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    Jérôme Ravat, Relativismes, universalisme et réalisme en morale. Approches naturalistes

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jérôme Ravat, Relativismes, universalisme et réalisme en morale. Approches naturalistes Empty Jérôme Ravat, Relativismes, universalisme et réalisme en morale. Approches naturalistes

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 28 Oct - 12:16



    "Il convient ici d’effectuer une distinction cruciale entre dispositions à la moralité et règles morales. Si l’on admet l’hypothèse que les individus possèdent des tendances comportementales universelles ayant des répercussions morales, ces tendances ne s’identifient pas pour autant à des règles : c’est l’acculturation morale, en effet, qui octroie un contenu aux grandes dispositions universellement présentes au sein de notre espèce. L’anthropologue Shweder, connu pour avoir étudié plusieurs sociétés de l’Inde, émet sur ce point une hypothèse digne d’intérêt : il existe selon lui trois grands domaines éthiques innés, et donc communs à toutes les sociétés : l’« éthique de l’autonomie » (droits individuels, règles d’équité), l’« éthique de la communauté » (devoirs envers autrui, respect de l’harmonie sociale) et l’« éthique de la divinité » (respect de l’ordre sacré, évitement de la pollution, pureté morale). Pour Shweder, les différentes cultures auraient tendance à accorder davantage d’importance à un domaine plutôt qu’à un autre. Ainsi, les Indiens seraient davantage sensibles à la question des devoirs et de la pureté morale, tandis que les Occidentaux seraient plutôt sensibles à la question des droits. Il importe ici d’insister sur un point décisif : le fait que les Occidentaux mettent davantage l’accent sur les droits que sur les devoirs ne signifie nullement que l’idée de devoir est absente de la pensée occidentale. Cela signifie simplement qu’elle y est moins présente. Ainsi, des dispositions morales peuvent exister implicitement de manière transculturelle sans pour autant donner lieu à des règles universelles.

    Une telle hypothèse, qui réhabilite le rôle de la culture dans la formation des sujets moraux, est aussi confirmée – ironie du sort ! – par le naturalisme lui-même, comme le montre le concept de « plasticité neuronale » utilisé par les neurosciences. Ainsi que l’explique Jean-Pierre Changeux dans L’homme neuronal, le renforcement des connexions synaptiques s’effectue en grande partie au cours de l’épigenèse et se trouve donc grandement influencée par le contexte environnemental. Autrement dit, nous ne sommes pas génétiquement programmés pour être des êtres moraux particuliers : c’est bien plutôt l’environnement, la culture, qui vont attribuer un contenu aux croyances morales (structurées au niveau cérébral par des réseaux neuronaux) en les faisant correspondre à des objets précis. C’est ainsi qu’en activant le système limbique et les émotions qui s’y rattachent, l’éducation morale est à même de créer un certain nombre d’habitudes liées en particulier au respect des normes.

    En somme, une analyse naturaliste de la morale, assortie de comparaisons interculturelles, semble remettre en question le relativisme moral. Certes, le cerveau moral n’est pas programmé de manière rigide pour la propagation des gènes (contrairement à ce qu’affirmaient les sociobiologistes), mais il n’est pas non plus le seul résultat de processus sociaux (comme l’affirment les défenseurs d’un empirisme relativiste).

    Toutefois, il faut impérativement nuancer les implications normatives d’un tel constat : dire qu’il y a un sens moral universel, une sorte de « grammaire morale » inscrite dans le cerveau humain, ce n’est nullement affirmer que cette morale naturelle est bonne ou juste. Autrement dit, il importe de distinguer universalisme moral et réalisme moral."

    "Le fait que les individus prennent davantage soin de leurs proches parents a pu être une chose utile au cours de l’évolution de notre espèce. Mais il semble plus problématique d’affirmer que cette tendance est intrinsèquement bonne : poussé à son extrême, un tel comportement peut aussi entériner diverses formes d’égoïsme, voire de xénophobie. Préférer en toutes circonstances ses proches parents en vertu d’une sorte d’« impératif génétique » n’est pas toujours défendable, loin s’en faut. Il en est de même s’agissant de l’interdiction de l’inceste : s’il semble exister des tendances innées à la réprobation de l’inceste, sont-elles pour autant justes ou bonnes d’un point de vue éthique ? Bien évidemment, dans certaines situations, l’inceste est condamnable (par exemple lorsqu’il est assorti du viol). Pour autant, l’inceste entre deux individus totalement consentants est-il immoral ? Il s’agit après tout d’une situation dans laquelle personne ne souffre et où il est bien délicat de dire qui est « victime ». On pourrait du reste étendre ce raisonnement à d’autres comportements qui semblent universels (quoique de manière polémique), mais dont le caractère moral pose problème : si l’on parvenait à montrer leur enracinement biologique universel, la polygamie, l’agressivité ou la xénophobie seraient-elles pour autant morales ? Loin de pouvoir légitimement s’appuyer sur une hypothétique morale « naturelle », le discours éthique doit au contraire prendre en considération le fait que nous ne vivons plus dans le même environnement que nos lointains ancêtres.

    En dernier ressort, ce qui caractérise l’homme en tant qu’être moral, ce n’est nullement une essence héritée de son évolution biologique. C’est bien au contraire son aptitude permanente à l’invention normative, aptitude toujours renouvelée à adopter de nouvelles valeurs, à transformer son environnement en fonction de paramètres qu’il n’a de cesse de modifier. Ce qui distingue l’homme des autres espèces animales, en somme, c’est sa capacité à questionner et à reconstruire indéfiniment ce que la nature a fait de lui. C’est du reste ce qu’avait parfaitement perçu Darwin lui-même, affirmant dans une formule éloquente : « Un être moral est un être capable de comparer ses actions ou ses motivations passées et futures et de les approuver ou de les désapprouver. Rien ne laisse supposer que les animaux inférieurs possèdent cette faculté » (1871, p. 119-120).

    Pour autant, notre inventivité normative n’échappe pas au jugement rationnel et ne saurait s’abriter derrière le bouclier du relativisme moral : elle peut être évaluée, critiquée, condamnée, à l’aune des préceptes éthiques que nous endossons, fussent-ils contraires à nos tendances biologiques. C’est ici, sans doute, que s’achève la tâche du scientifique et que commence celle du philosophe."
    -Jérôme Ravat, « Relativismes, universalisme et réalisme en morale. Approches naturalistes », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 18 avril 2008, consulté le 27 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/traces/197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.197



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