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    Marc Richir, Imagination et phantasia chez Husserl

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marc Richir, Imagination et phantasia chez Husserl Empty Marc Richir, Imagination et phantasia chez Husserl

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 4 Aoû - 15:24



    "La troisième partie du cours consacrée à la conscience d'image - en général : l'imagination - et à la phantasia, publiée dans Hua XXIII. Prenant classiquement son départ sur les structures de la conscience en jeu quand elle considère une image posée sur un support physique (toile, photo, sculpture, etc.), l'analyse s'étend au cas de ce que l'on nomme - très improprement, nous allons le voir - l'"image mentale", pour aborder au continent, encore pratiquement inconnu de la tradition philosophique, de la phantasia. Le lecteur attentif ne peut être que surpris, certes par la difficulté et la subtilité parfois extrêmes de ces analyses, mais aussi, s'il a suffisamment de patience, par leur caractère révolutionnaire. L'étude de la conscience d'image est une explicitation remarquable de ce que la tradition concevait comme simulacre (eidôlon), mais ce qui est le plus révolutionnaire est l'autonomie et le détachement que Husserl confère à la phantasia par rapport à la perception - par où l'on s'aperçoit , en retour combien faux fut le point de vue attachant, de près ou de loin, la phénoménologie husserlienne à cette dernière."

    "On aborde classiquement la question de l'image en la considérant tout d'abord comme la représentation présente, sur un support physique (peinture, photo), d'êtres ou de choses non présents. Par là, quand le support lui-même fait défaut, on est amené à parler d'images "mentales" - comme si le cerveau produisait, par on ne sait quel processus mystérieux, un support de la représentation.

    Certes, cela n'implique pas que ce qui est ainsi représenté soit la copie conforme de l'objet représenté (que Husserl nomme Bildsujet), car l'image (que Husserl nomme Bildobjekt) peut être plus ou moins imparfaite, incomplète ou stylisée et c'est ce qui justifie, dans un premier temps, la distinction entre Bildobjekt et Bildsujet, laquelle cependant, fait déjà glisser, comme nous allons le voir, la distinction classique entre image (représentante) et objet (représenté). Mais cela implique, si l'on s'en tient à l'image déposée sur un support physique, d'une part que soit mise hors circuit la perception (Wahrnehmung) du dit support comme tel - la perception n'y perçoit que des lignes et des taches, éventuellement de couleur -, et ce, d'autre part, dans la mesure même où ce qui est intuitionné, c'est l'objet représenté lui-même, et intuitionné au présent de l'acte d'intuitionner bien qu'il soit non présent. Toute la difficulté de Husserl, dans le cours de 1904/05, qui l'entraîne, nous l'avons dit, dans un dédale d'analyses et de distinction subtiles et complexes, est de dégager la structure intentionnelle de cette intuition. Ce qui apparaît en elle, bien que non présent, est bien l'objet représenté (le Bildsujet), mais il n'apparaîtrait précisément pas s'il n'y avait l'image, ou plus exactement le Bildobjekt qui exerce à son égard la fonction de figuration (Darstellung) intuitive. C'est dire que le Bildsujet n'apparaît jamais qu'avec sa figuration intuitive dans le Bildobjekt (quelle que soit la plus ou moins grande fidélité de celui-ci à ce que l'objet représenté est censé être en soi ou pour la perception), la question étant de savoir quel type de rapport la conscience peut avoir avec lui. Il ne s'agit manifestement pas du même rapport que celui qui a lieu, dans la conscience perceptive, entre les "esquisses" ou adombrations (Abschattungen) et l'objet perçu, rapport où celui-ci est bien présent, leibhaft da, là "en chair et en os" à tout moment présent d'un cours perceptif d'adombrations ayant sa cohésion temporelle propre. Autrement dit, en termes plus techniques, l'image n'est pas une Abschattung perceptive, elle n'est pas non plus une composition hylétique de lignes et de couleurs qui restent à être prises dans la morphè intentionnelle de l'acte qui intuitionne le Bildsujet : l'image, précisément, représente ; la composition hylétique de l'image représente elle-même la composition hylétique de l'objet représenté, et dans cette représentation globale, l'objet est précisément imaginé. En d'autres termes encore, toute la difficulté de Husserl fut de concevoir une division dans une intentionnalité, l'intentionnalité imaginative, qui est intentionnalité une, où l'appréhension (Auffassung) de l'image (du Bildobjekt) est indissociable de l'appréhension de l'objet mis en image (du Bildsujet). Quant nous regardons une photo, nous ne regardons pas d'abord l'objet physique photo, puis l'image, puis ce qui est photographié : nous regardons d'emblée l'objet photographié, et c'est au contraire par un effort d'abstraction que nous pouvons ne regarder que l'objet physique photo. Quant à l'image en tant que telle, nous avons beau faire, nous ne la voyons jamais - en tout cas jamais sans ce qu'elle représente. Existe-t-elle ?"

    "Si, sur la photo, je puis compter les colonnes de l'église, je ne le puis pas quand je l'imagine et dans les deux cas cependant, c'est bien le Panthéon que je “vois”. C'est dire que dans les deux cas, j'imagine bien le même Bildsujet, mais que, dans le premier, je puis revenir, par la médiation du support physique qui a fixé l'image, non pas, au sens strict, sur celle-ci (le Bildobjekt), mais sur le Bildsujet en tant qu'il est censé être réellement, alors que je ne le puis pas sur le second - ce qui a fait dire, avec justesse, mais un peu trop rapidement, que dans ce second cas, l'image est "vague". Plus exactement, je puis revenir, dans le premier cas, sur le Bildsujet si et seulement si j'ai l'intention explicite d'en observer tel ou tel détail, alors même que cette intention est vouée à l'échec dans le second cas. Cela implique cette chose importante que l'intention explicite d'observer tel ou tel détail de l'objet représenté ne fait pas partie, essentiellement, de l'intentionnalité imaginative qui le vise, et qui fonctionne tout pareillement dans les deux cas. Cela, à son tour, ne fait que renforcer le fait structural qu'il n'y a pas d'intentionnalité spécifique qui vise le Bildobjekt en tant que tel, que celle ci, s'il faut la prendre en considération puisqu'elle est indissociable de l'intentionnalité qui vise le Bildsujet, est toujours "inaccomplie" ou "non effectuée" (Hua XXIII, texte n° 16), donc qu'elle ne pose pas de Bildobjekt ou que si elle pose, ce ne peut être que du néant (ibid.) ; ou encore que, si l'on peut admettre qu'il y ait Perzeption non intentionnelle (que nous rendrons désormais ici par "perception", entre guillemets) du Bildobjekt, c'est une Schein-Perzeption, une "apparence de “perception”" (ibid.), le Bildobjekt sans support physique étant une "apparence “perceptive”" (perzeptive Apparenz ou perzeptives Schein) qui n'est en fait rien, mais qui fonctionne dans toute intentionnalité imaginative (ibid.). Bref, celle-ci imagine un objet (Bildsujet) en le quasi-posant dans l' imaginaire, et elle le fait, de la manière la plus générale, en appréhendant sans réellement la "percevoir" une apparence "perceptive" qui est en réalité un simulacre. Celui-ci ne "fonctionne" que s'il est appréhendé par l'intentionnalité imaginative qui vise son objet (Bildsujet), mais il n'y existe que de cette façon, car si la conscience se change pour le saisir et le poser comme tel, il s'évanouit et sombre dans le néant, ce qui atteste qu'il n'existe pas, est tout à fait insaisissable pour lui-même. Et ce qui est vrai de l'apparence "perceptive" est vrai du Bildobjekt : en réalité, l'image n'existe pas, elle est seulement fonction figurative médiatrice de l'imagination, et c'est déjà celle-ci qui fonctionne à plein quand il y a support physique. Pour la phénoménologie, l'usage courant du terme image est toujours impropre et abusif. Il n'y a pour elle proprement image que pour le Bildsujet, c'est-à-dire pour l'objet intuitionné figurativement hors de la perception, dans l'imagination."

    "En résumé, la figuration en imagination, abusivement confondue avec l'image, joue un rôle paradoxal, tout auxiliaire si l'imagination est délibérée et volontaire : elle est pas en elle-même objet intentionnel, même imaginaire, elle n'est même pas "perçue" sinon dans une apparence de "perception", elle n'est donc jamais posée pour elle-même mais médiatrice d'une position (dans l'imaginaire, comme si l'objet imaginé était là, d'où l'expression husserlienne de quasi-position), et son irréalité lui confère à la fois le statut d'un néant (si elle était posée) et le statut d'un simulacre sans autonomie propre (si elle n'est pas posée, comme c'est en général le cas). Bref, elle n'existe (ne "fonctionne") que si elle n'existe pas, et n'existe pas (comme être ou objet) si elle existe (par l'illusion de la réification toute "en pensée"). C'est ce qui en fait, en général, une apparence "perceptive", la Perzeption, qui n'est elle aussi qu'apparence, n'étant en réalité ni un acte de visée intentionnelle ni la réception passive d'une "empreinte" (typos, pathos). Même dans le cas où il  y a un support physique, un personnage n'est pas là dans son portrait, ni un paysage dans sa photographie ou sa "représentation" peinte. Si le personnage ou le paysage sont présents, c'est dans l'acte intentionnel d'imaginer, comme corrélats noématiques, avec leur sens d'être imaginaire de Bildsujet, mais il ne sont pas présents là, au monde."

    "Il arrive souvent à Husserl d'illustrer cette situation par l'exemple d'un tableau accroché au mur d'une salle. Si le tableau comme chose corporelle physique fait partie intégrante de la salle et est comme tel objet de perception (Wahrnehmung), le tableau comme "représentation" est comme une fenêtre qui ouvre sur un autre monde de l'imaginaire, où la structure de l'acte intentionnel est très différente de celle de l'acte de perception. Il en résulte un conflit entre la perception du réel, du tableau comme chose, et la quasi-perception de l'imaginaire, du tableau comme "représentation", qui fait caractériser l'imaginaire comme fictif."

    "Tant qu'on en reste à ce niveau, cependant, on ne peut échapper à la conviction classique que, comme "représentation figurative" (d'objets), l'imaginaire reste indissociable, voir tributaire de la réalité. Or, c'est cette conviction que Husserl bat en brèche en considérant la phantasia, et en montrant que le "monde" de la phantasia - le Phantasiewelt - est un autre monde qui, non seulement est plus large, plus vaste que le monde de la réalité, mais en est aussi, dans ses profondeurs, indépendant. C'est ce point délicat, et proprement révolutionnaire, qu'il nous faut à présent examiner."

    "Même si, chez Husserl, la distinction n'est pas toujours très rigoureuse (et rigoureusement fixée) entre imagination (Imagination, Einbildung) et phantasia (Phantasie), et même si, pour des raisons de principe que nous examinerons plus loin, la distinction, cependant introduite avec vigueur dans le cours de 1904/05, tendra, dans la suite, à s'estomper, il faut aller plus loin que l'analyse d'abord entreprise de la "conscience d'image" pour mieux cerner l'essence de l'apparence "perceptive" comme simulacre figurant néanmoins un objet, et un objet non présent dans le monde, ou comme néant modifiant la position de cet objet en quasi-position. Et ce, d'autant plus, nous venons de le dire, que le Phantasiewelt est "un autre monde, tout à fait séparé du monde du présent actuel"."

    "Il est très difficile de distinguer le simulacre qui médiatise en le figurant l'objet de l'imagination, et qui, si l'on veut, serait en ce sens "image de l'imagination" [...] de ce que l'on pourrait tout aussi bien nommer, comme Husserl, Phantasiebild, image de la phantasia : cela, bien évidemment, dans le cas où, sans aucun support physique, j'"imagine" (ce que l'allemand dit : ich phantasiere) quelque chose, un objet, une situation, un paysage - comme on dit (fort improprement) : "dans ma tête" -, et étant bien entendu
    que je puis "imaginer" toutes sortes de choses, d'êtres, de paysages, de situations, etc. que je ne rencontrerai jamais dans le monde réel du présent actuel - par exemple : le centaure."

    "D'où viennent donc ces "figures" et quel est leur rapport à ce qui, dans la conscience d'image (l'imagination proprement dite), joue le rôle de ce que nous avons repéré comme le simulacre - étant donné que dans bien des cas, il ne peut être question d'une simple imitation puisque ce qui est "représenté" de la sorte est manifestement irréel, fictif et "imaginaire" ? La réponse de Husserl à ces questions est, tout bien pesé (car dans ces textes, Hua XXIII, 68-89, Husserl se bat littéralement avec les difficultés) que la provenance de ces "figures" est à chercher dans la phantasia et les "apparitions de phantasia" (Phantasieerscheinungen), et que c'est une "phénoménisation " (Phänomenierung) (cf. Hua XXIII, 80) de l'apparition de phantasia comme phantasma qui donne lieu a de l'apparence "perceptive" médiatisant une intentionnalité imaginative d'objet (Bildsujet).

    Autrement dit, et si l'on invoque des textes plus tardifs (en particulier le texte n° 19 de Hua XXIII qui date de 1922/23), l'imagination peut être dite doxique dès lors qu'elle consiste en un arrêt sur le présent où elle est censée savoir ce qu'elle imagine, même dans la quasi-position qui la caractérise, alors que, en général, sinon pour ainsi dire par accident, l'appréhension de phantasia, qui appréhende le phantasme, d'une part ne s'arrête pas sur un présent, et d'autre part ne sait pas, ou ne sait que très vaguement ce qui apparaît comme radicalement "ailleurs" (comme non présent), dans le champ de la phantasia : celle-ci est non positionnelle, non doxique (le centaure n'est susceptible d'aucune doxa, personne ne sait ce que c'est sinon par déformation, en le figurant par l'imagination), et le phantasma lui même est non présent."

    "Alors que c'est le même objet qui est aperçu par la conscience, ses apparitions changent sans cesse, et ce, de manière discontinue, par décrochages, par exemple aussi bien de formes que de couleurs, comme quelque chose d'ombreux, de fuyant et fluctuant, sans donc que les apparitions s'enchaînent les unes aux autres de manière cohérente comme dans le cas de la perception. Par surcroît, s'il y a en elles de la couleur, ce n'est pas au même sens que la couleur perçue : c'est comme une sorte de gris qui, sans être perceptif, est comme un "vide indicible" (Hua XXIII, 59). L'apparition de phantasia est donc déjà, en ce sens, insaisissable comme telle. 2) Le caractère de discontinuité de son surgissement signifie à son tour qu'elle jaillit en un éclair (aufblitzen) sans arriver à se stabiliser ou à se fixer [...] 3) Selon le troisième caractère, l'apparition de phantasia peut disparaître complètement aussi vite qu'elle a surgi, mais, dans sa fugacité même elle peut tout aussi bien revenir, resurgir pour disparaître à nouveau, éventuellement sous une forme tellement métamorphosée (caractère protéiforme) que nous pouvons tout d'abord croire apercevoir un autre "objet". Enfin, 4) si l'on comprend mieux par ces trois premiers caractères que "ce qui" y apparaît (les guillemets signifiant que l'on ne peut jamais distinguer ce "ce qui" par une quiddité) est non présent, le paradoxe extrême est que les apparitions de phantasia elles mêmes n'ont aucun rapport au présent (Hua XXIII, 79) - ce pourquoi il faut, en termes husserliens, leur "phénoménisation" pour qu'il y ait un tel rapport, donc que leur être-présent n'est que simulacre ou apparence "perceptive", dont on comprend qu'elle ne soit "perçue" que dans des apparences de "perception", certes au présent, dans l'acte intentionnel d'imaginer qu'elles habitent de leur irréalité."

    "C'est donc le non présent de ce qui surgit et s'évanouit dans la phantasia, de l'apparition de phantasia qui n'est pas nécessairement apparition d'un objet reconnaissable, et le non présent de ce qui, éventuellement, par là, est aperçu en phantasia - en ce que nous nommons pour notre part aperception de phantasia - qui, dans leur foncière instabilité et leur irréductible fugacité, se distinguent du présent de l'acte intentionnel d'imaginer qui figure un objet lui-même quasi-présent à travers un simulacre qui n'est pas lui-même présent, mais est au présent dans le présent de cet acte - lequel présent, de son côté, étant étalé depuis son maintenant (Jetzt) en rétentions et protentions qui le rendent pareillement fugitif. Il y a donc Stiftung (institution) de l'imagination sur la base de la phantasia, et ce, en sautant le hiatus qui sépare l'instabilité et la fugacité des apparitions de phantasia de la fixité dans un présent lui-même fugitif du complexe intentionnel constitué par l'apparence "perceptive" (le Bildobjekt) en l'absence de support physique) et l'objet mis en image (le Bildsujet). La transmutation qui a lieu ici, d'une part, de l'apparition de phantasia en apparence "perceptive", d'autre part de l'apparaissant en phantasia en Bildsujet, est trans-position qui "modifie" la position (qui n'a jamais eu lieu d'un objet) en quasi-position originaire d'un objet figuré mais fictif, mais aussi du non présent de la phantasia en présent de l'acte d'imaginer. Car c'est cet acte qui est présent et qui est conscient comme tel : c'est en tant que parties abstraites de la totalité de l'acte que, sans être présents comme tels, l'apparence "perceptive" (le Bildobjekt, le simulacre) et l'objet figurativement imaginé y sont au présent. Les considérer comme présents, c'est être le jouet du simulacre, c'est "vivre" dans l'imaginaire ou y être "pris". Autrement dit encore, la pure apparition de phantasia, originairement non présente, si elle peut paraître, moyennant la fixation et l'intentionnalité qui lui confère son sens, comme l'apparence "perceptive" abstraite mais pour ainsi dire présentifiée dans l'acte d'imagination, n'y paraît en réalité, si elle le fait (par différence d'avec ce que l'objet imaginé est censé être en lui-même), sans qu'elle y soit ou qu'elle y ait jamais été pour elle-même présente. Le présent de l'apparence "perceptive" n'est jamais qu'une apparence de présent, et qui n'a l'air d'avoir la consistance de présent que par le biais de la perception elle-même effectivement présente du support physique présent où elle se réalimente et où elle semble être "déposée" et donc vouée à persister dans le temps avec le support lui même."

    "Il savait sans doute que la "vie" de la phantasia constitue l'essentiel, la plus grande part, immense, de la "vie" de la conscience, tout au moins dans ses profondeurs, hors des lumières de la Raison. Que l'imagination elle-même, si elle devait être autre chose que la "folle du logis", était plus que fantaisie débridée et surtout plus que créatrice ex nihilo, donc qu'elle devait avoir une base phénoménologique."

    "structures où interviennent des non-étants, des simulacres et des nihilités."

    "Le moyen d'accéder aux eidè comme noyaux de congruence de l'expérience est en effet, on le sait, la variation éidétique, qui, à partir d'un exemple en principe quelconque, imagine une infinité d'exemples congruant en un noyau d'invariance qui est l'eidos. Cela va si loin qu'au § 70 des Ideen, Husserl n'hésite pas à écrire que "la fiction est la source d'où la connaissance des “vérités éternelles” tire sa nourriture" - "la fiction" : c'est-à-dire, ici, l'imagination. Peut-on dès lors dire que tel ou tel centaure imaginé peut être pris comme l'exemple d'une infinité de centaures imaginés dont l'invariant serait l'eidos centaure ? Pour répondre de manière circonstanciée à cette question, il faudrait reprendre le texte n° 19 déjà mentionné de Hua XXIII. Contentons-nous de répondre en disant que, pour être variantes imaginaires de la variation éidétiques, les imaginations à prendre en compte ne peuvent l'être que d'objets pourvus de quiddité, c'est-à-dire d'objets dont l'imagination, qui est intentionnelle, sait ce que c'est. Or tel n'est pas le cas de tous les objets que la phantasia livre à l'imagination, en particulier des centaures, même si les arts plastiques les ont représentés dans l'image d'un corps de cheval pourvu d'un buste humain. Autrement dit, si c'est l'essence de la doxa de s'arrêter, que ce soit dans la perception ou dans l'imagination, sur quelque chose dont elle sait (plus ou moins) ce que c'est, les variantes de la variation éidétique ne peuvent être que des imaginations doxiques (ou potentiellement doxiques) où, telle est la circularité de la variation, la fixation du Bildsujet par l'imagination est du même coup fixation sur et reconnaissance de sa quiddité. Et c'est cette double fixation qui est précisément impossible dans le cas de la phantasia, en vertu des trois premiers caractères que nous lui avons reconnus avec Husserl. Certes, la fixation de telle phantasia en imagination est toujours possible, mais le plus souvent, le Bildsujet qui apparaît ainsi est, comme on dit, si biscornu ou incongru (pensons aux Einfälle ou aux rêves) qu'il est impossible de dire proprement ce que c'est."

    "La phantasia n'est pas, par essence, figurative (d'objet) - la figurativité revenant essentiellement à l'imagination (dans laquelle il y a "image") -, qu'elle est le plus souvent, si l'imagination ne s'y mêle pas, "brumeuse" ou "obscure" (selon les mots de Husserl), donc qu'elle est, pour ainsi dire, proto-figurative, et ce, de façon apparemment chaotique. La place nous manque pour montrer qu'elle est aussi traversée d'affections ; disons seulement, pour amener une justification directement issue de Husserl, que c'est attesté chez lui par la conception selon laquelle les "associations" dites "libres" le sont d'affections avant de l'être de représentations (qui sont précisément issues de la phantasia par transposition)."

    "On peut dire d'un paysage réellement perçu (en Wahrnehmung) qu'il est beau s'il devient fictif en devenant transitionnel, donc s'il entre dans une phantasia "perceptive" qui, tout en le "percevant", y "perçoit" aussi la beauté, en elle-même infigurable - remarquons en passant que par là, le Beau ne consonne plus tout simplement avec le Bien : il n'est plus l'"objet" d'une noesis, d'une intuition intellectuelle."
    -Marc Richir, « Imagination et Phantasia chez Husserl », in J. Benoist et V. Gérard (dir.), Lectures de Husserl, Paris, Ellipses, 2010, pp.143-158.



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