Si l’Europe partage des racines latines, si le Moyen-Orient se dit aujourd’hui arabe, c’est grâce à elle. Pourtant, l’assimilation n’a jamais fait l’objet d’une étude transversale. Les mutations culturelles, les croisements, les syncrétismes, les métissages de toutes époques ont bien été explorés par les historiens, surtout dans les dernières années. D’autres sciences sociales, comme la sociologie historique ou l’anthropologie, donnent une idée précise des transformations connues par telle ou telle communauté. Mais elles posent rarement la question des objectifs et des pratiques politiques : pourquoi voulait-on assimiler, et comment s’y prenait-on ? L’ambition de ce livre est donc de donner un panorama, certainement non exhaustif mais aussi large que possible, des pratiques d’assimilation à travers l’histoire, de l’Antiquité à nos jours. La priorité y est délibérément donnée au point de vue des assimilateurs, plutôt qu’à celui des assimilés. D’abord parce qu’aux époques les plus anciennes, les sources manquent pour évaluer avec précision l’effet concret de ces politiques sur les assimilés : il serait vain d’évaluer un « taux d’assimilation » des Gaulois siècle par siècle, même si l’on sait que les Gaulois ont été romanisés. Ensuite parce que les politiques d’assimilation révèlent le caractère singulier de chaque civilisation, de chaque époque. Au fond, la romanisation de la Gaule nous parle plus des Romains que des Gaulois.

    En creux, ce sont les problèmes de notre époque, marquée par les crises migratoires et la mondialisation, que l’on cherche à éclairer. Faut-il vouloir rendre l’étranger semblable à nous, et comment ? Nos sociétés doivent-elles être homogènes ? Quels en sont les risques et les bénéfices ? Quel type de culture, quel rapport à nous-mêmes et à autrui voulons-nous ?
    "

    "« À Rome, fais comme les Romains » : là où ce devoir est imposé aux nouveaux arrivants, il y a assimilation. Assimiler, c’est rendre semblable à soi, dit Littré. C’est une absorption, au sens digestif du terme : l’étranger est avalé par la masse de la société, digéré et transformé, comme un aliment en nutriment. D’ailleurs, le mot fut un temps cantonné au vocabulaire biologique, après avoir fait partie du lexique religieux où l’assimilation était quasi synonyme de « communion ». Au début de l’époque moderne, c’étaient surtout les médecins qui parlaient d’assimiler ; et c’est par des métaphores médicales qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, on commença à employer ce mot au sujet des relations humaines, comme chez Diderot ou James Howell, qui loue la « force d’assimilation » des Hollandais. Avec le développement des empires coloniaux, la notion devint juridique et politique : un administrateur anglais définit l’organisation de la Jamaïque comme « fondée sur l’assimilation à la métropole, en introduisant une législation, en instituant des tribunaux, et d’autres institutions civiles similaires au modèle de la métropole ». À la même époque, une ordonnance du gouverneur français de Martinique évoque, pour l’interdire, « l’assimilation des gens de couleur avec les personnes blanches, dans la manière de se vêtir, le rapprochement des distances d’une espèce à l’autre, dans la forme des habillements ». Depuis le XIXe siècle, c’est ce sens politique et socioculturel qui s’est consolidé, dans les colonies comme en métropole, et c’est celui qui nous intéresse ici."

    "Avant d’en proposer une définition plus précise, distinguons nettement entre l’assimilation et deux autres phénomènes : l’intégration et l’acculturation. L’intégration suppose seulement de donner une place à autrui dans la société sans lui faire adopter intégralement le mode de vie majoritaire. Pour reprendre la définition de Gérard Noiriel, « l’intégration signifie qu’un individu devient membre d’un groupe, c’est-à-dire un élément fonctionnel dans une structure sociale donnée […]. En revanche, l’assimilation désigne le processus social qui conduit à l’homogénéisation (linguistique, culturelle, politique) plus ou moins poussée des membres du groupe ». L’intégration est en général le propre des sociétés multiculturelles, où les différentes cultures se juxtaposent les unes aux autres comme des pièces dans un puzzle, sans jamais fusionner en un tout homogène. C’est le royaume de la tolérance, au sens strict : on tolère, mais on n’approuve pas forcément, on laisse vivre sans chercher à se mélanger, on se côtoie sans vouloir se ressembler. L’intégration, comme le multiculturalisme, peut imposer le respect de certaines valeurs ou principes généraux, comme la liberté d’expression ou l’État de droit – c’est-à-dire le plus petit dénominateur commun pour la vie en société. Mais elle ne cherche pas à changer la vie quotidienne des gens.

    L’acculturation peut être définie comme un phénomène spontané de transformation culturelle, par exemple celle des peuples qui rêvent de l’
    American way of life sans jamais avoir rencontré d’Américains. Souvent, la simple proximité de deux cultures engendre des échanges et des imitations de part et d’autre ; en général, la plus puissante est la plus imitée. Il est toutefois rare que ces évolutions par simple contact, qui ressemblent à l’imbibition d’un papier buvard, aboutissent au remplacement total d’une culture par une autre. Des anthropologues américains définissaient l’acculturation dans les années 1930 comme « ce qui se produit lorsque des groupes d’individus de cultures différentes entrent en contact continu, entraînant des changements dans les schémas culturels d’origine de l’un ou des deux groupes ». Contrairement à l’assimilation, l’acculturation ne fait pas l’objet d’une recherche consciente ni volontaire : c’est une évolution naturelle.

    Ces deux distinctions permettent de poser une définition plus précise de l’assimilation. On désignera par là, dans le cadre de ce livre, les pratiques culturelles, politiques et juridiques issues d’une volonté de changer les mœurs d’une population pour transformer des étrangers en semblables. Il faut qu’il s’agisse d’une volonté : on ne peut pas parler d’assimilation si le changement de culture d’une population se produit par hasard, ou par des phénomènes endogènes, sans décision politique. Ce qu’il y a d’intéressant dans le phénomène d’assimilation est justement qu’il est source de tensions, entre majorité et minorités, entre États et personnes, entre normes et cultures. En outre, l’assimilation doit changer des mœurs, c’est-à-dire des modes de vie concrets. Contrairement à l’intégration qui peut se borner à exiger le respect de valeurs abstraites, l’assimilation s’inscrit dans la vie quotidienne et entend transformer l’individu des pieds à la tête
    ."

    "Notre époque a de la réticence à laisser la politique toucher aux mœurs. Quand elle le fait, c’est en général dans un sens plus libéral, via ce qu’on appelle des réformes sociétales. Il s’agit de donner plus de libertés pour que chacun vive sa vie comme il l’entend, et non d’orienter les façons communes de vivre dans telle ou telle direction. L’assimilation semble donc étrangère à notre conception du pouvoir et de la vie en société : au nom de quoi l’État se permettrait-il de dicter aux gens leur manière de vivre ? Même rétrospectivement, beaucoup d’observateurs ont eu tendance à minimiser la portée concrète des politiques assimilationnistes du passé, comme s’il s’était agi d’un pur idéal qui n’aurait jamais eu de reflet pratique. Hannah Arendt jugeait qu’en Allemagne l’assimilation avait été une « idéologie, quelque chose en quoi l’on devait croire », et en France, « un mythe et une évidente auto-illusion ». Dominique Schnapper affirmait que « la politique d’“assimilation” a été un idéal, une idée, un programme d’action, un objectif désiré, mais elle n’a jamais été concrète, une réalité historique, ni en France ni dans les colonies ». Elle reconnaissait pourtant ailleurs qu’elle a « transformé les étrangers en Français et Françaises sur deux générations ».

    Les histoires qui suivent établissent que l’assimilation ne fut pas seulement un idéal. S’il s’agissait d’un rêve, le rêve fut poursuivi dans la réalité. Il fit l’objet d’expériences concrètes, en France comme dans d’autres civilisations. Aujourd’hui encore, l’assimilation n’est pas si absente que cela de nos mentalités collectives, même si c’est de manière détournée : que sont la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école et celle de 2010 sur le voile intégral dans l’espace public, entre autres, sinon des lois d’assimilation qui ne disent pas leur nom ? Tel Monsieur Jourdain, nous faisons de l’assimilation sans le savoir. Parler d’assimilation, croire à son existence, c’est donc renouer avec l’état d’esprit des hommes des Lumières : les mœurs sont un aspect essentiel de la vie des nations et peuvent faire l’objet de législation."

    "Deux motivations distinctes peuvent justifier cette ambition : la volonté d’harmonisation culturelle et la volonté de civilisation. Dans certaines cultures, on ne retrouve que la première ou la seconde ; dans d’autres, les deux se mélangent.

    « Nous voulons qu’ils vivent comme nous » : c’est le premier réflexe des peuples qui, habitués à vivre entre soi, se retrouvent à devoir cohabiter avec un autre. Pourquoi la vie devrait-elle changer ? L’exigence d’assimilation n’est alors qu’une volonté conservatrice, celle de continuer à vivre comme avant. Les nouveaux arrivants n’ont qu’à faire comme tout le monde, voilà tout. Là aussi, cette conception peut choquer notre sensibilité contemporaine, où l’on présente généralement la diversité culturelle comme une richesse. Le mélange des gastronomies, des arts, des musiques ou des traditions nous paraît créateur et fertile. Mais c’est un raisonnement récent et sophistiqué. L’homogénéité culturelle est un objectif primitif : les premières sociétés se regroupent naturellement autour de manières de vivre communes. En général, elles sont issues de familles ou de tribus, comme la cité grecque archaïque ; l’homogénéité n’est alors pas seulement culturelle, mais ethnique, voire familiale. Ce n’est qu’avec l’apparition des empires et des États à vastes territoires que peut surgir l’idée du multiculturalisme. Car s’il est envisageable d’accepter philosophiquement les différences entre les hommes, chez des peuples éloignés ou dans une réflexion abstraite, il est beaucoup plus difficile de cohabiter sur la même terre avec un groupe humain aux mœurs radicalement contraires. Si l’on n’enterre pas ses morts de la même manière, si l’on prohibe ou qu’on rend obligatoire le mariage entre cousins, si l’on ne partage pas les mêmes interdits alimentaires, il est difficile de vivre ensemble au même endroit. Imposer l’uniformité des comportements paraît donc la solution la plus évidente à ce problème.

    En pratique, celui-ci se pose avec acuité dans deux situations : soit lorsqu’un pays accueille une immigration importante, soit lorsqu’il conquiert de nouveaux territoires habités. Ce sont les deux situations dans lesquelles des masses de populations différentes sont amenées à coexister
    ."

    "Dans les États libéraux modernes, il a également été avancé comme un fondement nécessaire à la démocratie. Pour le philosophe anglais John Stuart Mill, « des institutions libres sont presque impossibles dans un pays fait de différentes nationalités. Dans un peuple sans sentiment de communauté, surtout si on y lit et parle des langues différentes, l’opinion publique commune, nécessaire au fonctionnement du gouvernement représentatif, ne peut pas exister ». Pour fonder une démocratie représentative, pense Mill, il faut que les citoyens soient capables de s’identifier entre eux, ne serait-ce que pour s’opposer uniment à une tyrannie naissante. Inversement, selon lui, les sociétés multiculturelles (il ne les appelle pas encore ainsi, mais c’est de cela qu’il s’agit) risquent d’encourager la rivalité entre communautés, chacune cherchant à se servir de l’État pour renforcer sa position et nuire à celle des autres. Lorsque l’assimilation est impossible, pour des raisons que Mill attribue principalement aux équilibres démographiques, le philosophe préconise sans hésitation de diviser l’État.

    À une échelle plus réduite, l’harmonisation culturelle peut aussi être considérée comme un atout pour la santé d’une société, au sens où les niveaux de confiance et d’échanges semblent se renforcer à mesure que les individus se jugent semblables les uns aux autres. Le politologue américain Robert Putnam a avancé que
    « la diversité et la solidarité sont négativement corrélées », c’est-à-dire que plus un groupe est hétérogène, moins il connaîtra de solidarité interne. Il cite notamment, outre des statistiques sur la population américaine contemporaine, l’attitude des soldats de l’Union pendant la guerre de Sécession : les compagnies les plus hétérogènes, composées de soldats d’âges, de métiers ou de lieux de naissance différents, connaissaient un plus haut taux de désertion que les compagnies formées de soldats semblables les uns aux autres. La proximité avec autrui, la capacité à se reconnaître en lui est un puissant facteur de confiance. De manière plus générale, Putnam cite également des études faites à partir de « dilemmes du prisonnier » : dans une situation où deux cobayes doivent choisir entre coopérer ou se trahir l’un l’autre, plus ils se jugent dissemblables, moins ils sont susceptibles de choisir la voie de la coopération. Le politologue fait remarquer que la diversité n’accroît pas, ou pas seulement, le fossé entre les groupes sociaux, culturels ou ethniques (les noirs contre les blancs, par exemple) ; elle accroît également la solitude et le repli de chaque individu sur lui-même, y compris au sein de chaque communauté. Ce trait de la psychologie humaine n’était probablement pas ignoré, consciemment ou inconsciemment, des sociétés ayant choisi de promouvoir leur homogénéité culturelle."

    "« On ne peut pas les laisser vivre comme des Barbares » : voilà l’autre ressort possible de l’assimilation chez certaines sociétés. Après le besoin de se reconnaître, celui de s’élever ensemble. C’est le « devoir supérieur de civilisation » que vantait Jules Ferry à la Chambre des députés pour défendre la politique coloniale de la France ; c’est aussi, si l’on admet un peu d’anachronisme, le besoin de « modernité » évoqué par Paul Veyne pour expliquer la diffusion de la culture gréco-romaine dans la Méditerranée antique. C’est encore la volonté, dans la Chine ancienne, d’assimiler les Barbares du « cru » à la culture du « cuit », c’est-à-dire à la civilisation. Maurice Sartre affirmait que « le goût, avoué ou non, des élites sociales pour ce qui leur apparaît à chaque instant comme la culture “moderne” est l’un des ressorts qui permet de mieux comprendre les évolutions, transformations, métamorphoses des sociétés de toutes les époques ». Dans ces civilisations, ce n’est plus la crainte des divisions qui pousse à l’assimilation ; c’est au contraire un sentiment d’obligation. Elles veulent faire accéder une population à un stade supérieur de civilisation et, pour cela, n’hésitent pas à la contraindre. Cela implique une conscience aiguë de la supériorité de leur propre mode de vie, mais aussi, ce qui est différent, de sa capacité à être adopté par n’importe qui."

    "L’assimilation est incompatible avec le racisme. Si l’on tient à ce que l’étranger devienne notre semblable, c’est qu’on n’accorde aucune importance à la couleur de sa peau."

    "Si l’assimilation n’est ni essentialiste ni raciste, doit-on en conclure qu’elle est universaliste ? Pour les peuples qui voulaient apporter la civilisation à leurs voisins, l’universalisme ne fait pas de doute : ils pensaient que leur culture avait une vocation universelle et méritait d’être partagée avec le monde entier. C’est ce qu’a pensé la France après la Révolution et encore sous la IIIe République. Pour ceux qui se contentent de rechercher l’harmonisation culturelle, l’universalisme est moins évident. Ils se bornent à demander que chacun se ressemble ici et maintenant. L’impératif n’a pas de portée mondiale. Mais le postulat de départ continue de s’appuyer sur un fondement universaliste : celui que toute l’humanité possède les mêmes dispositions. Ma culture n’a pas forcément à être la seule au monde ; mais n’importe qui, Chinois, Brésilien ou Malgache, peut adopter ma culture. C’est un universalisme plus modeste, plus modéré que celui qui prétend fonder des institutions mondiales ou forger des citoyens du monde. Il n’en a pas l’élan utopique ni l’ampleur de vue. Mais à bien regarder les exemples historiques, on peut penser qu’il est, au fond, le seul universalisme à avoir jamais connu une application concrète. Les hommes ne sont jamais parvenus à se fondre en une seule communauté universelle et pacifique. Mais ils ont su, à plus petite échelle, oublier leurs différences d’origine pour se rendre semblables.

    Les chapitres qui suivent présentent successivement six civilisations différentes : la Grèce, Rome, le monde arabe, la France (d’abord coloniale, puis métropolitaine), le Japon et les États-Unis, dans leurs rapports à l’assimilation. On n’ignore pas ce que cette sélection a d’arbitraire. On aurait pu parler d’autres époques, d’autres peuples, d’autres empires. Mais ces civilisations présentent l’avantage d’illustrer chacune une facette singulière de l’assimilation, et montrent toute la diversité des pratiques que recouvre cette notion
    ."
    -Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours, Passés composés / Humensis, 2021.



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    Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours Empty Re: Raphaël Doan : « Sur l'assimilation, nous sommes devenus hypocrites » + Quand Rome inventait le populisme + Le rêve de l’assimilation. De la Grèce antique à nos jours

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