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    Jean-René Bachelet, Aimer la France. Quelle France ?

    Johnathan R. Razorback
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    Jean-René Bachelet, Aimer la France. Quelle France ? Empty Jean-René Bachelet, Aimer la France. Quelle France ?

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 16 Oct - 15:55

    "Si on prend comme référence le patriotisme tel qu’il était enseigné voici plus d’un siècle par les « hussards de la République » et dont les manuels scolaires.

    Les manuels Malet-Isaac et Le Tour de la France par deux… portent témoignage, le cheminement d’une désaffection continue est aisément identifiable sur plus de cinquante ans, par paliers, en trois temps bien marqués. Elle s’amorce dès le lendemain de la Grande Guerre avec l’émergence d’un pacifisme profond, bien que concomitant de la célébration des immenses sacrifices consentis. Après le désastre de 1940, elle se renforce des funestes dévoiements de l’« État Français ».

    À l’heure où l’inculture se conjugue avec la volonté de nuire…, même si, à la Libération, la célébration de la Résistance et de la geste gaullienne semble restaurer « une certaine idée de la France ». Elle se nourrit enfin des conflits de la décolonisation sur fond de guerre froide et d’affrontements idéologiques. Ces temps sont aujourd’hui révolus.

    Mais, dans les trois moments de l’histoire de France que l’on peut ainsi identifier, la période 1940-1944 reste un « trou noir », au sens astrophysique du terme : non pas un phénomène obscur, qui serait donc mal connu, mais un lieu doté d’un pouvoir d’attraction mortifère. C’est d’abord, d’une façon générale, le fait du nazisme avec notamment l’impensable régression barbare du génocide des Juifs qui, encore aujourd’hui, défie la raison et disqualifie pour toujours les outrances nationalistes. C’est, de façon induite, pour nous Français, la trace douloureuse des compromissions vichystes qui frappent à jamais d’infamie les références à la « France éternelle » de la « Révolution nationale ».

    Ainsi se dessine une hypothèse : dans l’inconscient national, l’« État Français » demeure une plaie profonde qui n’a cessé, et peut-être ne cesse, de fragiliser la cohésion du tissu national, dont le patriotisme est le ciment. Comment, dans un monde qui a tant changé, des événements vieux de sept décennies pourraient-ils garder quelque actualité ? Tout simplement dans le fait qu’alors, clairement, entre l’« État Français » d’une part, la France libre et la Résistance d’autre part, se sont affrontées deux conceptions de la France, radicalement contrastées, dans une lutte où la survie même de la nation était en cause. Leur mise en évidence reste plus éclairante que jamais pour une juste compréhension de ce que nous appelons la France, comme lieu d’un « vouloir vivre ensemble ».

    Cette réflexion s’appuiera notamment sur le cas concret de la Haute-Savoie, révélateur à plus d’un titre. Voilà en effet un département que nombre de caractéristiques auraient dû vouer à une allégeance, sinon au régime de Vichy, du moins au « maréchalisme ». Or il deviendra l’une des régions emblématiques de la Résistance. Plus qu’ailleurs, cette Résistance y voit la convergence de courants issus de sources couvrant un très large spectre politique, idéologique et sociologique, où les militaires jouent un rôle important. En février-mars 1944, elle offre au plateau des Glières, face à l’action conjointe de la Wehrmacht et de la Milice, une image de « la France combattante », alors magnifiée à la radio de Londres, qui va bien au-delà de la relative modicité des combats. Avec ses seules forces unies, dès le 19 août 1944, elle contraint à la capitulation les deux mille cinq cents hommes des forces d’occupation, cas unique en France.

    Or les résistants de Haute-Savoie affrontent non seulement l’occupant, qui n’est présent qu’à partir de novembre 1942, mais aussi, parfois d’abord, les forces de répression de Vichy, parmi lesquelles, à partir de sa création en janvier 1943, la Milice."

    en Haute-Savoie, un homme ne s’y trompe pas et son attitude va être déterminante pour faire de ce département l’un des hauts lieux de la Résistance. Son nom est François de Menthon. Il est l’héritier, avec le titre de comte, d’une famille installée depuis un millénaire sur les rives du lac d’Annecy, à Menthon-Saint-Bernard. À la déclaration de guerre, il est professeur de droit à l’université de Dijon. Mais surtout, il est l’un des dirigeants nationaux des mouvements des Jeunesses chrétiennes dont on mesure mal aujourd’hui l’ampleur qu’ils revêtaient alors. Il avait été l’un des fondateurs de la branche ouvrière, la Jeunesse ouvrière catholique (joc). Il était le président départemental du mouvement, dont les branches agricoles les Jeunesses agricoles catholiques (jac) et ouvrières étaient très développées dans ce département profondément marqué par le catholicisme.

    33Blessé et fait prisonnier lors de la campagne de 1940, il s’évade et rejoint sa terre natale. D’emblée, il prend ses distances avec Vichy, convaincu que la demande d’armistice a été une erreur et une faute. Dès novembre 1940, il crée, rédige et diffuse un journal clandestin intitulé Liberté afin d’éclairer ses concitoyens soumis à la seule propagande vichyssoise. Le mouvement qui s’esquisse fusionne en 1941 avec Combat d’Henri Frenay. Lorsque Jean Moulin est parachuté pour accomplir en France occupée la mission d’unification des forces de la Résistance que lui a donnée le général de Gaulle, il séjourne à Menthon-Saint-Bernard et c’est à François de Menthon qu’il confie la responsabilité du Comité des experts, devenu Comité général d’études, qui va préparer le programme politique de l’après-guerre et inspirera le Conseil national de la Résistance (cnr) [14]
    [14]
    Menacé d’arrestation, François de Menthon gagne Alger en 1943.…. Sous l’influence de cette personnalité respectée, la très catholique Haute-Savoie se détache de Vichy.

    34Lorsqu’en 1943 est instauré le Service du travail obligatoire (sto) qui enjoint à tout jeune Français de dix-huit à vingt-deux ans de partir travailler en Allemagne, le terrain est alors fertile pour que se développent des filières, sous l’égide de l’Action catholique, destinées à permettre à ceux qui veulent y échapper, les « réfractaires », de rejoindre les « maquis » qui se constituent alors dans les hautes vallées avec l’appui d’une population généreuse et accueillante. Les maquis de l’as les accueillent pour l’essentiel, avec un encadrement issu à la fois des dirigeants des Jeunesses catholiques et des officiers et sous-officiers du 27e bca.

    35Les cadres, civils et militaires, ont alors une conscience très forte d’être porteurs d’une « certaine idée de la France », selon l’expression immortalisée plus tard par le général de Gaulle. En témoigne une figure très représentative des jeunes dirigeants des Jeunesses catholiques qui allait devenir un personnage emblématique du maquis des Glières, Alphonse Métral [15]
    [15]
    On a retrouvé dans ses archives les trois lettres pastorales…. Voulant caractériser ce qu’il appelle « l’esprit des Glières », il écrit : « Pas d’arrière-pensées, pas de calculs personnels, pas de visées partisanes, mais la France, rien que la France, qui méritait bien, pour eux, cet absolu dévouement. En se faisant l’âme d’une communauté fortement unie par les circonstances et par l’idéal, “l’esprit Glières” devint un élan fraternel unissant des hommes qui se sentaient responsables d’un même avenir. Cet “esprit Glières”, ce fut la volonté au service de l’espoir, l’enthousiasme de la jeunesse pour la liberté reconquise, la mystique de la libération en vue d’une France fraternelle qui serait comme une vaste extension de la communauté du Plateau. »

    36Il est vrai que, face à la France dévoyée de Vichy, Glières va se révéler comme un microcosme de la France relevée dans ce qu’elle a de meilleur. Aux cent cinquante hommes de l’as qui montent au plateau des Glières le 31 janvier 1944 aux ordres du lieutenant Tom Morel pour y accueillir des parachutages d’armes massifs attendus pour la pleine lune de février, se joint dès le lendemain un groupe important de républicains espagnols. Ils sont renforcés au fil des semaines, non seulement par d’autres éléments de l’as, mais aussi par deux détachements de francs-tireurs et partisans (ftp) [16]
    [16]
    L’existence très ancienne d’une minorité active d’opposants au…. Aux côtés de ceux de l’as, issus pour beaucoup des Jeunesses catholiques et encadrés par des officiers et sous-officiers de chasseurs alpins, voilà des jeunes communistes, voilà aussi des vétérans de la guerre d’Espagne, « Rouges » parmi les « Rouges », « violeurs de nonnes », selon la propagande de Vichy. La Nécropole nationale des Glières de Morette témoigne aujourd’hui de cette diversité : étoiles de David parmi les croix latines, cocardes espagnoles au côté de la cocarde nationale, patronymes savoyards, mais aussi de toutes les régions de France, mais encore espagnols, italiens, polonais, allemands, tous « morts pour la France ».

    37« Votre devise sera désormais “Vivre libre ou mourir” », lance Tom Morel à ses hommes rassemblés autour du drapeau frappé de la croix de Lorraine qui vient d’être hissé au sommet d’un mât de fortune le 20 février 1944. C’était rappeler, face à la France asservie de Vichy, que la France est d’abord terre de liberté. Une liberté qui vaut bien qu’à vingt ans on donne sa vie pour elle. Tom ajoute : « Ici, il n’y a plus ni as ni ftp, il y a l’armée française. » C’était affirmer que la France et son armée ne se définissent pas selon des clivages idéologiques. Par leur seule présence, dans leur diversité, tous ces hommes, face aux discriminations de l’« État Français », relevaient l’égalité, au-delà de toutes catégories. De la part de Tom Morel, pas de théorie a priori, mais, d’instinct, ce jeune officier redonne vie à une France pétrie d’humanisme au fil des siècles.

    38Son successeur, le capitaine Anjot, qui prend le commandement après que Tom soit tombé le 10 mars, ne le cède en rien : aux émissaires de la Milice qui proposent un sauf-conduit pour les hommes de l’as à condition qu’ils déposent les armes et que leur soient abandonnés les Espagnols et les communistes, il oppose une fin de non-recevoir méprisante.

    39Les populations sont à l’unisson. Très tôt, ce département montagneux et frontalier avec la Suisse était devenu un refuge pour nombre de personnes qui pouvaient craindre pour leur liberté. Les juifs tout particulièrement trouvent protection et assistance à la faveur de réseaux de solidarité où se retrouvent des hommes et des femmes de toutes catégories et de toutes conditions.

    40En 2007, l’un de ces enfants juifs de l’époque, Robert Moos, président de l’association israélite d’Annecy, aujourd’hui décédé, a procédé à une recherche systématique de ceux qu’il a appelés les « sauveteurs héroïques » de Haute-Savoie. Avec sa famille, il avait dû la vie sauve au commandant de la brigade de gendarmerie de la localité où ils se cachaient et il voulait s’acquitter d’une dette de reconnaissance. Deux cent cinquante noms sont ainsi sortis de l’ombre. Parmi eux, des paysans, des enseignants, des pêcheurs (pour la traversée du lac de Genève), des notables, des familles entières, des gendarmes, une trentaine de prêtres et de religieux. Tous ceux-là, dans l’« État Français » de la discrimination et de la haine, relevaient la fraternité.

    41C’est tout aussi vrai dans l’aide apportée aux maquis, qui n’auraient pu survivre sans l’assistance des populations paysannes des hautes vallées dans lesquelles ils étaient installés. Pour cela, des centaines de braves gens, restés le plus souvent dans l’anonymat, ont risqué la déportation et la mort. Tel sera particulièrement le cas lors de la dispersion du maquis des Glières à la fin mars 1944 devant l’offensive conjointe de la Wehrmacht et de la Milice. Combien de maquisards devront alors la vie à cette solidarité ! Ainsi les maquis pourront-ils se reconstituer et libérer le département par leurs seules forces dès la mi-août.

    42Évoquer ces tragiques événements d’il y a soixante-dix ans, c’est ainsi mieux comprendre ce qu’est la France, hier, aujourd’hui et demain. Une terre de liberté, liberté proclamée à Glières en février-mars 1944, liberté reconquise en Haute-Savoie par les seules forces unies de la Résistance en août. Une terre où, face aux honteuses discriminations édictées par Vichy, est proclamée et vécue l’égalité de tous en dignité et en droit, au-delà de toutes catégories idéologiques, politiques, religieuses ou sociales ; une égalité vécue dans les maquis, dans la lutte comme dans la victoire, Armée secrète et Francs-tireurs et partisans côte à côte. Une terre enfin de fraternité, où une population courageuse a pris le plus souvent tous les risques et payé parfois le prix fort pour porter assistance aux pourchassés et aider les maquis. C’était bien l’amour de la patrie et le service de cette France-là qui animaient ceux qui avaient allumé et entretenu la flamme de la Résistance, dans le droit fil de l’exhortation du général de Gaulle du 18 juin 1940, en Haute-Savoie comme ailleurs.
    -Jean-René Bachelet, « Aimer la France. Quelle France ? », Inflexions, 2014/2 (N° 26), p. 55-67. DOI : 10.3917/infle.026.0055. URL : https://www.cairn-int.info/revue-inflexions-2014-2-page-55.htm



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