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    Éléonore Le Jallé, « Scepticisme et morale »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Éléonore Le Jallé,  « Scepticisme et morale » Empty Éléonore Le Jallé, « Scepticisme et morale »

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 23 Juin - 13:08

    "Il est possible de distinguer, grâce à ces précisions de l’Enquête, deux formes de scepticisme dont l’une – excessive et attachée aux noms d’Epicure, de Hobbes, ou de Mandeville – se trouve explicitement rejetée par Hume dans cet ouvrage, tandis qu’il en développe une seconde."

    "Certains sceptiques obstinés affirment « que tous les caractères et toutes les actions ont un même droit à l’affection et à l’estime générale », mais c’est avec « mauvaise foi » qu’ils l’affirment car, selon Hume, ils n’y croient pas sérieusement. Hume réfute ainsi cette position sceptique exactement de la même manière qu’il écartait, dans le Traité, dans l’Abrégé ou dans l’Enquête sur l’entendement humain, la possibilité d’un scepticisme total de type spéculatif. Il s’agit, en l’occurrence, d’une position purement verbale à laquelle personne ne peut « sérieusement croire ». Abandonné à lui-même, celui qui déclare en particulier douter de la distinction du vice et de la vertu reviendra naturellement au « sens commun » et à la « raison » et finira par admettre, au moins, une distinction réelle entre les « extrêmes » du vice et de la vertu. En d’autres termes, nul homme ne peut persister dans une telle négation."

    "Dans le Traité déjà, Hume avait dénoncé la fausseté, mais aussi l’extrémité, de cette position mandevillienne concernant le rôle de l’éducation et de l’artifice dans l’élaboration des distinctions morales. Autant, montrait Hume, « un artifice d’hommes politiques peut assister la nature dans la production [des] sentiments qu’elle nous suggère », renforçant ainsi notre estime pour la justice et notre dégoût de l’injustice, étendant même nos sentiments « au-delà de leurs frontières originelles » en suscitant notre désapprobation ou notre estime « pour une action particulière ». Autant, ajoutait-il, « il est impossible [que cet artifice] soit l’unique cause de la distinction que nous faisons entre le vice et la vertu ». Remarquons néanmoins que, là où le Traité attribuait la position en question à « certains philosophes », et alors que dans un essai, il se réfère explicitement à La fable des abeilles, c’est aux « sceptiques, anciens et modernes » que Hume choisit de l’attribuer dans l’Enquête. Ce point est important dans la mesure où le rejet du scepticisme en matière de morale semble ainsi apparaître comme une sorte de leitmotiv de l’Enquête. Enfin, les « arguties » des sceptiques à la Mandeville – appelons-les désormais sceptiques artificialistes – peuvent être écartées avec la même « facilité » que se réfute le scepticisme niant l’existence des distinctions morales, mais avec le soutien d’une réponse adaptée. Voici cette réponse, reprise du Traité, et qui consiste en un raisonnement par l’absurde : « si la nature n’avait pas établi une telle distinction, en la fondant sur la constitution primitive de l’esprit, les mots honorable et honteux, aimable et haïssable, noble et méprisable, n’auraient jamais été introduits dans aucune langue ; et les politiques auraient eu beau inventer ces termes, jamais ils n’auraient pu les rendre compréhensibles ni communiquer quelque idée au public par leur intermédiaire »."

    "C’est parce que Hume lui-même insiste fortement sur cette utilité qu’il doit montrer d’abord, contre les sceptiques artificialistes, qu’elle « plaît » naturellement, « indépendamment de tout précepte et de toute éducation » et qu’il doit montrer ensuite, contre les tenants de l’hypothèse égoïste, qu’elle plait non pas « par considération de notre intérêt propre » mais en raison de « vues plus généreuses », à savoir les principes d’humanité et de sympathie."

    "La « théorie égoïste » est donc, pour Hume, une théorie « des sceptiques »., ce qui n’a rien d’étonnant lorsqu’on connaît l’équivalence habituelle de ces deux qualificatifs (égoïste et sceptique, auxquels il faudrait ajouter « athée ») accordés dès cette époque aux théories de Hobbes ou de Mandeville. Comme le faisait Hutcheson, Hume réfute l’hypothèse égoïste par un « experimentum crucis » c’est-à-dire, plus exactement, par la mise en évidence de cas « où l’intérêt privé s’écarte de l’intérêt public, où il lui est même contraire » et où l’on observe pourtant « que le sentiment moral se conserve, malgré cette divergence », ou bien encore grâce au repérage de cas où l’adjonction de l’intérêt privé et de l’intérêt public s’accompagne d’un « net accroissement » du sentiment moral. Cette réfutation expérimentale se distingue, on le voit, à la fois de l’argument par l’absurde destiné aux sceptiques artificialistes, et de la fin de non recevoir adressée aux sceptiques extravagants qui se targuent, en paroles seulement, d’une insensibilité en matière morale. Néanmoins, tout comme ces précédentes réponses, la réfutation de l’hypothèse égoïste sur l’origine des distinctions morales mobilise également la mise en évidence d’une minimale et naturelle sensibilité à la différence du vice et de la vertu. Avec cette particularité, cette fois, que l’existence de cette capacité à distinguer le vice et la vertu est établie à partir de l’existence d’une préférence naturelle et minimale pour le bien d’autrui plutôt que pour son malheur."

    "Alors que, dans le Traité, le rationaliste moral (Locke, Clarke, Wollaston) était, au premier chef, l’adversaire qu’il fallait réfuter, c’est le sceptique qui prend cette place dans l’Enquête, au point que la réfutation du rationalisme moral se trouve rejetée dans un appendice de cet ouvrage."

    "Dans le Traité, où Hume n’hésitait pas à faire dépendre « dans une grande mesure » de l’imagination le droit de propriété ainsi que son transfert ou encore les droits des magistrats."

    "Le scepticisme de Hume à l’égard de la raison en morale repose sur, et dépend de, son scepticisme à l’égard de la raison en matière de motivation. [...] 1/ La morale cause des actions ; 2/ La raison est impuissante à produire à elle seule des actions ; 3/ La morale ne vient pas de la seule raison (Traité, 3.1.1.6, p. 51)."

    "Ce changement de présentation entre le Traité et l’Enquête de la correction réflexive de l’inégalité de nos sentiments – tantôt attribué à l’imagination (entraînant le jugement), tantôt au jugement (dirigeant l’imagination) – est moins dû selon moi à un changement de principe explicatif qu’à une volonté de souligner plus nettement la nature désintéressée des capacités de transposition ou de figuration imaginaire sur lesquelles Hume, en sceptique, insiste.

    L’intervention de l’imagination dans la correction de nos sentiments moraux se distingue, en effet, du « subterfuge » propre au scepticisme de Hobbes. Comme le rappelle Hume dans l’Enquête, ce « subterfuge » consiste à dire que l’appréciation morale des caractères lointains dans l’espace ou dans le temps est due au fait que « nous nous transportons par la force de notre imagination dans ces époques et ces pays lointains, pour considérer l’avantage que nous aurions recueilli de tels caractères ».

    Autrement dit, pour Hobbes, un intérêt imaginaire est toujours un intérêt propre, de sorte que l’approbation de caractères ou d’actions lointaines est en réalité intéressée. Or, réplique Hume, d’un intérêt imaginaire, ne saurait naître « un sentiment ou une passion réelle » dans la mesure où celui qui l’éprouve, d’une part, sait qu’il est imaginaire et, d’autre part, garde toujours en vue son « intérêt réel », qui peut s’avérer d’ailleurs « entièrement distinct et même parfois opposé à cet intérêt imaginaire ». Pour mieux montrer que des intérêts connus comme imaginaires ne sauraient produire de sentiments réels, Hume envisage une apparente exception à cette affirmation. Cette exception est directement issue du livre I du Traité de la nature humaine, où Hume montrait qu’un intérêt seulement imaginaire (par exemple l’imagination d’un danger) peut parfois susciter une passion réelle, et même contredire l’opinion de notre intérêt réel. C’est le cas lorsqu’un homme au-dessus d’un précipice voit son imagination frappée par les circonstances de profondeur et de chute, malgré la certitude qu’il a d’être réellement en sécurité : son imagination « excite [alors] une passion » qui avive, en retour, sa croyance imaginaire, laquelle renforce sa passion, etc. 

    Or, précise Hume, ce genre de cas où un homme se voit agité par un sentiment issu d’un « danger imaginaire », « malgré l’opinion (…) qu’il a de sa sécurité réelle », ne saurait se produire en morale. En effet, l’apparition de cette « terreur fausse » tient à la nouveauté et au caractère inhabituel de la vision des hauteurs depuis un précipice. Au contraire, les hommes ont l’habitude de se prononcer moralement sur les caractères et les actions les plus divers, de sorte qu’aucun cas ne peut être assez « nouveau » ou « inhabituel » pour qu’une « fausse vue » de l’imagination agisse sur leurs sentiments. Mieux, alors que la coutume supprime les sentiments de ce type (l’habitude nous familiarise et nous réconcilie ainsi avec les hauteurs), elle tend, à l’inverse, à renforcer et à affiner les sentiments moraux : « plus nous nous accoutumons à examiner précisément les affaires morales, plus délicat est le sentiment que nous acquérons dans les distinctions les plus subtiles entre le vice et la vertu ». En révélant ainsi les effets différenciés de la coutume sur les passions induites par l’imagination, d’une part, et sur les sentiments moraux, d’autre part, Hume établit leur différence, et réfute, par de nouveaux arguments, la position de Hobbes.

    Mais on peut alors se demander si les sentiments moraux demeurent toujours liés selon Hume, et comme il l’affirmait dans le Traité, à l’imagination et à « l’ensemble de passions » qui lui « appartiennent ». Ce point s’avère d’autant plus problématique que pour caractériser l’influence de l’imagination sur nos appréciations morales, Hume faisait appel dans cet ouvrage à « l’influence des règles générales » dont relève précisément la crainte de l’homme face à un précipice, et selon laquelle « l’imagination passe aisément de la cause à l’effet, sans considérer qu’il y a certaines circonstances qui manquent encore pour faire que la cause soit complète ».

    Cette influence extensive des règles générales sur l’imagination et, par son biais, sur le jugement, est une forme de « probabilité non-philosophique » plus précisément étudiée dans le livre I du Traité.

    Or elle concerne aussi la morale puisque, de même que l’imagination passe aisément de la vue d’une grande hauteur à l’idée de la chute même en présence de circonstances contraires, elle passe tout aussi facilement de l’intention vertueuse à son effectuation, même si « certaines circonstances (…) manquent encore pour faire que la cause soit complète », à savoir une bonne fortune .

    Telle était la raison invoquée dans le Traité pour expliquer le fait qu’une intention vertueuse est, et doit être, appréciée même sans accomplissement réel. Hume illustrait ce même processus imaginaire par un dernier exemple : si nous trouvons désagréable de lire certains mots ou certaines phrases pénibles à prononcer ou à entendre, c’est que nous éprouvons « par la force de l’imagination » le désagrément qu’une lecture à voix haute produirait.

    Cette participation de l’imagination à nos sentiments moraux, ou au phénomène plus trivial que je viens de mentionner, diffère à l’évidence, dans l’esprit de Hume, d’une participation égoïste. La sympathie s’y trouve, au contraire, et dans les deux cas, engagée. Il se pourrait néanmoins que la présence, au cœur de l’explication sceptique hobbesienne de la moralité, de cette participation imaginaire sur laquelle Hume insiste en un autre sens, ait finalement conduit ce dernier à abandonner dans l’Enquête les formulations qui y faisaient référence. C’est pourquoi Hume cesse de mentionner à propos de la correction des sentiments moraux « l’influence des règles générales » sur l’imagination. De même, c’est directement à la sympathie que Hume choisit d’attribuer toute participation à l’agrément ou à l’utilité produits par la vertu d’un agent sur cet agent lui-même, ou sur les personnes concernées par ses actions. De même enfin, c’est à la sympathie qu’il finit par attribuer le désagrément issu de la lecture muette d’un style âpre."

    "L’imagination se trouve, dans ce dernier ouvrage, subordonnée à la sympathie, pour mieux écarter selon moi la compréhension égoïste de la participation imaginative développée par Hobbes.

    De la même façon dans l’Enquête, Hume subordonne la source imaginaire des règles particulières de la justice à leur autre fondement, l’utilité. Alors qu’il insistait dans les sections du Traité consacrées aux « règles déterminant la propriété » et aux « objets de l’allégeance » sur le rôle de l’imagination dans la détermination des droits des possesseurs ou des gouvernants au point de laisser « au choix du lecteur de préférer » l’explication de ces droits par l’imagination ou par l’utilité publique , il réévalue dans l’Enquête cette dépendance des droits à l’égard des « liaisons très fines de l’imagination ». Sans que le rôle de l’analogie et des circonstances « frivoles » relevant de l’imagination y soit nié – il y est au contraire réaffirmé à propos du droit de propriété , et même repéré jusque dans les raisonnements des juristes – Hume montre que le fondement imaginaire de certaines règles n’ôte rien à l’indispensable utilité de la justice."

    "Hume refuse d’en conclure comme Pascal : Plaisante justice qu’une rivière borne ! Car cela reviendrait à « démasquer » la justice comme on « raille » la superstition, ce que Hume, pour le coup, ne manque jamais de faire. Or si leurs traitements doivent différer, c’est que la superstition « est frivole, inutile et incommode » là où la justice s’avère « absolument indispensable au bien-être des hommes, ainsi qu’à l’existence de la société ». De la même façon, montre Hume, « les variations que subissent toutes les règles de propriété, lorsqu’elles se plient aux raffinements de notre imagination, à ses tours et ses liaisons » ne retirent rien à l’utilité de cette dernière et, par conséquent, aux « égards les plus sacrés » qu’on lui doit. Il y a même plus : seule l’utilité de la justice pour la société permet d’expliquer certaines de ces variations, c’est-à-dire, d’y découvrir une forme de cohérence. Par exemple, le fait de dire « je promets » crée une obligation, sauf si le sens et les conséquences de cette expression ne sont pas connus ; à moins qu’ils le soient, mais qu’on dise la formule par jeu et en signifiant de manière évidente que notre intention n’est pas sérieuse ; mais encore faut-il que cette indication ne relève pas des « signes de la tromperie ». Or, conclut Hume, « toutes ces contradictions sont faciles à expliquer, si la justice naît entièrement de son utilité pour la société ; mais elles ne seront jamais éclaircies sur le fondement d’une autre hypothèse ». De « maîtresse d’erreur et de fausseté » chez Pascal., l’imagination devient ainsi, d’après Hume, une source de stabilité, sinon de vérité."
    -Éléonore Le Jallé,  « Scepticisme et morale », Revue internationale de philosophie, 2013/1 (n° 263), p. 29-46. DOI : 10.3917/rip.263.0029. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2013-1-page-29.htm




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