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    Mouvement des Gilets jaunes

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 19627
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Mouvement des Gilets jaunes Empty Mouvement des Gilets jaunes

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 6 Déc - 17:30

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_Gilets_jaunes

    "Le malaise territorial dont témoigne le mouvement des gilets jaunes est étudié de près par les géographes depuis l’émergence du processus de périurbanisation, dans les années 70, à l’époque où l’idéologie de l’anti-urbanisme avait conduit le président Giscard d’Estaing à promouvoir la construction pavillonnaire et l’étalement urbain : «Il faut encourager la construction de logements individuels qui contribuent à la tranquillité sociale et aider tous les Français à accéder à la propriété, car celle-ci favorise chez chacun le sens de la responsabilité», disait-il dans son discours d’Orléans, en 1977. Sans non plus nier la vitalité des populations périurbaines, qui contribuent par leur profil familial et leur investissement foncier à revitaliser les villages proches des villes, les géographes ont tôt attiré l’attention sur l’enjeu de bonne gouvernance de ces territoires, sur la consommation du foncier et la question des mobilités, avec la contrainte du déplacement quotidien en voiture vers l’emploi urbain. Cette ville «émiettée» ou «franchisée», pour reprendre les termes des chercheurs, est aussi «insoutenable», voire un espace de «repli» générant du conflit d’usage et des formes de «captivité» face aux coûts réels du logement et des transports. Ce mal-être périurbain est clairement identifié dans les études de l’Observatoire du bien-être, par opposition aux cœurs de ville ou au rural plus éloigné.

    Bien mieux que les scientifiques ou les institutions, pourtant, le mouvement des gilets jaunes a su sortir cette marge territoriale de son invisibilité par une véritable intuition géographique, en faisant parler l’«esprit des lieux» et en donnant une spatialité inédite aux revendications sociales.

    La géographie des gilets jaunes a donné à voir, en trois temps, trois types de lieux bien précis. On a vu tout d’abord émerger la désormais fameuse sociabilité des ronds-points - laquelle incluait aussi les barrières de péage ou les parkings de zones commerciales, rappelons-le. En choisissant ces non-lieux anthropologiques, qui ne sont habituellement pas habités, les gilets jaunes ont été en apparence contre-productifs puisqu’ils n’ont que très peu impacté les populations intra-urbaines, elles qui travaillent sur place, font la plupart de leurs achats en ville et utilisent beaucoup les transports en commun, le train ou l’avion pour leurs déplacements. A l’inverse, les gilets jaunes se sont d’abord bloqués eux-mêmes en ralentissant leur propre accès aux centres d’agglomération.

    Pourtant, le choix de ces lieux n’est pas dû au hasard : cela permet de bloquer assez efficacement les flux économiques des camions de livraison et ralentit la fluidité des échanges routiers entre métropoles, puisqu’on se positionne exactement à la limite des unités urbaines, aux entrées de ville - la carte du 17 novembre montrait cette surreprésentation spatiale. Plus encore, c’est un territoire vécu, pleinement maîtrisé par les manifestantes et manifestants : ce sont les lieux de la «France contrainte», c’est-à-dire de cette population essentiellement périurbaine qui, sans être la plus pauvre de France (on a une voiture, un logement), est la plus pénalisée par les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire les factures, le coût de l’essence et autres remboursements d’emprunts. On passe quotidiennement les ronds-points, on connaît les zones commerciales : on maîtrise ainsi le territoire, et on garde un coup d’avance par rapport à l’autorité publique. Enfin et surtout, pour reprendre une grille de lecture du géographe Bernard Debarbieux, le choix de ces lieux a été décisif en ce qu’ils ont fait office de «lieux de condensation» de la vie sociale, en ce qu’ils ont permis une auto-identification d’un groupe social, agrégeant efficacement des contestataires qui ne connaissaient pas encore leurs propres forces. Les ronds-points ont rendu réel un réseau social d’abord virtuel ; ils ont servi à donner une visibilité et une présence médiatique à des personnes anonymes et initialement isolées.

    Forts de ce succès dans la constitution d’un réseau d’action, et sans pour autant abandonner leurs premières positions, les gilets jaunes ont ensuite investi ponctuellement les cœurs des grandes métropoles, des Champs-Elysées à Paris jusqu’à la place du Capitole à Toulouse, le boulevard Victor-Hugo de Bordeaux ou la place Bellecour de Lyon. Ces nouveaux lieux doivent être compris, toujours selon Debarbieux, comme des «lieux attributs» : ils symbolisent le pouvoir économique et politique urbain ; telles une synecdoque territoriale, ils sont «la partie pour le tout». Certes, les gilets jaunes ne sont plus ici en terrain conquis et ne restent sur place que le temps d’une action ponctuelle ; mais ils dénoncent symboliquement, à travers ces lieux, une certaine idée de la domination des «métropoles» - dont ils sont, en réalité, partie intégrante par leurs mobilités quotidiennes. L’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay ou l’intrusion dans le ministère du Porte-Parolat à Paris en sont ainsi le paroxysme, ces deux lieux étant expressifs d’une double réalité territoriale, à la fois urbaine (lieux centraux) et nationale (lieux de l’Etat).

    Pour tenter de prolonger encore le mouvement, un troisième temps s’est ouvert avec la tentative de reporter la contestation dans la ville de Bourges, choisie pour sa position centrale et pour limiter - hypothétiquement - les tensions avec les forces de l’ordre. Que signifie cependant ce nouveau lieu ? Bourges fait, certes, une référence symbolique au site gaulois d’Avaricum, afin de traduire, dans l’esprit des gilets jaunes, une sorte de «vrai» cœur réfractaire du territoire. Mais ce n’est pas Bourges en soi qui est un symbole de la contestation ; on choisit à travers cette ville un «lieu générique», c’est-à-dire une agglomération de taille moyenne, qui, parmi tant d’autres, a connu une phase de croissance industrielle - ici autour de la production d’acier, de l’armement et de l’aéronautique - avant d’être marquée par le déclin et la fermeture de plusieurs sites ou administrations publiques : l’agglomération a perdu près de 10 % de sa population et 35 % de ses emplois industriels depuis 1990. L’essor des services a en partie compensé cela, mais pas pour les mêmes personnes. Bourges rappelle ainsi tant d’autres villes qui ont été aussi surreprésentées, par le nombre d’actions de blocage, dans le mouvement des gilets jaunes, telles - entre autres - Béthune, Lens, Vittel, Epinal, Montluçon, Roanne, Montauban, Sète, Istres, Martigues… des situations très variées, mais qui ont toutes en commun les difficultés économiques de populations qui peinent à se reconnaître dans les dynamiques de croissance et de mondialisation.

    Dans ces agglomérations, la contrainte des ménages est différente du périurbain : elle est ici principalement alimentée par la précarité du marché de l’emploi et par le sentiment d’injustice fiscale. Avec des taxations globalement à la hausse, on y constate en parallèle la fermeture de services publics, un processus qui s’est subitement accéléré depuis 2007 (loi RGPP) et 2014 (loi Maptam) : disparition de 60 % des sites militaires d’ici à 2020, surtout dans le Grand Est ; de 30 % des tribunaux d’instance entre 2007 et 2010 dans toutes les petites villes ; et de 15 % des maternités en sept ans, surtout dans les régions rurales ; à la violence perçue de ce processus s’ajoute l’absence de réponse publique efficace à la désindustrialisation.

    Le mouvement des gilets jaunes, de par sa diversité et son efficacité spatiale inédite, nous force ainsi à refaire de la géographie de la France. Non pas la géographie officielle des programmes du secondaire, qui reste encore beaucoup axée sur les enjeux de puissance économique du pays en considérant d’abord le territoire au filtre de ses «pôles» et lieux de pouvoir, selon une idéologie implicite de la «compétitivité» et de l’«excellence» que savent déconstruire les sociologues. Non pas la géographie des livres de voyage, elle qui ne voit la France que sous l’angle de l’esthétique de ses paysages et de son patrimoine, dans une réification des lieux qui nie leur épaisseur vécue. On parle bien ici d’une géographie pleinement sociale, attentive aux difficultés mais aussi aux initiatives spontanées des populations locales. La mission de la géographie redevient alors primordiale, puisque «décrire la terre», c’est combattre les généralisations en parlant aussi de la diversité des territoires encore trop souvent laissés dans l’ombre de la mondialisation."
    -Samuel Depraz, "Les gilets jaunes refont la géographie de la France", 16 janvier 2019: https://www.liberation.fr/debats/2019/01/16/les-gilets-jaunes-refont-la-geographie-de-la-france_1703399



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