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    Jacques Rancière, Le maître ignorant - cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    rancière - Jacques Rancière, Le maître ignorant - cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle Empty Jacques Rancière, Le maître ignorant - cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Oct - 16:01

    http://ekladata.com/XZz9Z16YQK5qI4w_LYLvfQTNYSM/Ranciere-Le-Maitre-Ignorant.pdf

    "Jusque-là il avait cru ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science. Il savait comme eux qu’il ne s’agit point de gaver les élèves de connaissances et de les faire répéter comme des perroquets, mais aussi qu’il faut leur éviter ces chemins de hasard où se perdent des esprits encore incapables de distinguer l’essentiel de l’accessoire et le principe de la conséquence. Bref, l’acte essentiel du maître était d’expliquer, de dégager les éléments simples des connaissances et d’accorder leur simplicité de principe avec la simplicité de fait qui caractérise les esprits jeunes et ignorants. Enseigner, c’était, d’un même mouvement, transmettre des connaissances et former des esprits, en les menant, selon une progression ordonnée, du plus simple au plus complexe. Ainsi l’élève s’élevait-il, dans l’appropriation raisonnée du savoir et la formation du jugement et du goût, aussi haut que sa destination sociale le requérait et était-il préparé à en faire l’usage convenant à cette destination : enseigner, plaider ou gouverner pour les élites lettrées ; concevoir, dessiner ou fabriquer instruments et machines pour les avant-gardes nouvelles que l’on cherchait maintenant à tirer de l’élite du peuple ; faire, dans la carrière des sciences, des découvertes nouvelles pour les esprits doués de ce génie particulier. Sans doute les démarches de ces hommes de science divergeaient-elles sensiblement de l’ordre raisonné des pédagogues. Mais il n’y avait aucun argument à en tirer contre cet ordre. Au contraire, il faut d’abord avoir acquis une solide et méthodique formation pour donner l’essor aux singularités du génie. Post hoc, ergo propter hoc.

    Ainsi raisonnent tous les professeurs consciencieux. Ainsi avait raisonné et agi Joseph Jacotot, en trente ans de métier. Or voilà que le grain de sable venait par hasard de s’introduire dans la machine. Il n’avait donné à ses « élèves » aucune explication sur les premiers éléments de la langue. Il ne leur avait pas expliqué l’orthographe et les conjugaisons. Ils avaient cherché seuls les mots français correspondant aux mots qu’ils connaissaient et les raisons de leurs désinences. Ils avaient appris seuls à les combiner pour faire à leur tour des phrases françaises : des phrases dont l’orthographe et la grammaire devenaient de plus en plus exactes à mesure qu’ils avançaient dans le livre ; mais surtout des phrases d’écrivains et non point d’écoliers. Les explications du maître étaient-elles donc superflues ? Ou, si elles ne l’étaient pas, à qui et à quoi étaient-elles donc utiles ?" (p.2-3)

    "Il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui
    qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes. Le tour propre à l’explicateur consiste en ce double geste inaugural. D’une part, il décrète le
    commencement absolu : c’est maintenant seulement que va commencer l’acte d’apprendre. D’autre part, sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever. Jusqu’à lui, le petit homme a tâtonné à l’aveuglette, à la devinette. Il va apprendre maintenant. Il entendait des mots et les répétait. Il s’agit de lire maintenant et il n’entendra pas les mots s’il n’entend les syllabes, les syllabes s’il n’entend les lettres que ni le livre ni ses parents ne sauraient lui faire entendre mais seulement la parole du maître. Le mythe pédagogique, disions-nous, divise le monde en deux. [...] L’enfant qui ânonne sous la menace des coups obéit à la férule, et voilà tout : il appliquera son intelligence à autre chose. Mais le petit expliqué, lui, investira son intelligence dans ce travail du deuil : comprendre, c’est-à-dire comprendre qu’il ne comprend pas si on ne lui explique pas. Ce n’est plus à la férule qu’il se soumet, c’est à la hiérarchie du monde des intelligences.
    ." (p.5-6)

    "La pratique des pédagogues s’appuie sur l’opposition de la science et de l’ignorance. Ils se distinguent par les moyens choisis pour rendre savant l’ignorant : méthodes dures ou douces, traditionnelles ou modernes, passives ou actives, dont on peut comparer le rendement. De ce point de vue, on pourrait, en première approche, comparer la rapidité des élèves de Jacotot avec la lenteur des méthodes traditionnelles. Mais, en réalité, il n’y avait rien à comparer. La confrontation des méthodes suppose l’accord minimal sur les fins de l’acte pédagogique : transmettre les connaissances du maître à l’élève. Or Jacotot n’avait rien transmis. Il n’avait fait usage d’aucune méthode. La méthode était purement celle de l’élève. Et apprendre plus ou moins vite le français est en soi-même une chose de peu de conséquence. La comparaison ne s’établissait plus entre des méthodes mais entre deux usages de l’intelligence et deux conceptions de l’ordre intellectuel." (p.9)

    "On peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence." (p.11)

    "Qui enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu’il voudra, rien
    peut-être. Il saura qu’il peut apprendre parce que la même intelligence est à l’œuvre dans toutes les productions de l’art humain, qu’un homme peut toujours comprendre la parole d’un autre homme
    ." (p.12)

    "Socrate, par ses interrogations, amène l’esclave de Ménon à reconnaître les vérités mathématiques qui sont en lui. Il y a là peut-être le chemin d’un savoir, mais aucunement celui d’une émancipation. Au contraire, Socrate doit prendre l’esclave par la main pour que celui-ci puisse retrouver ce qui est en lui-même. La démonstration de son savoir est tout autant celle de son impuissance : il ne marchera jamais seul, et d’ailleurs personne ne lui demande de marcher, sinon pour illustrer la leçon du maître. Socrate, en lui, interroge un esclave qui est destiné à le rester.

    Le socratisme est ainsi une forme perfectionnée de l’abrutissement. Comme tout maître savant, Socrate interroge pour instruire. Or qui veut émanciper un homme doit l’interroger à la manière des hommes et non à celle des savants, pour être instruit et non pour instruire. Et cela, seul le fera exactement celui qui effectivement n’en sait pas plus que l’élève, n’a jamais fait avant lui le voyage, le maître ignorant
    ." (p.19)

    "Ce que le maître ignorant doit exiger de son élève, c’est qu’il lui prouve qu’il a étudié avec attention." (p.20)

    "Qui cherche trouve toujours. Il ne trouve pas nécessairement ce qu’il cherche, moins encore ce qu’il faut trouver. Mais il trouve quelque chose de nouveau à rapporter à la chose qu’il connaît déjà." (p.21)

    "J’ai des idées quand je veux. Descartes connaissait bien le pouvoir de la volonté sur l’entendement. Mais il le connaissait justement comme pouvoir du faux, comme cause d’erreur : la précipitation à affirmer alors que l’idée n’est pas claire et distincte. Il faut dire à l’inverse que c’est le défaut de la volonté qui fait errer l’intelligence. Le péché originel de l’esprit, ce n’est pas la précipitation, c’est la distraction, c’est l’absence." (p.35)

    "Le problème n’est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable." (p.64)

    "Toute institution est une explication en acte de la société, une mise en scène de l’inégalité." (p.66)
    -Jacques Rancière, Le maître ignorant - cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, 1987.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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