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    Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 20 Avr - 13:49



    "« En 1968 était parue en Allemagne la biographie de Spengler par Anton Mirko Koktanek, qui déjà s’efforçait de situer son œuvre dans son contexte historique. Étudier Spengler comme témoin de son temps consistait essentiellement à montrer comment cette œuvre s’inscrivait bien dans l’esprit du temps : elle le reflétait tout en contribuant à le forger. À force d’explorer les conditionnements philosophiques, sociologiques et politiques qui pouvaient l’expliquer, j’en vins à penser que Spengler n’était en définitive qu’une sorte de vulgarisateur (on parle en allemand de Populardenker) d’idées préexistantes, auxquelles il prête une force inouïe en les radicalisant et en les systématisant. Je le voyais en somme comme l’inverse même de ce que voulait être Nietzsche […]
    La réception durable et mondiale de l’œuvre de Spengler m’a entre-temps conduit à m’interroger sur ce qu’est un grand penseur. Mesure-t-on sa « grandeur » à l’originalité intrinsèque de sa pensée ? […] Pourquoi Spengler nous parle-t-il encore et pourquoi peut-on, doit-on encore le lire ? »
    « La pensée de Spengler oscille sans arrêt entre pessimisme culturel et optimisme nationaliste de la puissance. Mais il y a entre ces deux pôles un lien dialectique : le déclin de la culture occidentale est à ses yeux la condition même de l’accession de la Prusse-Allemagne à l’hégémonie mondiale. Loin d’avoir été conçue « d’un point de vue cosmopolite », la philosophie spenglerienne de l’histoire tend à faire valoir ce point de vue pangermaniste. »
    « L’œuvre de Spengler aborde presque tous les grands enjeux auxquels nous devons aujourd’hui encore faire face : comment écrire l’histoire afin de nous orienter dans le monde désenchanté et globalisé qui est le nôtre, comment juger notre modernité adonnée (addicte ?) à une croissance économique et à un développement technique irrationnels, qui aliènent l’homme dans un productivisme et un consumérisme effrénés et risquent en même temps de détruire la planète ? Pourra-t-on maîtriser un capitalisme international prédateur, véritable moteur de ce dynamisme destructeur paralysant l’action politique des nations et engendrant en elles chômage, populisme ou fondamentalisme religieux ? Nos valeurs libérales et humanistes peuvent-elles triompher dans un monde multipolaire où le poids géopolitique de l’Occident – notamment en raison des déséquilibres démographiques – ne cesse de décroître ? Nos démocraties libérales et délibératives, où la revendication des droits individuels affaiblit le souci du sort collectif, réussiront-elles à faire valoir leur volonté politique face à ces défis mondiaux ? »
    « Oswald Spengler est né en 1880 à Blankenburg, dans le Harz. Il est le fils du fonctionnaire des postes prussien Bernhard Spengler et d’une mère, née Pauline Grantzow, issue d’un milieu artistique qui l’a dotée d’une certaine fortune. Il a grandi avec ses trois sœurs dans une atmosphère familiale dépourvue d’affection et de tendresse, auprès d’un père absorbé par son travail et d’une mère insatisfaite de son sort, qui rêve d’ascension sociale et ne cesse d’essayer de compenser son manque de dons artistiques par une vie fantasque et dispendieuse. Des notes autobiographiques rédigées à l’époque où s’est élaboré le Déclin nous livrent l’image d’un enfant angoissé et renfermé, marqué par l’ambiance névrotique de la famille (une de ses sœurs, Adele, se suicidera à l’âge de trente-six ans). Accablé par une peur d’affronter le monde extérieur qui confine à l’autisme, il se réfugie dans le mensonge et dans le monde du rêve et de l’imagination. Le lycéen qu’il devient après l’installation de la famille à Halle an der Saale se complaît à refaire le monde en réaménageant les connaissances acquises. »
    « Un livre récent voit en Spengler un auteur dont la personnalité borderline ou bipolaire, oscillant entre la mésestime de soi et l’affirmation narcissique et parfois sadique de sa toute-puissance (il lui arrive de battre ses sœurs), fournit la clef d’explication de son œuvre future. Il est certain que l’on ne peut faire totalement abstraction de la personnalité de Spengler pour comprendre son œuvre. Mais il faut également se rendre compte que cette psychologie individuelle s’inscrit dans une psychologie sociale. »
    « Au cours de ses études, à Halle, Munich, Berlin, puis à nouveau Halle, Spengler satisfera sa soif de savoir plutôt en autodidacte. L’intitulé de son examen d’État, passé en 1904 dans cette dernière ville, traduit l’éclectisme de ses intérêts et de ses compétences : « Zoologie et botanique ainsi que les bases philosophiques nécessaires à la physique et la chimie du premier niveau, ainsi que la minéralogie et les mathématiques du second niveau ». Peu auparavant, Spengler a soutenu, en travaux annexes, une thèse sur Héraclite. Étude de l’idée énergétique fondamentale de sa philosophie, ainsi qu’un mémoire sur Le Développement de l’organe de la vue pour les degrés supérieurs du règne animal. Il aura été un étudiant peu assidu, solitaire et rêveur, grand amateur de littérature, d’art et de philosophie, et admirateur, comme la plupart des « bourgeois de culture » de son époque, de Rembrandt, Nietzsche et Wagner. Il rêve d’ailleurs lui-même d’un destin littéraire et s’essaie à l’écriture de grands drames historiques et héroïques où retentit le thème du héros inadapté à son époque décadente.
    Aussi le modeste métier de professeur qu’il exerce un temps dans un lycée de Hambourg où il enseigne les sciences naturelles, les mathématiques, mais également l’allemand et l’histoire, ne pouvait-il le satisfaire longtemps. En 1911, il prend la décision de quitter l’enseignement et de s’installer à Munich, la « ville des arts », comme écrivain indépendant. Seul un héritage consécutif à la mort de sa mère en 1910 lui permet d’adopter ce mode de vie car les articles qu’il écrit pour différentes revues d’art ne lui rapportent guère. Il commence à travailler à un roman qui, sous différents titres, traite toujours du thème très personnellement ressenti de l’artiste qui arrive trop tard dans un monde trop vieux. On peut d’ailleurs se demander si l’impuissance créatrice que Spengler attribuera dans le Déclin à une civilisation moderne axée sur des tâches purement « extérieures », quantitatives et techniques, n’est pas une projection de cette impuissance artistique personnelle. »
    « Le Déclin fut rédigé pour l’essentiel durant les années de guerre. Spengler n’est pas appelé sous les drapeaux : il n’a pas été déclaré bon pour le service en raison d’une insuffisance cardiaque. Il n’en est pas malheureux car il pense servir sa patrie précisément en rédigeant ce livre, qu’il conçoit comme sa contribution à l’idéologie de guerre à laquelle par ailleurs la plus grande partie des intellectuels allemands de l’époque (Thomas Mann, Max Scheler, Georg Simmel, etc.) ont apporté leur pierre. Datée de décembre 1917, la préface à la première édition du premier tome se termine sur ce vœu : « Je n’ai plus qu’à ajouter le souhait que ce livre ne soit pas tout à fait indigne des performances militaires de l’Allemagne. »
    « Le premier [tome], Forme et réalité, sort en mai 1918, quelques mois avant la fin de la Première Guerre mondiale. Il est principalement consacré à la méthode. Le second, intitulé Perspectives de l’histoire mondiale, ne sera publié que quatre ans plus tard et abordera les domaines plus concrets de la société et de la politique. Paru d’abord chez un éditeur viennois avant que la puissante maison d’édition Beck de Munich n’en acquière les droits au printemps 1919, ce premier tome connaît un succès foudroyant. En peu de temps, les tirages atteignent la centaine de milliers d’exemplaires. À cette date, le pessimisme culturel n’est pas réservé à l’Allemagne. »
    « Spengler prétend opérer au plan de l’historiographie une « révolution copernicienne » analogue à celle de Kant dans sa Critique de la raison pure. Elle consiste dans le rejet de la perspective unilinéaire adoptée par l’historiographie occidentale traditionnelle, une historiographie qui envisage une marche en avant unitaire de l’humanité et procède à la tripartition classique entre Antiquité, Moyen Âge et Temps modernes, l’Occident moderne apparaissant comme le couronnement des temps précédents. La morphologie historique de Spengler veut rompre avec ce préjugé européocentrique et téléologique en présentant une histoire mondiale – mondiale et non universelle puisqu’elle n’est pas une – fondée sur la pluralité et la relativité de cultures qui ne se relaient plus sur la ligne continue du progrès. »
    « Domaine du devenir, l’histoire ne peut être appréhendée en son tréfonds que par une méthode radicalement « visionnaire », c’est-à-dire intuitive. Spengler se réclame de l’intuition vivante (lebendige Anschauung) ou de l’imagination sensible exacte (sinnliche exakte Phantasie) prônées par Goethe. Il oppose la « systématique » des sciences naturelles à une historiographie qui ne peut être qu’une « physiognomonie ». Il est évident que pour lui cette dernière cerne la réalité de beaucoup plus près que la première. La « science » historique ne peut être qu’une science préalable recueillant les données. La causalité n’est pas l’arme qui convient pour interpréter une histoire où règne en maître le « destin ». Elle ne peut expliquer que le « monde en tant que nature », c’est-à-dire le « devenu », la vie réalisée, morte. La « nature de Newton » est l’image fausse, rationnelle que la science donne de la nature qu’elle fige dans ses concepts abstraits. La « nature de Goethe » désigne au contraire l’approche qui fait voir la vie dans son devenir, le monde en tant qu’histoire. »
    « Des philosophes tels que Giambattista Vico ou Johann Gottfried Herder mettaient l’accent sur les phénomènes cycliques de croissance et de décadence caractérisant l’évolution des nations, sans que les chrétiens qu’ils étaient renoncent à l’idée d’une Providence divine en marche dans l’histoire. Les historiens défendant l’idée de progrès ne peuvent d’ailleurs échapper à la constatation du déclin des anciennes cultures ou des anciens empires. Ainsi chez Hegel, éminent représentant du courant progressiste, les grands empires (oriental, grec, romain) qui scandent la marche de la raison dans l’histoire déclinent une fois terminé leur rôle historique.
    Cette approche organiciste a été perpétuée au cours du XIXe siècle par certains historiens du Romantisme tardif tels que Karl Friedrich Vollgraff ou Ernst von Lasaulx, ou encore Heinrich Rückert (fils du poète Friedrich Rückert) qui structurent l’histoire en cultures soumises à des rythmes vitaux les conduisant fatalement au déclin et comparables de culture à culture. Ces derniers peuvent être considérés comme des précurseurs directs de Spengler. Il y a notamment chez Vollgraff, qui se réfère à de Maistre et à Donoso Cortès, une symptomatologie du déclin qui annonce celle de Spengler. La vieillesse des cultures se signale par la montée de l’égoïsme consécutive à la perte du sens religieux et du sentiment d’humanité, par l’essor de la technique et du machinisme qui rendent la vie artificielle et jouisseuse, par la prépondérance du parlementarisme qui affaiblit l’État.
    Pour faire bonne mesure, il faudrait aussi sans doute signaler parmi les « précurseurs » l’écrivain panslaviste Nikolaï Danilevski dont le livre La Russie et l’Europe (1865-1867) expose une philosophie de l’histoire qui préfigure à plus d’un titre celle de Spengler : négation de l’idée de progrès, rejet du préjugé européocentrique, succession de dix civilisations indépendantes les unes des autres, opposition franche entre la Russie à laquelle appartient l’avenir et l’Occident libéral décadent. Comme Herder, Danilevski pense néanmoins que chaque civilisation accepte des apports extérieurs et enrichit le trésor de l’humanité en portant à maturité les fruits qui correspondent à son principe. Ni Spengler lui-même, ni son biographe A. M. Koktanek ne mentionnent le nom de Danilevski. Mais il est probable que l’auteur du Déclin a entendu parler de lui dans les milieux slavophiles de Munich qui, autour de Moeller van den Bruck et de sa belle-sœur Less Kaerrick, ont publié la première édition allemande de l’œuvre de Dostoïevski (1906-1914). Leur fréquentation a influencé sa vision de la Russie et de son avenir. »
    « Nietzsche a pour sa part contribué à ce changement de perspective. Il a été l’un des grands négateurs de l’unicité de l’humanité et de sa marche historique. »
    « Sur le plan méthodologique, la philosophie de la vie avait renforcé l’idée que l’histoire constitue un domaine inaccessible à des approches purement causalistes. Pour Dilthey, seule la vie peut comprendre la vie. Il distingue donc entre les méthodes « explicatives » des sciences naturelles et les méthodes « compréhensives » des sciences de l’esprit. L’herméneutique diltheyienne des « visions du monde » qui marquent de leur empreinte toutes les expressions d’une culture ou d’une époque est sans doute l’une des sources majeures du relativisme spenglerien. »
    « Spengler distingue trois types de peuples : les peuples primitifs (Urvölker) qui n’ont pas encore accédé à l’histoire signifiante des « hautes cultures » ; les « Kulturvölker », c’est-à-dire les peuples vecteurs de cette histoire ; et les « peuples de fellahs » (Fellachenvölker) qui survivent dans les formes sclérosées d’une civilisation parvenue à son terme. »
    « Ce qui frappe (et choque !) chez Spengler, c’est évidemment le caractère emphatique de son relativisme, son insistance à nier toute transmission et tout enrichissement réels entre les « hautes cultures ». Il conçoit celles-ci à la manière leibnizienne comme des « monades sans fenêtres » qui ne peuvent se comprendre mutuellement. Mais il n’y a plus ici la monade divine assurant l’harmonie de l’ensemble. Une fois épuisées ses possibilités, une « âme culturelle » meurt sans descendance. À telle enseigne qu’on ne peut parler ni d’héritage, ni de renaissance, ni même de mémoire. »
    « Pourquoi Spengler refuse-t-il de rattacher toutes ses hautes cultures à un tronc commun ? C’est ce que lui a reproché par exemple Ernst Jünger lui-même.
    Pour justifier son relativisme extrême, Spengler se réfère encore une fois à Goethe disant à Luden : « “L’humanité” est une abstraction. Il n’y a toujours eu et il n’y aura que des hommes. » Goethe voulait ainsi mettre l’accent sur les différences culturelles. Mais l’auteur du Divan occidental-oriental et promoteur de la « littérature mondiale » croyait au dialogue des cultures… que nie Spengler. »
    « Le premier chapitre du Déclin est consacré à une comparaison entre les mathématiques antiques « euclidiennes » et les mathématiques modernes « faustiennes ». Toutes deux reflètent selon Spengler l’esprit de cultures profondément différentes et n’ont fondamentalement rien à voir l’une avec l’autre ! Spengler va donc plus loin que la sociologie de la connaissance d’un Mannheim ou d’un Scheler qui montrait comment celle-ci est influencée par les circonstances historiques et sociales, et son relativisme n’est guère comparable au perspectivisme nietzschéen qui s’en prenait à la prétention d’un rationalisme jugé universel d’accéder au-delà des apparences à la réalité vraie. En outre, Nietzsche ne réduisait aucunement la complexité infinie des interprétations à un nombre réduit de perspectives ethnoculturelles. Pour Spengler, au contraire, la « vérité » dépend de l’appartenance à telle ou telle « haute culture ». Il y a donc à ses yeux, une science antique, une science magique et une science faustienne qui ne peuvent pas vraiment se transmettre et s’enrichir mutuellement. Bientôt, certains diront : il y a une science aryenne, une science soviétique, etc. ! […]
    Raymond Aron remarquait : « Si les sociétés, les cultures ne peuvent se comprendre, l’homme qui ne peut pas exister, c’est Spengler qui les comprend toutes ». »
    « Alors qu’il reproche aux historiens occidentaux d’avoir négligé jusqu’à présent les cultures lointaines pour ne s’intéresser pratiquement qu’à celles qui ont précédé et préparé la nôtre, Spengler consacre lui-même l’essentiel de ses efforts à la comparaison entre la culture antique, gréco-romaine, et la culture occidentale moderne, dite « faustienne », dont il situe le début au Xe siècle. »
    « Certains partisans de l’interprétation biographique de l’œuvre de Spengler voient dans la clôture absolue des « hautes cultures » qu’il postule la projection de l’isolement psychologique, de cette peur des autres, dont il a souffert toute sa vie. Mais on peut aussi se demander si Spengler ne transpose pas au niveau des « hautes cultures » l’idéal nationaliste d’autarcie et s’il ne professe pas en définitive un racisme psychique qui ne serait que l’envers du racisme biologique du national-socialisme. Spengler n’a certes jamais adhéré à cette idéologie comme nous le verrons encore. Mais il commence par décréter que les « hautes cultures » sont imperméables les unes aux autres et que toute influence étrangère leur est nocive. De cette position, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg peut conclure fort logiquement que le germanisme doit éliminer tout ce qui est « métèque ». Le relativisme absolu de Spengler et le racisme dogmatique hitlérien peuvent donc être perçus comme les deux faces d’une interprétation nominaliste de l’histoire qui dissout le genre humain en une pluralité discontinue de cultures ou de races. La seule limite au relativisme chez Spengler semble résider dans son anthropologie qui voit fondamentalement dans l’homme – nous le verrons plus loin – un « animal de proie » inventif, quelle que soit la latitude ou l’époque où il voit le jour ! Et pourtant, sa propre morphologie historique ne lui indiquait-elle pas qu’un autre caractère commun pouvait définir l’Homme : celui d’un créateur de cultures, à la fois différentes et semblables ? »
    « De saint Bernard, Spengler ne retient que le prédicateur de la croisade. L’eucharistie, dont la portée universelle tranche sur les sacrifices ponctuels de l’Antiquité, est ici indissociable de la vision des chevaliers du Graal assis autour de la table du roi Arthur. Conception héroïque et furieusement esthétique qui prend explicitement le contre-pied de celle de Nietzsche attribuant au judéo-christianisme l’amollissement et la réduction de l’homme en animal grégaire […]
    Cette religion prométhéenne de héros est bien éloignée de toute douceur évangélique ! Dans l’un de ses derniers livres, très controversé, Décadence, Michel Onfray présente de même une chrétienté essentiellement guerrière, mais ce depuis son avènement ! »
    « Les « hautes cultures » spengleriennes se définissent essentiellement par leur enracinement ethnique et géographique. L’identité de la « haute culture » est donnée d’emblée, par l’idée (ou le symbole fondamental) qui s’inscrit brusquement dans le « sang » d’une population et marque définitivement toutes ses œuvres à venir. Les hommes sont déterminés une fois pour toutes par leur origine, dont nul n’arrive à se défaire, sauf à concourir à la ruine de la culture, et non par leur vocation, qui ouvre le champ de la liberté humaine. L’ethnologue Frobenius, nous l’avons vu, pensait aussi que la culture détermine l’homme. Jusqu’où ? C’est la difficile question de l’efficace de la liberté humaine dans l’histoire qui est ainsi posée. »
    « L’âme culturelle de Spengler agit à la manière de l’idée platonicienne, de l’entéléchie aristotélicienne ou de l’idée formative de Goethe. Spengler ne tient aucun compte des facteurs extérieurs dans le surgissement et le développement des identités collectives. Ce qui les soude, ce ne sont ni des intérêts matériels, ni des intérêts sociopolitiques (comme chez Danilevski). Elles ne sont pas non plus, à l’inverse, des idéal-types ou des structures permettant d’ordonner et de comprendre le donné historique, comme chez les représentants de l’historisme tels que Dilthey ou chez Max Weber, ou encore chez Toynbee qui définit chaque civilisation comme un « intelligible field of study ». Même Frobenius concevait les cultures africaines qu’il distinguait comme des ensembles cognitifs. Pour Spengler, en revanche, « l’âme culturelle » (Kulturseele) est un principe métaphysique qui définit, de façon inaltérable, leur identité et leurs expressions concrètes. »
    « Spengler se targue d’être le premier à avoir appliqué systématiquement une méthode comparative à l’histoire. De fait, on doit reconnaître une certaine modernité à la méthode spenglerienne. Il est possible de la rapprocher de celle des structuralistes qui étudient les sociétés sans leur attribuer une place et un sens au sein d’un devenir global de l’humanité et se limitent à relever entre elles des analogies structurelles. Mais on peut reprocher au système spenglerien sa rigidité, ses périodisations et ses mises en parallèle forcées, dont de nombreux historiens ont contesté la pertinence (tout en appréciant certains rapprochements !). On peut aussi regretter que Spengler n’ait pas utilisé plus rigoureusement, en les conjuguant ou en les opposant, ce qu’il désigne lui-même comme les instruments d’une véritable méthode comparative, à savoir les notions d’homologie (similitude de forme) et d’analogie (similitude de fonction). »
    « La civilisation ou la modernité – et chaque « haute culture » a sa modernité –, c’est d’abord, pour employer une expression que Spengler n’emploie pas pour sa part, le « désenchantement du monde ». « Toute âme a un caractère religieux. Ce n’est qu’une autre façon de dire qu’elle existe… L’essence de toute culture est religion ; par suite, l’essence de toutes les civilisations est irréligion55. » La civilisation marque le passage du mythos au logos. La décadence commence lorsque la causalité profane de la science remplace la causalité sacrée de la religion. Causalité de la religion, car, en effet, la religion est aussi une construction de l’esprit destinée à apaiser l’angoisse existentielle de l’homme. Mais à ce niveau, l’esprit n’a pas encore rompu avec la vie créatrice et le rythme (Takt) cosmique qui la sous-tend. La « causalité profane de la raison » s’impose quand l’esprit s’émancipe de la vie et tente de lui imposer ses schémas abstraits. L’apogée de la « haute culture » est atteint quand esprit et vie (ou « sang », comme le dit volontiers Spengler) s’équilibrent. Mais bientôt le rationalisme détruit cet équilibre : par son esprit exclusivement critique et pratique, il démystifie le mythe religieux et l’idéalisme qui en est issu. Un des premiers symptômes de ce désenchantement est le fait que la religion elle-même perd sa dimension verticale, trahit son essence métaphysique pour se tourner vers des préoccupations « horizontales », c’est-à-dire profanes, éthiques et sociales, épousant ainsi les fins purement humanistes et utilitaires du rationalisme pratique. […]
    Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche accusait lui aussi le rationalisme socratique d’avoir tué les mythes religieux fondateurs de la culture grecque et d’avoir ainsi contribué à la perte de son identité et de sa créativité. On sait que, dans sa seconde période, commencée avec la publication de Humain trop humain (1878), « l’esprit libre » qu’il était devenu procédait au contraire à une critique virulente de la religion, notamment de la religion chrétienne et de ses valeurs morales. Elles contribuaient selon lui au « rapetissement » de l’homme. Mais même l’esprit libre qui réhabilitait la raison comme instrument de démystification de ces valeurs morales, chrétiennes, puis humanistes, ne pouvait concevoir la culture véritable que dans le prolongement d’une nature non pas rousseauiste, c’est-à-dire innocente et champêtre, mais gonflée de volonté de puissance, immorale et guerrière. Le triomphe du rationalisme comme norme cognitive et éthique ouvrait à ses yeux une ère où la réflexion consciente, discutant les ordres infaillibles de l’instinct, nivelle et stérilise les hommes.
    Spengler reste sur cette ligne. Sa critique est superficiellement, voire faussement, spiritualiste et profondément vitaliste. La force dissolvante du rationalisme n’épargne même pas pour finir les idoles que la raison elle-même s’était données en remplacement des valeurs religieuses. L’idéalisme rationaliste, c’est-à-dire la croyance en la raison et en ses capacités civilisatrices, fait bientôt place au scepticisme. »
    -Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler, PUF / Humensis, 2019.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 20 Avr - 20:33

    "Les signes de l’essoufflement du rationalisme, Spengler les voit d’abord dans la façon dont les sciences naturelles remettent en question des concepts fondamentaux : le principe d’énergie, les concepts de masse, d’espace, de temps absolu, voire le principe de causalité grâce auquel la physique prétendait pouvoir expliquer la nature. À la recherche, non de vérités, mais de résultats vraisemblables, le calcul statistique reflète l’incertitude de la vie et remplace le calcul mathématique qui prétend enfermer la vie dans des lois immuables.

    À ce sujet, la découverte de la loi d’entropie est aux yeux de Spengler tout à fait symptomatique. Le premier principe de la thermodynamique admet la réversibilité sans perte de chaleur de tout changement physique. Le second principe, l’entropie, implique au contraire que les changements physiques spontanés se font dans un sens irréversible. Ce qui, selon Spengler, est totalement en contradiction avec le caractère même de la loi scientifique qui a pour fin de repérer des processus récurrents. Spengler cite Max Planck, Niels Bohr et bien sûr la théorie einsteinienne de la relativité qui détruit à ses yeux « le concept de temps absolu » et semble donc corroborer les temporalités relatives qu’il voit à l’œuvre dans l’évolution isolée mais parallèle de chaque « haute culture ». Tout cela détruit, prétend-il, les bases de la science newtonienne, pour se rapprocher de la conception organique et morphologique de Goethe, dont il ne cesse de se réclamer. Dans les sciences de la nature, jusqu’alors soumises au principe d’une causalité à la fois mécanique et récurrente, sont réintroduites l’indétermination et l’irréversibilité du temps, du hasard, du destin, donc de la vie.

    Plus généralement, les sciences actuelles prennent de plus en plus conscience de leur anthropomorphisme. Spengler reprend ici une critique de Schopenhauer poursuivie par Nietzsche. L’esprit connaissant n’accède pas à la vérité, il n’accède qu’à la représentation qu’il se fait de la vérité. Il ne fait in fine que se découvrir lui-même."

    "Spengler range parmi ces « religions de fellahs » le judaïsme et l’islam qui survivent depuis des siècles après l’extinction de la culture magique autour du Xe siècle. Or, leurs « formes » subsistent bel et bien, et lorsque nous nous pencherons sur le problème de l’antisémitisme chez Spengler, nous verrons que la religion et l’esprit juifs sont à ses yeux loin d’être dénués d’influence dans notre propre civilisation faustienne. Quant au rôle de l’islam, les catégories spengleriennes ne laissent guère prévoir la force et l’agressivité de la résurgence islamique à laquelle nous assistons actuellement."

    "Le « nomade intellectuel » désigne le type humain qui peuple la métropole mondiale, non pas un intellectuel changeant sans arrêt de résidence, mais beaucoup plus généralement un homme que son intellectualité a coupé de ses racines, qui erre dans l’énorme « océan de maisons » du paysage urbain, un apatride qui se sent chez lui dans toutes les grandes villes. Le concept de nomadisme s’appliquait quasi naturellement aux Juifs et les écrivains antisémites de la fin du XIXe siècle ne s’étaient pas fait faute de l’exploiter. [...]
    Spengler inverse le mythe de Babel. Ce n’est pas l’incompréhension réciproque qui doit être déplorée, mais la compréhension mutuelle qui est signe d’affaiblissement créateur. Les cultures commencent à se parler quand elles n’ont plus rien d’authentique à se dire. Elles ne peuvent échanger que des formes vidées de leur sens « symbolique » originel, des objets, des systèmes, des techniques purement extérieurs et instrumentaux."

    "Plus proche à la fois de Gobineau ou de Chamberlain que Spengler, Rathenau distingue dans ses premiers écrits au sein de toute société la couche des forts, aristocrates créateurs de culture, d’une couche de peureux à l’âme d’esclave. Dans Zur Kritik der Zeit (1912), il réunit en un faisceau les traits qui caractérisent l’évolution moderne de nos sociétés : l’augmentation et la concentration des populations (Verdichtung), la mécanisation qui permet de subvenir aux besoins de la masse (Mechanisierung) ; le bouleversement social (Umschichtung) qui correspond à l’élimination de la race supérieure germanique (Entgermanisierung). Il est remarquable que Spengler, qui répugne à toute dette de reconnaissance envers ses précurseurs éventuels (si l’on excepte Goethe et Nietzsche), envoie le premier tome du Déclin dès sa parution en mai 1918 à Rathenau en le remerciant vivement de tout ce qu’il lui doit."

    "L’hyperintellectualité propre à la « civilisation » est délétère. La natalité y décroît parce que l’on a besoin de se trouver des raisons pour avoir des enfants. Réfléchi, l’instinct sexuel se détourne de sa fonction reproductrice naturelle et se transforme en érotisme, un érotisme qui s’étale sans vergogne dans toutes les métropoles mondiales. Soucieuse d’émancipation, la femme ne pense plus qu’à son épanouissement et à son plaisir. Dans sa préface écrite pour l’étude de Richard Korherr sur La Baisse de la natalité paru en 1927, Spengler stigmatise l’atmosphère empoisonnée de la grande ville :

    La lutte pour l’abolition du paragraphe interdisant l’avortement, le groupe de littérateurs qui, dans leurs romans, leurs drames et leurs films, traitent d’un érotisme sans conséquence, le culte de la girl, qui prépare le corps féminin non pour la maternité, mais pour des performances sportives, tout cela est un avant-goût du panem et circenses, dont l’appel unanime s’est élevé de la civilisation romaine.

    Il faut certes relever le caractère réactionnaire de ces analyses et notamment du portrait machiste de la femme qui en ressort : mère ou putain, une conception qui sera celle encore des nazis avant qu’ils n’envoient les femmes dans les usines d’armement ! Mais Spengler retrouve les conclusions des démographes les plus sérieux quand il note que les cultures ou les puissances meurent aussi de mort physique : par dépeuplement relatif. Le problème de la dénatalité, avec toutes ses conséquences, vieillissement de la population, problème des retraites, désertification des campagnes, immigration, etc. ne préoccupe-t-il pas à l’heure actuelle la plupart des gouvernements occidentaux ?"

    "Spengler renversant la formule de Clausewitz bien avant André Glucksmann (Le Discours de la guerre, 1969) et Michel Foucault (Il faut défendre la société, cours au Collège de France, 1976), la politique n’est que la poursuite de la guerre par d’autres moyens."

    "Cette doctrine politique qui décrète la soumission totale de la politique intérieure à la politique extérieure se situe bien évidemment aux antipodes de l’idée de contrat social et de l’État de droit. Elle se rattache à la tradition la plus pure du Machtstaat, notamment illustrée dans l’Empire allemand de la fin du XIXe siècle par l’historien prussien Heinrich Treitschke (1834-1896). Sauf que Spengler lui confère une tonalité social-darwiniste nettement plus accentuée."

    "Alors que Simmel met en évidence non seulement les aspects aliénants de l’argent, mais aussi la facilitation des échanges qu’il a permise et donc l’apport qu’il a constitué pour la liberté individuelle, Spengler voit dans l’économie monétaire un déracinement délétère. Dans l’économie agraire ou préindustrielle, on échange non des marchandises, mais des « biens », nous dit-il. Il existe entre les choses et ceux qui les détiennent un lien intime de propriété qui fait du « bien » le prolongement « organique » du propriétaire. Ici encore, Spengler prend la suite des penseurs romantiques. Ils opposaient déjà cette conception quasi charnelle de la propriété, conçue par ailleurs comme un fideicommis impliquant des devoirs à l’égard de la collectivité, à la notion juridique et abstraite d’une propriété bourgeoise dorénavant livrée à des puissances anonymes."

    "Le césarisme, règne absolu d’une personnalité d’exception sur un peuple nivelé et standardisé, ne peut apparaître selon Spengler qu’après la destruction des « formes du sang et de la tradition ». Il est la conséquence fatale de la déstructuration opérée par la démocratie."

    "Ce qui fait tourner la machine, ce sont moins les mains qui s’activent dans le travail à la chaîne, comme le laissent entendre les marxistes, c’est tout le travail de conception, d’organisation assuré par les ingénieurs et les managers. L’existence et l’avenir d’une industrie dépendent de ce travail intellectuel, c’est-à-dire d’une poignée d’hommes qui maîtrisent et développent les techniques. Et paradoxalement, comme nous l’avons déjà évoqué, c’est au sein de ce monde hyper-rationalisé de la technique et de l’industrie que Spengler aperçoit les puissances d’enracinement vital qui permettront à notre culture d’échapper aux forces délétères de l’argent (capitalisme spoliateur) et de l’esprit (démocratie cosmopolite). Chez Spengler, qui allait devenir l’un des intellectuels organiques des patrons de la Ruhr, la nostalgie agraire revêt le visage paradoxal d’un éloge de l’industrialisme : « L’industrie est encore attachée à la glèbe comme la paysannerie. » On a donc déjà chez lui cette « non-contemporanéité » (Ungleichzeitigkeit), c’est-à-dire ce mélange de pensée réactionnaire et de modernisme que, dans Héritage de ce temps (1935), Ernst Bloch décèle dans le national-socialisme et qui caractérise également dans son ensemble l’idéologie « conservatrice-révolutionnaire ».

    Faust, le Faust bâtisseur de la fin de la tragédie de Goethe, est considéré par Spengler comme la figure emblématique de notre civilisation. Mais de Faust, Méphistophélès est indissociable. Dès le début, nous explique-t-il, les esprits religieux ont ressenti le caractère diabolique de la machine. La machine est un petit cosmos uniquement soumis à la volonté de l’homme et échappant par là même à l’autorité divine, à l’image de ce perpetuum mobile conçu par le Dominicain Petrus Peregrinus de Maricourt au XIIIe siècle. Ce prométhéisme faustien, qui flatte l’hybris de l’homme et lui fait croire qu’il peut se rendre « maître et possesseur de la nature » (Descartes), conduit à la catastrophe qui se dessine actuellement. Elle participe de ce renversement dialectique observable dans chaque culture à partir du moment où l’esprit s’imagine pouvoir dicter ses lois à la nature. Mais il prend ici la forme de la dialectique du maître et de l’esclave ou encore de l’apprenti sorcier auquel échappe sa propre création. La loi diabolique de la machine soumet maintenant aussi bien l’entrepreneur que le travailleur. L’homme a perdu son pouvoir sur un développement technique qui progresse de façon autonome."

    " [Spengler ne définit pas la technique] comme compensation des déficiences organiques de cet être imparfait qu’est l’homme, comme le font les représentants de l’anthropologie philosophique Max Scheler, Helmuth Plessner ou Arnold Gehlen. La technique est fondamentalement à ses yeux une « tactique de la vie », tout outil ou tout procédé une arme forgée par la volonté de puissance dans ce combat incessant qu’est la vie. Combat contre la nature, combat aussi contre les autres. Spengler confère un statut ontologique à cette conception héroïque de la technique liée chez Ernst Jünger ou chez Ernst Niekisch à l’instauration historique du règne du Travailleur."

    "L’homme est un animal de proie, le plus habile et le plus inventif. Il se place ainsi au sommet de la création. Chez lui, la fonction de la vue est prépondérante. La vue permet à l’individu, c’est-à-dire au microcosme, de prendre ses distances par rapport au macrocosme, c’est-à-dire au monde extérieur, considéré dès lors comme objet de domination."

    "Idéologie technocratique et cette mystique du chef-né dont le néo-conservatisme weimarien attendait la restauration d’une hiérarchie sociale balayant l’égalitarisme des masses."

    "Dans le domaine de la Kulturkritik – terme qui prête à confusion puisqu’il désigne la critique d’une civilisation moderne jugée pervertie au nom d’une culture authentique –, Spengler est une sorte de dernier des Mohicans : le critique de la civilisation moderne qui déclare vaine toute sa critique.

    Le critique de la civilisation se mue donc en son chantre. Il se félicite de voir le savant d’aujourd’hui quitter son cabinet de travail pour se mettre au service de la technique et de l’économie et regrette que les philosophes n’en fassent pas tout autant. Cette conversion à la rationalité instrumentale de la modernité – qui s’accompagne du rejet de sa rationalité normative ! – est d’autant plus facile que, par opposition aux tendances d’un art moderne expressionniste ou abstrait, jugé décadent et détesté de Spengler, la beauté de cet univers scientifique et technique ne laisse pas de le séduire [...] Ses écrits témoignent du passage de la méfiance conservatrice envers un univers scientifico-technique qui bouleverse les valeurs et les structures traditionnelles à cette fascination à forte dimension esthétique qu’exerce ce même univers sur les penseurs du jeune nationalisme allemand comme Ernst Jünger.

    Voici donc l’antimoderne devenu hypermoderne ! À peine a-t-il critiqué l’empire de la raison qu’il applaudit à cette rationalité qui promet la puissance, quitte à l’orner, pour les besoins de la cause, d’une sublimation esthétique ou héroïco-morale."

    "Le passage du pessimisme culturel à l’optimisme de la puissance, plusieurs fois constaté au cours des développements précédents, s’appuie sur le mythe du faustisme25. Spengler s’empare de ce terme à une époque où ce concept avait bénéficié en Allemagne d’une valorisation idéologique qui en faisait le mythe national par excellence. Ainsi Moeller van den Bruck dans son Goethe, paru en 1907, revendique un Goethe « nationalisé », chez lequel les influences classiques, chrétiennes ou étrangères sont minorées. Moeller poursuit la voie tracée avant lui par des exégètes tels que Georg Gottfried Gervinus et Gustav von Loeper qui mettaient l’accent sur le grand réaliste qui apparaît à la fin de la tragédie de Goethe, l’homme d’action cherchant à imprimer sa marque au monde. Certes, Spengler étend le caractère faustien à l’ensemble des peuples occidentaux, mais cette généralisation laisse précisément entendre que le ferment créateur de l’Occident est bien d’origine germanique.

    La définition spenglerienne du faustisme repose essentiellement sur son opposition à l’âme antique. Spengler systématise ainsi une antithèse classique de la tradition littéraire allemande. Schiller avait déjà distingué « l’art de la délimitation » qu’est l’art classique et « l’art de l’infini » qu’est l’art moderne. Dans ses considérations sur Winckelmann, Goethe avait fait de même, opposant le sens de l’infini des modernes au cantonnement des Anciens « à l’intérieur des limites aimables d’un monde de beauté26 ». Des critiques d’art contemporains de Spengler tels que Heinrich Wölfflin ou Wilhelm Worringer avaient aussi eu recours à ce type d’opposition. Et en l’occurrence, on ne peut pas ne pas penser aux concepts nietzschéens de dionysiaque et d’apollinien. Spengler les dissocie et les applique séparément à l’une et l’autre de ces deux « hautes cultures » dont il entend souligner l’étrangeté réciproque.

    La culture faustienne est éminemment une culture de l’énergie, de l’activisme, de la volonté, une volonté prométhéenne qui cherche à s’imposer aux autres et à transformer le monde selon son propre dessein. Certes, l’élan faustien vers l’infini s’exprime d’abord dans la spiritualité ou la science occidentales, mais l’histoire de l’Occident est marquée depuis son début par l’émergence de toute une série de grands hommes d’action, qui illustrent ce que Nietzsche appelait la « bête blonde » : les « hommes de granit » qu’ont été les empereurs saxons et francs, les « hommes gigantesques » qui les entourent tels Richard Cœur de Lion et Grégoire VII. Voyez, nous dit Spengler, cette histoire pleine de bruit et de fureur, les combats de la Rose blanche et de la Rose rouge, les hommes de la Renaissance, les luttes des Huguenots, les conquistadors espagnols, les princes électeurs et les rois de Prusse, Napoléon, Bismarck et Cecil Rhodes."

    "De la tradition, il semble ne vouloir garder que les valeurs aristocratiques et soldatiques nécessaires à la lutte finale pour l’hégémonie mondiale [...] Difficile de parler concernant Spengler d’un conservatisme des valeurs (par exemple de la foi religieuse) ni même d’un conservatisme des structures. Il a déclaré les premières obsolètes et en définitive n’importe quelle structure – y compris la non-structure du césarisme ! – lui convient pourvu qu’elle assure la puissance de la nation et lui permette de continuer le plus longtemps possible de s’affirmer comme « sujet » de l’histoire. Pouvons-nous parler d’un conservatisme de la puissance ? [...]
    La sentinelle sacrifiée (der verlorene Posten) est la figure emblématique de ce réalisme héroïque qui constitue selon Armin Mohler l’idéologème central de la « Révolution conservatrice ». C’est une version héroïsée et esthétisée de l’amor fati nietzschéen. Il débouche souvent sur un décisionnisme qui voit dans l’action pure, c’est-à-dire dans un activisme privé de toute norme préalable, une façon d’affronter et de surmonter le nihilisme actuel. « Ce qui compte ce n’est pas ce pour quoi nous combattons, mais comment nous combattons », affirme Jünger dans « La guerre comme expérience intérieure » (1926)."

    "Apparaît donc chez Spengler le désir de moderniser le conservatisme allemand, trop « provincial » à son goût. Il ne veut pas rompre avec la monarchie, mais il souhaite sa modernisation ainsi que celle de la noblesse. Si celle-ci a pu faire preuve de pragmatisme dans la gestion des instances locales, elle a besoin maintenant d’être formée aux tâches non plus seulement militaires, administratives ou représentatives, mais aussi politiques, diplomatiques, techniques et commerciales des temps modernes. Dans cette époque impérialiste, elle doit s’ouvrir au monde, envoyer ses fils à l’étranger, dans les colonies, les plantations, pour se frotter aux problèmes du commerce international. L’économie prend le pas sur la politique. Raison de plus pour acquérir ces compétences qui permettront de la mieux maîtriser. La vraie noblesse – comme le vrai conservatisme – consiste à répondre aux exigences de l’heure. D’autre part, Spengler engage l’empereur à bien prendre conscience de la vocation impériale, sinon hégémonique, de cette Prusse-Allemagne « romaine » ou « américaine » forgée pendant la guerre.

    Soucieux comme Pareto du renouvellement des élites, Spengler souhaite que l’oligarchie traditionnelle (la noblesse) reçoive le sang nouveau de personnalités compétentes issues de la bourgeoisie et de la partie « correcte » de la classe ouvrière, et ce quelle que soit leur appartenance religieuse (souvenir du Kulturkampf de Bismarck ?). Contrairement au libéralisme animé par des idéaux irréalisables, le véritable conservatisme est un réalisme, affirme-t-il. Il exhorte donc le monarque à s’engager dans cette « démocratie élitiste » nouvelle manière qui n’implique que quelques concessions de pure forme. Le néo-conservatisme weimarien dont le visage s’ébauche dans les notes ou les mémorandums rédigés pendant la guerre cherche à mettre à son service les formidables moyens modernes que lui offrent et la rationalité technique et la mobilisation des masses.

    La défaite a surpris Spengler comme des millions d’autres Allemands. Il développe très vite sa propre version du coup de poignard dans le dos. Dans Prussianisme et Socialisme, il attribue la responsabilité de la défaite à la révolution de novembre."

    "Spengler reprend cette argumentation [de Sombart, de Nietzsche voire de Sorel, qu'on retrouve plus tard chez Céline] et développe l’opposition entre un socialisme marxiste mercantile et hédoniste et un socialisme prussien héroïque. Les catégories marxiennes de classe – définie par la richesse – et de travail – traité comme une marchandise – sont selon lui des définitions typiquement anglaises auxquelles il oppose les notions prussiennes d’ordre social (Stand) – défini par le rang et la responsabilité – et de travail – défini par le sens du devoir envers la communauté. Le marxiste joue le jeu mercantile. Par le mot d’ordre « expropriation des expropriateurs », le « phéacien prolétaire » clame son envie d’accéder lui-même à la richesse. « Le marxisme est le capitalisme de la classe ouvrière »."

    "À l’intérieur de la famille faustienne, « l’esprit viking » (Wikingergeist) des Anglo-Saxons se distingue de « l’esprit de l’Ordre » (Ordensgeist) caractéristique de l’histoire de la Prusse depuis l’ordre des Chevaliers teutoniques. Spengler reprend ici une opposition classique des « idées de 1914 », telle que l’avait exprimée notamment Werner Sombart dans son écrit déjà cité de 1915. D’un côté la nation libérale, utilitariste, individualiste et eudémoniste, de l’autre la nation « héroïque » où de l’individu sont exigées les vertus de discipline, d’ordre, de dévouement à la collectivité nationale. Le mépris de Sombart pour la « mentalité de boutiquiers » (Krämergeist) des Anglais, égoïste et empreinte de fausseté avait été partagé au cours de la « guerre des esprits » par de nombreux autres intellectuels allemands, notamment Max Scheler dans Le Génie de la guerre et la Guerre allemande (Leipzig, 1915). Il fait place chez Spengler à une certaine admiration à l’endroit du grand rival mondial."

    "Après Lassalle, à qui il rend hommage, après Stöcker, après Naumann, après les « socialistes de la chaire » (Kathedersozialisten), Spengler a le souci de réconcilier la classe ouvrière et la monarchie."

    "Il a tissé des liens amicaux avec l’industriel Paul Reusch, directeur général de la Gutehoffnungshütte. Il est proche du très conservateur Parti populaire national allemand (Deutschnationale Volkspartei) dirigé par le magnat de la presse Alfred Hugenberg. Il est également devenu l’ami de Georg Escherich, fondateur de la fameuse Orgesch (pour Organisation Escherich), milice nationaliste antirépublicaine prête à en découdre avec les forces révolutionnaires de gauche de l’époque. Il fréquente, au moins épisodiquement, Franz Seldte, fondateur de l’organisation des anciens combattants Stahlhelm (Casque d’acier), le monarchiste Gustav von Kahr du Parti populaire bavarois (Bayerische Volkspartei), l’économiste Karl Helfferich, l’un des dirigeants les plus à droite du DNVP. Spengler publie des articles (souvent des extraits d’œuvres parues ou à paraître) dans les organes de presse de ces milieux, et il est invité à faire des conférences dans leurs clubs de réflexion, ce qui, ajouté au succès de ses livres, lui procure une aisance matérielle enviable. Il adapte d’ailleurs son « look » à cette nouvelle fonction : tête rasée, col cassé et redingote !

    Anton Mirko Koktanek, son biographe, n’exclut pas qu’il ait été impliqué dans des projets de coups d’État antirépublicains pendant la crise de 1923. Spengler pense à une restauration monarchique. De fait, certaines de ses lettres de l’époque emploient un langage plus ou moins crypté, laissant entendre que tout ne peut être dit par écrit, qu’il faut se méfier des espions. Spengler est en contact avec le Kronprinz et son entourage. En septembre 1923, il a une entrevue avec le général Hans von Seeckt, chef de la Reichswehr, sur qui il compte pour prendre le pouvoir et assurer le salut national. Déçu par ce qu’il appelle « l’opportunisme » de von Seeckt (fidèle à la neutralité « prussienne » de l’armée à l’égard du régime en place), il se demande s’il doit miser sur von Kahr ou sur Escherisch.

    En revanche, les entreprises des Völkische, dont les représentants majeurs sont Ludendorff et Hitler, ne lui inspirent aucune confiance. Il condamne moins leur idéologie que leur comportement. Les Völkische sont des excités qui pensent faire de la politique à coups de slogans, de manifestations de rue et de grands sentiments. Leur attitude irréfléchie pourrait déclencher par réaction cette révolution bolchevique que la droite allemande de l’époque craint par-dessus tout. Le ridicule putsch de la brasserie de novembre 1923 risque de jeter le discrédit sur toute la droite et de remettre en selle le gouvernement républicain. Selon Spengler, la politique sérieuse ne s’accommode ni de vacarme, ni d’emportements irrationnels. Elle doit être l’affaire de techniciens compétents et non de « bouffons » comme Hitler, et elle ne peut se fonder sur une chimère telle que la race définie biologiquement. Sans doute faut-il voir un écho de la proposition faite par Hitler à Moeller van den Bruck lors d’une entrevue de 1922 d’être le « tambour » et le rassembleur du peuple allemand dans ces phrases prononcées par Spengler en 1924 au cours d’une conférence sur les « Devoirs politiques de la jeunesse allemande » : « Un homme d’affaires intelligent n’est certes pas encore un homme d’État – bien que la politique consiste à gérer un État – mais des joueurs de tambour et de fifre ne sont en tout cas pas de grands généraux. » À l’égard du nouveau chancelier Gustav Stresemann, Spengler est d’abord réticent parce qu’il accepte le jeu parlementaire. Mais il lui offre bientôt son entremise pour entrer en contact avec le général et homme politique sud-africain Jan Christian Smuts, favorable à l’allégement des réparations fixées par le traité de Versailles."

    "À ses yeux comme aux yeux de la plupart des « conservateurs révolutionnaires » de l’époque, la révolution bolchevique est avant tout, malgré ses mots d’ordre internationalistes, une révolution nationale. C’est ce qui explique la fascination que ce nouveau régime exerce sur eux. Mais si Spengler propose bien de collaborer avec lui, ce n’est pas tout à fait de la même façon que Moeller van den Bruck ou les nationaux-bolcheviques autour de Niekisch. Pour ceux-ci, l’Allemagne doit s’allier à la Russie pour constituer un bloc des peuples jeunes et prolétaires en mesure de s’opposer à l’Ouest capitaliste. La position de Spengler est plutôt celle des hommes politiques et des chefs d’entreprise réalistes qui, quoique nationalistes et antibolcheviques, ont formé au début des années 1920 ce que l’on a pu appeler le « lobby russe ». Ils considèrent que l’Allemagne ne peut que tirer avantage d’une entente avec la Russie, tant sur le plan politique que sur le plan économique et militaire. Elle pourrait ainsi desserrer l’étau occidental. Parmi eux, les artisans de Rapallo, le ministre des Affaires étrangère Walther Rathenau et le secrétaire d’État « Ago » von Maltzan, mais aussi le chef de la Reichswehr, Hans von Seeckt qui, en violation du traité de Versailles, entretiendra bientôt des camps d’entraînement secrets en Union soviétique !

    En 1924, le point de vue de Spengler sur la Russie tel qu’il s’exprime dans une conférence intitulée « Nouvelles formes de la politique mondiale » et à la fin de Reconstruction du Reich allemand a quelque peu évolué. Même si Lénine, qui vient de mourir, y est célébré comme « la plus importante figure de César depuis Cecil Rhodes », la peur du bolchevisme s’accentue. S’esquissent alors les thèses sur la « révolution mondiale des gens de couleur ».

    Sur le plan extérieur, l’anglophobie admirative de Prussianisme et Socialisme a fait place dans ces écrits politiques du début des années 1920 à une francophobie agressive. L’Imperium Germanicum voit en effet se dresser contre lui un concurrent que l’histoire semblait avoir définitivement éliminé : la France. Inversement, les Anglais redeviennent des alliés potentiels. Spengler redécouvre donc l’ennemi héréditaire et n’hésite pas à recourir aux stéréotypes les plus éculés : comment ce peuple de rentiers, amoureux de la bonne vie, peut-il prétendre maintenant à l’hégémonie européenne ? Oublie-t-il qu’il n’a gagné la guerre que grâce à ses alliés anglo-saxons ? Spengler retrouve un argument de Gobineau : la France n’a joué un rôle historique qu’aussi longtemps que sa noblesse, d’origine germanique et celtique, l’a dirigée."

    "Il a également recours à un argument qui, après avoir été utilisé par des idéologues comme Moeller van den Bruck, deviendra l’un des outils de la propagande nazie : celui d’une France négrifiée. Non exempte d’exactions et d’humiliations, l’occupation de la Ruhr, avec l’emploi par la France de troupes africaines, a marqué les esprits allemands."

    "Reprenant la critique de Max Weber, Spengler rend Bismarck en grande partie responsable de la dégradation de la culture politique allemande. Laissant le Parlement à l’écart, Bismarck n’a pas permis l’éducation d’une classe politique compétente, à l’inverse de ce qui s’est passé en Angleterre. Le Reichstag est devenu une « baraque de rouspéteurs » (version spenglerienne de la Schwatzbude, baraque de bavards, dénoncée par Guillaume II), une espèce de café du commerce en grand, dont le médiocre « Michel allemand » suit passionnément les vaines querelles. Bismarck a également négligé de mettre la fonction publique en contact avec les réalités de l’économie et de l’industrie qui commandent maintenant à la « grande politique ». Spengler propose d’introduire les méthodes du privé dans le public : davantage de responsabilité et d’initiative personnelles, moins de sécurité dans l’emploi afin d’encourager l’émulation, moins d’esprit bureaucratique et davantage de réalisme. Mais en même temps, il veut « appliquer dans l’avenir au service de l’État les idées fondamentales de l’éducation militaire selon Moltke ». Dans son livre politique de 1924, Refondation du Reich allemand, un chapitre est consacré à l’éducation. Le titre en est : « L’éducation : dressage ou formation ? » (« Die Erziehung: Zucht oder Bildung ? »). La Bildung humaniste du lycée traditionnel lui semble dépassée car son idéalisme est trop éloigné des réalités de la vie. S’inspirant de l’exemple d’Eton, il veut mettre en place des établissements destinés à la formation « d’une aristocratie de fonctionnaires ». Dans cette sorte d’ENA sera dispensé un enseignement axé sur le concret et sur la formation de la personnalité. Y auront accès des élèves de toutes origines sociales, y compris des milieux les plus modestes.

    Le projet de « refondation du Reich » que Spengler publie en mai 1924 reste, malgré les préférences monarchiques de l’auteur et un antidémocratisme toujours virulent, dans le cadre de la République puisqu’il constitue la contribution programmatique de Spengler aux élections imminentes au Reichstag. Spengler prône une inflexion à la fois autoritaire et plébiscitaire du régime dans lequel les contre-pouvoirs de la démocratie représentative seraient fortement limités : un chancelier assisté d’un conseil d’État composé d’experts nommés par lui, un Reichstag toujours élu au suffrage universel, mais au nombre de membres réduit à cent cinquante, ce qui aurait l’avantage d’éliminer le « bétail à voter » (Stimmvieh) ainsi que les agitateurs professionnels, des sessions bisannuelles et brèves, un Reichstag conçu davantage comme un conseil de surveillance que comme un organe de proposition, votant le budget et les lois, mais par votes bloqués et nominaux, la possibilité pour le gouvernement de recourir au référendum en cas de conflit avec les députés, une cour supérieure de justice qui serait appelée à juger de leur bonne conduite, de leur exclusion ou non-réélection éventuelles, une réduction drastique du nombre des partis à quatre. Bref, le programme de Spengler vise à renforcer l’efficacité et la responsabilité de l’exécutif, en réduisant les pouvoirs du Parlement et en éliminant le régime des partis."

    "On ne peut qu’être choqué en constatant l’exaltation de la virilité et de la haine qui accompagne cet appel au Führer (ou plutôt, pour être juste, aux Führer) : « Celui qui ne sait pas haïr n’est pas un homme et l’histoire est faite par des hommes […]. Le fait que nous puissions enfin haïr en tant qu’Allemands est un des rares résultats de cette époque et peut-être une garantie pour notre avenir. » Ou alors faut-il louer de nouveau à cette occasion le « réalisme » impitoyable d’un homme faisant le constat qu’en effet la haine peut être un ciment social d’une redoutable efficacité ?"

    "La lutte contre ce qu’il appelle le « bolchevisme fiscal » (Steuerbolschewismus), par analogie avec le concept de « bolchevisme culturel » (Kulturbolschewismus) par lequel la droite weimarienne tentait de discréditer les avant-gardes culturelles de l’époque, constitue avec la sélection des élites l’un des grands chevaux de bataille du « philosophe de l’industrie lourde » qu’est devenu Spengler. Il faut veiller selon lui à ce que l’économie nationale productive ne soit pas « pillée » par une fiscalité excessive et en même temps qu’elle ne soit pas entravée par une législation sociale trop lourde. Le bolchevisme fiscal cherche selon Spengler à atteindre sans bruit et sans effusion de sang ce qui a été réalisé en Russie au prix de fleuves de sang : le nivellement complet de la société. Ses effets sont les mêmes que ceux recherchés par le marxisme : l’expropriation des propriétaires. La « migration verticale » des peuples ne fonctionne pas seulement du bas vers le haut. Une fiscalité exagérée conduit nombre de propriétaires, exploitants ou chefs d’entreprise à mettre la clef sous la porte et à rejoindre la masse hétérogène du « quatrième ordre » citadin."

    "Tout le mal vient, selon lui, de l’impôt direct fondé sur une déclaration de ses revenus par le citoyen considéré comme un sujet libre et responsable. Car la morale fiscale a tôt fait de céder place à l’envie, motivation sociale de premier rang, qui pousse à la dénonciation des « privilégiés »."

    "Il en appelle à la solidarité entre patrons et ouvriers. Les premiers ne doivent pas oublier que la propriété doit être conçue comme un fideicommis. Les lois qui empêchent tout abus de la propriété ne seront jamais assez sévères ! Aux ouvriers, il rappelle la hiérarchie naturelle entre travail de direction et travail d’exécution. Il met les patrons en garde contre la tentation de former une caste fermée. Les Siemens, Krupp, Borsig et autres n’ont dû leur ascension qu’à leurs seuls mérites. Et le mérite doit être en effet le seul critère d’accès aux responsabilités. Mais précisément, il faut donner aux ouvriers la possibilité de s’éduquer pour grimper les échelons. Spengler envisage leur participation à la gestion de l’entreprise, à la fixation des salaires et des conditions de travail. Cependant, pour que ces réformes soient possibles, il faut que les ouvriers se détournent de la tutelle marxiste et des partis politiques."

    "L’année 1924 constitue l’acmé de l’engagement politique de Spengler. Grâce au gouvernement de Stresemann et aux mesures économiques de Hjalmar Schacht, grâce aussi à un environnement international plus favorable (en France, le cartel des gauches se démarque de la politique intransigeante de Poincaré !), l’Allemagne sort de la crise politique et économique. Les analyses politiques de Spengler ont certes eu un succès d’estime dans les milieux du parti conservateur DNVP (Parti allemand national populaire). Hugenberg a dit son accord. Le président du parti, le comte Kuno Westarp, se félicite qu’à l’heure de la reconstruction de l’Allemagne, Spengler participe par ses écrits et conférences à la définition d’un nouveau conservatisme, qui, au-delà des propriétaires fonciers et des classes moyennes, attire à lui « les éléments de l’industrie, du commerce et des banques ». Mais la révolution nationale rêvée par Spengler a échoué, le DNVP n’est pas au pouvoir, la République de Weimar entre dans sa phase de stabilisation et de prospérité relatives. Déçu par la vanité de ses efforts, Spengler se tourne de nouveau vers ses préoccupations historiques et philosophiques."

    "Spengler appréhende la Grande Dépression de 1930 comme l’une des premières manifestations aiguës d’une vaste « catastrophe », qui, d’ébranlement en ébranlement, finira par ruiner la civilisation occidentale tout entière. Ce qui est en train de se passer est à ses yeux l’illustration, à propos de l’Occident, de la loi historique qui veut que les cultures finissent de mourir sous les coups conjugués de la révolte intérieure des masses et des invasions barbares, de la révolution d’en bas et de la révolution du dehors. Cette thèse annonce celle d’Arnold Toynbee attribuant aussi à l’alliance entre prolétariats interne et externe un rôle important dans la décadence des cultures. Eu égard à la dimension planétaire de cette crise, Spengler forge les expressions « révolution mondiale blanche » et « révolution mondiale des hommes de couleur ». [...]
    L’empire colonial français, autrefois gage de puissance, ne tardera pas, selon Spengler, à tomber aux mains de l’Italie qui a la chance d’avoir à sa tête un chef digne de ce nom."

    "L’Asie reprend peu à peu possession de la Russie. Les industries vitales sont transférées à l’est de Moscou, la Biélorussie et l’Ukraine n’étant plus qu’un glacis rendant par avance vaine toute invasion (l’avertissement, à défaut d’être original, eût pu et dû servir à Hitler !). En outre le bolchevisme d’origine occidentale cède la place à une couche « plus asiatique » de dirigeants : « De marxisme véritable, il n’y en a plus guère là-dedans en dehors des noms et des programmes. En réalité, il existe un absolutisme tartare qui incite à la révolte et exploite le monde. » Ailleurs est évoquée l’apparition d’un nouveau Gengis Khan « rusé, cruel, utilisant le meurtre comme moyen quotidien de gouvernement », dont les armées pourraient bientôt déferler sur l’Europe. Allusion évidente et clairvoyante à Joseph Staline qui témoigne aussi de cette peur du bolchevisme ayant habité la bourgeoisie allemande au cours de la République de Weimar jusqu’à la conduire dans les bras du national-socialisme.

    Vainqueur dans sa guerre contre la Russie tsariste, le Japon est devenu en peu de temps une puissance mondiale. Il a conquis la Mandchourie, base d’une future expansion continentale. Sur mer, il a pratiquement assuré sa suprématie sur l’Océan pacifique. En revanche, Spengler n’accorde aucun avenir aux peuples de fellahs que sont les Chinois et les Indiens. Ils pourront seulement changer de maîtres."

    "La Commune de Paris de 1871 donne l’exemple de l’ochlocratie que prépare un bolchevisme diffus dans le corps social et qui atteint même certains chrétiens de gauche :

    À l’époque, ce n’était pas les ouvriers qui gouvernaient en réalité, mais la racaille paresseuse, les déserteurs, les criminels et les souteneurs, les littérateurs et les journalistes, et parmi eux, comme toujours, beaucoup d’étrangers, de Polonais, de Juifs, d’Italiens et même d’Allemands.

    Spengler n’y va pas de main morte dans la dénonciation des « salaires de luxe » ou des « salaires politiques » des ouvriers occidentaux et de la protection sociale dont ils bénéficient et qui en font, grâce notamment au « bolchevisme fiscal », des « pensionnaires de la société et de la nation » au détriment d’autres couches sociales comme les ingénieurs qui innovent et les paysans qui nourrissent. Ainsi se réalise de façon insidieuse ce que Marx voulait atteindre par la révolution : « L’expropriation de toute l’économie au profit d’une classe. » Comme Moeller van den Bruck, Spengler pense qu’être prolétaire est une question de mentalité. Mais Moeller espérait rallier le prolétariat tout entier à la cause nationale. Spengler affiche à son égard un mépris absolu. Mimant Nietzsche, il déplore son nihilisme, sa « morale utilitaire d’âmes d’esclaves », son « parasitisme d’esprits inférieurs ». Le théoricien du « socialisme prussien » ôte ici son masque social. Faut-il y voir l’expression de cette panique qui, selon Theodor Geiger, s’est emparée au début des années 1930 des classes moyennes allemandes devant le péril bolchevique ? Spengler va jusqu’à rendre le « parasitisme ouvrier » responsable de l’importance prise par le capitalisme financier. Pour payer ces salaires de luxe et sauver leur entreprise, les patrons sont contraints d’augmenter artificiellement leur production et, conséquemment, de favoriser le consumérisme."

    "Au contact du monde blanc, les hommes de couleur ont eu tout le loisir d’en mesurer les contradictions et les faiblesses. Non seulement les pays occidentaux leur ont appris le maniement des armes, l’utilisation de la technique, mais ils leur ont aussi enseigné les mots d’ordre dont ils peuvent maintenant se réclamer pour leur émancipation."

    "C’est dans ce même climat vitaliste de haine sociale et raciale que Spengler évoque maintenant le problème de la dénatalité. La Première Guerre mondiale n’a fait que l’aggraver car elle a emporté les meilleurs. La recherche de confort et de sécurité, l’assurance sociale sont par ailleurs de graves entraves à la sélection naturelle. « Pur produit du rationalisme », la médecine moderne agit dans le même sens, notamment en allongeant indûment la vie : « Elle remplace le nombre des enfants par le nombre des vieillards. Elle correspond à l’idéologie du panem et circenses en mesurant la valeur de la vie au nombre de jours vécus et non d’après son contenu12. » En outre, elle maintient en vie des natures faibles ou des handicapés physiques ou mentaux, ce qui affaiblit d’autant la capacité reproductive de nos peuples « civilisés ». C’est, selon Spengler, cette foule de dégénérés qui fournit les troupes du prolétariat révolutionnaire dont la haine sociale est celle d’hommes défavorisés par la naissance, et nourrit « ce bolchevisme de salon des esthètes et des littérateurs » qui goûtent le charme de ces psychoses et de ces névroses. On le voit, Spengler n’hésite pas à franchir intellectuellement le seuil d’un eugénisme négatif que les nazis mettront bientôt en pratique."

    "L’on peut objecter à Spengler que le recul de l’Europe a été définitivement scellé par une Seconde Guerre mondiale conduite par des dirigeants allemands s’inspirant du darwinisme social vers lequel il penche et ayant utilisé pour s’emparer du pouvoir la peur, le ressentiment social et la haine raciale qui sourdent à maintes reprises d’Années décisives."

    "L’étonnement d’Elisabeth Förster-Nietzsche à qui Spengler remet en 1935 sa démission du Nietzsche-Archiv pour protester contre l’orientation trop conforme au nouveau régime qu’elle entend lui impulser est partagé à l’époque par beaucoup, à commencer par les nazis eux-mêmes."

    "Malgré ses déclarations, Spengler a en 1932 voté pour Hitler à l’élection présidentielle avec cet argument quelque peu inattendu dans la bouche d’un contempteur des « masses » : « L’homme est exécrable, mais il faut soutenir le mouvement. » Au lendemain de la « prise de pouvoir », Goebbels, toujours avide d’obtenir des cautions intellectuelles pour soutenir l’entreprise nazie, essaie par deux fois d’enrôler Spengler. Celui-ci s’est éloigné de gens qui, tel Hugenberg, ont accepté la collaboration avec le nazisme. Et dans des notes inédites, il a des mots très durs pour les intellectuels qui, comme M. Heidegger ou A. Baeumler, ont rallié le régime dès le printemps 1933. Pourtant, à l’été 1933, il sollicite et obtient une entrevue du nouveau chancelier du Reich. Celle-ci a lieu le 25 juillet à Bayreuth. Elle consiste, pour l’essentiel et comme toujours avec Hitler, en un long monologue du dictateur débutant, quelques points d’accord apparaissant néanmoins en politique extérieure (Spengler approuve la sortie de l’Allemagne de la Société des nations, qui sera actée en octobre). L’entretien se termine sur la promesse de se revoir. Déçu par la confiscation de la parole par Hitler, Spengler n’en fait pas moins part à sa sœur de sa satisfaction d’ensemble. Il aura pendant quelques mois des propos plus bienveillants à l’égard du Führer. Il caresse en effet l’espoir de devenir le conseiller de ce chancelier qui, selon lui – et il rejoint ici un sentiment très répandu dans les rangs de la droite allemande –, ne peut pas ne pas être convaincu de ses limites et qu’il faut donc, selon la parole de von Papen, « encadrer ». Comme beaucoup (à commencer par Heidegger !), il souhaite devenir le « guide du guide ». Lorsqu’Années décisives paraît, début août, Spengler en envoie un exemplaire dédicacé au Reichskanzler, espérant pouvoir recueillir son avis lors d’un prochain rendez-vous… qui ne viendra jamais. [...]

    Le mythe du Troisième Reich ne diffère pas essentiellement, selon lui, des utopies rationalistes comme celle du contrat social ou du Manifeste communiste. Comme ces dernières, il fait miroiter aux yeux des masses avides de sécurité et de bonheur un âge d’or définitif fondé sur l’abolition des différences sociales [...]
    La science raciale dont se réclame le nazisme porte, selon lui, les stigmates de l’époque « darwiniste » où elle a vu le jour, c’est-à-dire les stigmates du matérialisme le plus plat. Or, il n’est pas possible de définir la race par des critères matériels, anatomiques, biologiques, physiologiques, phrénologiques, etc. Car elle est en définitive quelque chose de cosmique et de spirituel. Il y a race dès qu’il y a le sentiment d’une communauté de destin, « le sentiment que l’on marche du même pas et à la même allure dans l’Être historique ». Spengler se place sur le terrain du psychisme collectif. S’inspirant de la morphologie goethéenne, il parle de « l’idée » qui informe et forme une nation ou un peuple, de force plastique ou métaphysique, de courant cosmique ou du rythme vivant ressenti par toute une communauté. Une « race » naît quand naît son « âme », c’est-à-dire le sentiment d’une appartenance commune. Il peut y avoir des races présentant exactement les mêmes caractères physiques ou anatomiques mais « spirituellement » tout à fait différentes. [...] Spengler ne supporte pas l’idée que le peuple allemand forme une masse de quatre-vingts millions d’aristocrates ! En outre, comme le pensait Nietzsche, le métissage n’est absolument pas défavorable à cette sélection des meilleurs."

    "Depuis la chute de l’Empire soviétique et la traduction en russe du Déclin en 1993, la droite nationaliste russe a redécouvert Spengler et compte bien que se réalisera sa prophétie d’une neuvième « haute culture » russe « eurasienne » qui dominera l’ère nouvelle."

    "Il faut donc lire Spengler, mais comme un défi, pour lui donner tort. Il ne s’agit pas d’illusion, mais de fidélité à nous-mêmes, à notre tradition, ce que Spengler dans son registre eût d’ailleurs lui-même approuvé. Nous préférons mourir en « sentinelle sacrifiée » du combat humaniste qu’en héros morbide d’un Occident ayant aboli ses valeurs et essayant de retrouver en soi la « bête de proie » pour sauver sa peau, pendant quelques siècles encore."
    -Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler, PUF / Humensis, 2019.


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    Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler Empty Re: Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 21 Avr - 15:37


    "Malgré sa volonté de souligner la discontinuité historique, Spengler avait dû admettre dès le Déclin qu’un certain nombre de « hautes cultures », notamment celles du pourtour méditerranéen, avaient été marquées par les « impressions » (Eindrücke) laissées par des cultures précédentes. Mais il avait tenté d’en atténuer l’importance grâce à son concept de pseudomorphose. Dans le Déclin, il avait brièvement parlé de cultures primitives préparant l’apparition des « hautes cultures », les seules « historiques », c’est-à-dire significatives pour une histoire mondiale. Dans la nouvelle « histoire du monde depuis les origines » qu’il ambitionne maintenant d’écrire, c’est à ces cultures primitives, à leurs formes et à leur fonction qu’il veut se consacrer. Il veut, dit-il, combler ainsi une lacune du Déclin en élargissant ses recherches historiques « vers le bas ».

    Son biographe, A. M. Koktanek, prétend que dès 1924 il a rompu avec la thèse de la discontinuité historique. En fait, il n’y renonce pas tout à fait pour ce qui est des « hautes cultures ». Mais dans les écrits mentionnés plus haut, c’est en effet une vision continuiste qui s’impose. Continuiste, parce que la véritable histoire ne commence plus seulement avec les « hautes cultures », les cultures primitives en font maintenant partie intégrante. L’histoire du monde devient l’histoire de l’homme mentionné au singulier. L’humanité n’est plus un simple concept zoologique. Continuiste aussi, parce que c’est bien la description des rapports interculturels, échanges, emprunts et similitudes qui l’emporte dans la peinture de ces civilisations primitives qui se situent toutes dans un périmètre englobant le pourtour méditerranéen, le Proche-Orient et la steppe eurasienne. Continuiste encore, parce que beaucoup d’éléments culturels y apparaissent, comme le culte des morts, l’invention de l’écriture, etc., lesquels constituent autant de soubassements essentiels pour les « hautes cultures » qui ne feront que les développer. Alors que dans le Déclin Spengler ne concédait ces liens que du bout des lèvres, soulignant la nouveauté absolue des « hautes cultures », il met maintenant l’accent sur les enchaînements culturels et sur « l’héritage préhistorique » qui, selon leur enracinement géographique, agissent sur leur formation.

    Dans cette seconde philosophie de l’histoire, la méthode de Spengler a par ailleurs changé. La morphologie historique, applicable aux « hautes cultures », a fait largement place, comme le « livre métaphysique » Urfragen (Questions originaires) le montre, à une psychogénétique de l’âme humaine qui en suit les mutations et les progrès. À la manière de Breysig ou de Müller-Leyer2, Spengler distingue des degrés d’évolution des cultures qu’il range sur une échelle de a à d. Ces degrés ont été franchis dans le temps (même si certaines cultures peuvent en rester aux niveaux inférieurs pendant que d’autres « grimpent »). Les deux premiers degrés concernent la préhistoire. Le stade a embrassé les premiers pas du processus d’hominisation, il commence au paléolithique inférieur et dure environ 100 000 ans. C’est à ce stade que, par une mutation soudaine, l’homme invente son premier outil ou sa première « arme » : la main. Le stade b se situe au paléolithique supérieur et les cultures y durent environ 10 000 ans. C’est l’époque où s’éveillent les premiers ferments de la conscience humaine, la capacité de pressentir et de prévoir (Schauen und Ahnen). Spengler qualifie ces deux premiers stades de granit et de cristal, ce qui laisse entendre que leur évolution ne peut pas encore être considérée comme véritablement organique.

    L’évolution organique et donc aussi proprement historique commence avec les cultures des degrés c et d. Le degré c est celui où la langue, l’écrit permettent les entreprises collectives et les échanges, le dernier degré d, enfin, celui des « hautes cultures », où la conscience humaine devient réflexive et veut construire son monde à elle. Alors que ces « hautes cultures » restent attachées à leur paysage primitif (si l’on excepte leur extension mortifère à l’époque de la civilisation) et ont une durée de vie limitée à mille ans, les cultures primitives sont comme des amibes qui se scindent pour s’étendre au-delà de leurs territoires originels et ont un rythme d’évolution lent, sans véritable limite temporelle. On peut penser ici à la distinction de Lévi-Strauss entre cultures froides et cultures chaudes. Spengler en distingue trois auxquelles il donne des noms un peu fantaisistes. « Atlantis » est la culture de l’Ouest (de l’Irlande à l’Égypte) caractérisée par un culte des morts et de l’au-delà qui s’exprime dans d’énormes constructions mégalithiques ; « Kash », la culture du Sud-Ouest (entre l’Inde et la mer Rouge), est celle de l’osmose avec le cosmos (les étoiles en sont les divinités), ce qui annonce, bien sûr, la « haute culture » magique ; « Touran » enfin la culture du Nord (de l’Europe du Nord à la Chine), culture « héroïque » tournée vers l’action ici-bas : en enterrant ou en incinérant leurs morts, les peuples héroïques de cette dernière aire culturelle montrent qu’ils veulent certes en garder la mémoire, mais aussi ne pas se laisser aller à une remémoration incessante les détournant de l’action immanente.

    L’élargissement de la vision spenglerienne de l’histoire penche donc vers une sorte d’anthropologie historique décrivant la marche ascendante de l’homme vers des formes de civilisation de plus en plus typées et donc de moins en moins communicables et interchangeables. Le paradoxe est en effet que cette évolution au cours de laquelle l’homme se détache progressivement de son insertion dans le milieu naturel et pan-humain est aussi celle qui l’enferme de plus en plus dans des rythmes organiques voire biologiques stricts. Spengler ne renie donc pas sa première philosophie de l’histoire en restant fidèle à sa thèse de la relativité des « hautes cultures ». Il reste également fidèle à son historisme vitaliste dans la mesure où la naissance et l’évolution des cultures procèdent toujours d’un élan vital d’origine cosmique qui engendre de mystérieuses mutations successives échappant à la liberté humaine."
    -Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler, PUF / Humensis, 2019.


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