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    Augustin Fragnière, Transition écologique et liberté

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Augustin Fragnière, Transition écologique et liberté Empty Augustin Fragnière, Transition écologique et liberté

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 12 Oct - 12:12

    https://www.letemps.ch/societe/augustin-fragniere-premier-cordee-face-aux-menaces-environnementales

    https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-1-page-c.htm

    "Nous avons vu dans la section précédente que les conceptions de la liberté comme non-limitation et comme non-interférence semblaient peu compatibles avec l’idée de transition écologique. La première parce qu’elle est trop focalisée sur la maximisation du nombre de choix disponibles et la seconde parce qu’elle est porteuse d’un biais anti-régulation. Toutes deux sont développées dans le cadre général de la liberté d’option qui définit la liberté comme fonction du nombre, de la diversité et parfois de la valeur des options. Alors que la non-limitation ne considère que la quantité d’options réellement à disposition des individus, la non-interférence considère toutes les options (même celles qui ne sont que potentielles) qui ne sont pas bloquées intentionnellement par des facteurs humains. La troisième conception de la liberté proposée par Philip Pettit sort de cette logique et décale la perspective des options à disposition vers l’agent lui-même.

    La liberté d’agent est en effet différente en ce que ce ne sont plus les caractéristiques des options ouvertes à l’agent qui nous intéressent mais les caractéristiques de l’agent lui-même. Dans un sens beaucoup plus ancien de la liberté, est ici libre celui qui n’est pas esclave, qui ne dépend pas de la bonne volonté ou de la permission des autres pour entreprendre les actions de son choix. Cette forme de liberté correspond à un certain statut de l’agent et non plus à la situation dans laquelle il est placé. Ce statut prend la forme d’une protection contre l’interférence des autres individus ou de l’État dans ses décisions. Il peut se matérialiser notamment par les protections constitutionnelles accordées aux citoyens, par la loi pénale ou en évitant les trop grandes inégalités matérielles qui favorisent les rapports de domination. L’inverse de la liberté est en ce sens la servilité ou la vulnérabilité à l’interférence d’autrui. Selon Pettit, pour pouvoir jouir d’une telle liberté il faut non seulement être protégé contre les interférences des autres, mais également que cette protection soit d’une efficacité égale pour tous les citoyens, et qu’elle soit publiquement reconnue."

    "La liberté d’option et la liberté d’agent sont indépendantes l’une de l’autre, ce qui est facile à comprendre en considérant quelques cas fictifs. Imaginons, nous dit Pettit, le cas d’un citoyen dans un pays démocratique, bien protégé des interférences par des lois pénales et constitutionnelles. Ce citoyen est malheureusement victime d’un tel handicap physique ou d’une telle pauvreté que l’éventail des options à sa disposition est très réduit. Cet individu est indigent mais libre. Il jouit certes d’une très faible liberté d’option, mais d’une grande liberté d’agent. Le cas inverse est celui d’un esclave chanceux que son maître entretient richement et laisse libre d’entreprendre ce qu’il veut (pensons au statut de certains esclaves impériaux dans la Rome ancienne). Cet esclave jouit d’une grande liberté d’option, mais d’une liberté d’agent médiocre puisque son maître peut à tout moment changer d’avis, l’enchaîner et le mettre aux travaux forcés. Même si ces exemples sont sociologiquement assez improbables, ils montrent que ces deux dimensions de la liberté peuvent varier plus ou moins indépendamment l’une de l’autre, bien qu’elles aient toutes deux leur importance."

    "L’intérêt d’une telle distinction en termes environnementaux est immédiatement visible. Il est évident, et nous l’avons plus haut, qu’une situation de finitude environnementale mettrait à mal avant tout la liberté d’option des individus, soit en raison d’une pénurie de ressources ou d’événements destructeurs, soit en raison de la nécessité de limiter les styles de vie possibles pour éviter de dépasser la capacité de charge de la biosphère. Ce que la distinction de Philip Pettit montre – ou plutôt nous rappelle, car il ne fait que remettre au jour une forme ancienne de liberté – est qu’il existe d’autres façons d’être libre en société que de maximiser la quantité d’options à disposition des individus. Or, comme les débats contemporains en attestent, l’attention générale est aujourd’hui fortement portée sur la liberté d’option."

    "Il existe toutefois au-moins un courant politique qui a historiquement mis l’accent sur la liberté d’agent plus que sur la liberté d’option. Il s’agit de la tradition républicaine, ou du moins d’une certaine interprétation de celle-ci. Selon cette tradition, ce qui compte pour dire d’un individu qu’il est libre n’est pas l’absence d’interférence avec l’éventail de ses choix mais l’absence de domination de la part d’autrui ou de la part du gouvernement. La domination est définie comme le fait, pour un individu, d’être soumis à la possibilité d’interférences arbitraires de la part d’autrui dans ses actions. Le seul fait de la possibilité de telles interférences permet d’affirmer qu’il y a domination, même si personne n’actualise cette possibilité (comme dans le cas de l’esclave chanceux). La domination n’est donc pas seulement le fait d’être effectivement soumis à des interférences arbitraires. Elle ne s’affiche pas forcément en acte. Elle correspond à un pouvoir du dominant sur le dominé et chez ce dernier à une forme de vulnérabilité. La liberté comme non-domination désigne donc le fait d’être protégé contre une telle capacité d’interférence (Pettit, 2004 :77). Le critère pertinent n’est pas le nombre d’options à la disposition de quelqu’un, mais son statut. Est-il protégé ou non, par exemple par des lois qui interdisent aux autres de le traiter selon leur bon vouloir ? Si tel n’est pas le cas, la personne en question pourrait avoir à faire preuve de servilité, d’autocensure ou de flatterie pour éviter de déplaire à la personne dont elle dépend (son mari, son employeur, son instituteur, ses autorités politiques, etc.) et éviter que celle-ci n’use de son pouvoir d’interférence. Ce genre d’attitude est le symptôme de l’existence d’une domination.

    Cette conception de la liberté est la marque d’une grande partie de la tradition républicaine. Les travaux de l’historien Quentin Skinner ont en effet montré que les auteurs de la tradition républicaine ne voyaient pas tous la liberté en termes de participation à la décision politique, comme on le pense généralement depuis la fameuse distinction de Benjamin Constant entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes (Constant, 1997). Le droit romain, mais aussi certains penseurs romains, tels Tite-Live et Cicéron, distinguaient en effet le liber, l’homme libre, du servus, l’esclave. La libertas consistait dans le fait de n’être pas soumis à la puissance de quelqu’un d’autre, à la volonté arbitraire d’un maître. Ce concept a ensuite été repris par les penseurs politiques dans les cités-États de la renaissance italienne, notamment Machiavel, puis par les républicains anglais dès le 16ème siècle. Les auteurs américains du Fédéraliste ont semble-t-il également soutenu que la liberté républicaine était compatible avec le gouvernement représentatif (Pettit, 2004 : 47-64 ; Skinner, 2000, 2002, 2010). Cette conception républicaine de la liberté aurait ensuite connu une « éclipse » avec la montée en puissance du libéralisme, dès la fin du 18ème siècle ."

    "Chez Philip Pettit, la liberté comme non-domination se développe dans les deux dimensions décrites précédemment. La liberté d’agent est première car elle constitue la substance même de la liberté. Un individu ne peut être considéré comme libre s’il subit la domination d’autrui. Toutefois, la liberté d’option ne peut pas être totalement ignorée, pour deux raisons. La première est que les lois qui servent à protéger les individus contre la domination de leurs concitoyens ont elles-mêmes pour effet de bloquer un certain nombre d’options (Pettit, 2004 : 141). La seconde est que la liberté d’agent sans aucune option à disposition pour l’utiliser serait un idéal purement formel et donc politiquement assez peu attirant (Pettit, 2004 : 106). Être libre revient donc toujours à ne pas être dominé, relativement à un set d’options donné (Pettit, 2014 : chapitre 3). Préciser la forme que prend la liberté comme non-domination nécessite donc de répondre à deux questions :

    À quelles conditions considère-t-on qu’il y a domination ?
    Quel set minimal d’options non-soumises à domination doit-il être protégé par l’État ?

    Concernant la première question, j’ai déjà mentionné qu’être dominé consiste à être vulnérable aux interférences arbitraires d’autres individus, collectifs ou gouvernements. Le terme arbitraire est important dans cette définition car il permet de distinguer la non-domination de la non-interférence. La première différence est que dans le cadre de la liberté républicaine la simple possibilité d’interférences arbitraires est suffisante pour constituer une perte de liberté. La seconde est que toutes les interférences ne constituent pas des pertes de liberté (i.e. les interférences non-arbitraires). Cela nous oblige à définir « arbitraire » de manière plus précise. Pour Philip Pettit, un acte est arbitraire « s’il dépend de la seule volonté de l’agent et, en particulier, qu’il est engagé sans égard pour les intérêts et les opinions de ceux qu’il affecte » (Pettit 2004 : 81). Il s’agit là d’une définition substantielle, mais Pettit y ajoute une définition procédurale qui définit l’acte arbitraire comme celui qui est réalisé en l’absence de contrôle de celui qu’il affecte. Selon cette définition, pour que le pouvoir de l’État ne soit pas arbitraire il doit être exercé dans l’intérêt du public (et non dans celui des dirigeants) ou de manière conforme à une procédure définie qui permette un certain niveau de contrôle des citoyens sur les décisions (Pettit, 2004 : 82) Si elle est conforme à ces critères, une loi peut être imposée aux citoyens sans que cela ne dénote une perte de liberté. Lorsque l’on croise le critère de la domination avec celui de l’interférence, quatre cas de figure sont donc possibles. Il peut y avoir :

    Domination avec interférence (l’esclave malchanceux),
    Domination sans interférence (l’esclave chanceux),
    Interférence sans domination (la loi démocratique non-arbitraire),
    Ni interférence, ni domination (cas non pertinent car certaines interférences sont nécessaires pour protéger les individus contre la domination).
    Du point de vue de la liberté comme non-domination, seuls les cas a. et b. sont d’authentiques cas de non liberté. Certaines interférences ne sont donc pas contraires à la liberté. Mais il y a bien plus. Non seulement la loi, lorsqu’elle n’est pas arbitraire, n’est pas contraire à la liberté, mais elle est considérée, conformément à la tradition républicaine comme constitutive de la liberté des citoyens. Il ne peut y avoir de liberté là où il n’y a pas de loi, car c’est la loi qui donne aux citoyens la garantie d’une protection contre le pouvoir des autres (Pettit, 2004 : 57-59 ; Spitz, 1995 : 185-188).

    "Ceci constitue un premier avantage sur la liberté comme non-interférence, entre autres d’un point de vue environnemental. La liberté comme non-domination est dépourvue de cet a priori anti-régulation qui fait obstacle à la transformation écologique des sociétés occidentales. Le déplacement de la liberté d’option vers la liberté d’agent qu’opère la conception néo-républicaine signifie que, même si des politiques environnementales se font relativement contraignantes, les citoyens peuvent continuer à être libres en tant qu’agents."

    "La seconde question est celle de l’éventail minimal de choix non-soumis à domination que l’État doit protéger dans le cadre de la liberté républicaine. La première chose à remarquer ici est que d’augmenter la quantité et la variété des options dont les individus disposent revient à augmenter l’usage que ceux-ci peuvent faire de leur liberté d’agent. La liberté d’option a donc également une importance, quoique de manière subordonnée à la liberté d’agent. L’État aura en conséquence pour tâche secondaire de limiter au mieux les contraintes de toutes origines s’opposant à l’action des citoyens. Cependant, s’il comprend la nécessité d’assurer pour tous un ensemble d’options permettant de jouir du statut d’agent à part entière, le républicanisme n’inclut pas l’idée que l’éventail des choix doit être étendu de manière indéfinie."

    "Prenons l’exemple de l’accès aux ressources rares (ce qui inclut les ressources naturelles, mais également toutes autres formes de biens et services en quantité limitée telles qu’emplois, espaces urbains, etc.). Ceci constitue l’exemple même d’options qui ne peuvent pas être exercées simultanément par tous les individus. Toutefois, la tâche d’un gouvernement républicain est également d’assurer aux individus un niveau d’autonomie suffisamment élevé pour qu’ils puissent se défendre contre la domination des autres individus. Aux dires mêmes de Pettit, la possession de capabilités fondamentales, au sens de Sen et Nussbaum, est nécessaire à un bon fonctionnement au sein de la société (Pettit, 2004 : 207-208 ; 2014 : 87). Il s’agit donc de privilégier certaines options centrales pour l’épanouissement de l’agent, celles liées aux besoins fondamentaux et à certains choix de vie importants comme par exemple celui d’une profession, par rapport à d’autres options plus marginales comme certains choix de consommation (Dagger, 2006). Afin d’assurer cette base minimale d’options fondamentales, un gouvernement républicain sera ainsi naturellement enclin à maintenir une infrastructure minimale (y compris les fondations géographiques et écologiques de la société) ainsi qu’un système d’assurances sociales (Pettit, 2014 :84-89), sans pour autant chercher à maximiser indéfiniment la quantité de bien et services offerts aux citoyens."

    "Même du point de vue de l’analyse conceptuelle, toutes les conceptions de la liberté ne mènent pas aux mêmes conclusions en termes de politiques environnementales.

    Il semble, en particulier, que la liberté comme non-domination soit plus compatible avec l’idée de finitude que les deux autres conceptions de la liberté analysées. En adoptant une conception républicaine de la liberté, la transition écologique n’est en effet pas entravée par l’a priori anti-régulation de la liberté comme non-interférence. Elle ne se trouve pas non plus en contradiction avec la tendance maximisatrice de la liberté comme non-limitation. La liberté comme non-domination est éminemment sociale et politique, elle se défini et s’actualise par le type de rapports que les individus entretiennent entre eux et avec leur gouvernement. Elle ne fait aucune référence à une situation, même hypothétique, de parfaite liberté à l’état de nature. Elle peut donc s’épanouir à l’intérieur de limites environnementales contraignantes, pour autant que celles-ci permettent une certaine stabilité des institutions et ne mettent pas en péril les capabilités de base des individus.

    Mais ce n’est pas tout. Cette conception de la liberté contient également des ressources pour motiver les gouvernements à agir de manière proactive pour protéger l’environnement. Rappelons que la domination telle qu’elle est comprise ici est une forme de vulnérabilité à l’interférence arbitraire d’autrui. Lutter contre la domination à tous les niveaux revient donc à mettre en place des stratégies visant à améliorer l’autonomisation et la résilience des individus et des sociétés. La stabilité du cadre environnemental et la gestion durable des ressources jouent une part importante dans cet objectif et devraient donc être des buts affichés par les gouvernements républicains.

    D’autre part, la liberté comme non-domination constitue un idéal politique attractif en lui-même. L’histoire des grandes révolutions démocratiques montre d’ailleurs que celles-ci n’ont pas été conduites afin de libérer les peuples de la loi (ou alternativement pour promouvoir la pure liberté de consommation), mais bien pour s’émanciper du pouvoir arbitraire des souverains. Il s’agit donc d’un idéal riche et pourvu d’une longue histoire qui ne s’écarte toutefois pas des pratiques actuelles au point de devenir utopique. S’en emparer dans le cadre de la transition écologique demanderait donc d’intensifier et d’améliorer les institutions démocratiques existantes, non de les suspendre au profit de quelque autoritarisme vert."
    -Augustin Fragnière, « Transition écologique et liberté », La Pensée écologique, 2017/1 (N° 1): https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-1-page-c.htm



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