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    Erinç Aslanboğa, Stratégies ironiques

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Erinç Aslanboğa, Stratégies ironiques Empty Erinç Aslanboğa, Stratégies ironiques

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Juin - 19:47

    "Dans le Concept d’ironie [1]
    [1]
    Kierkegaard, « La valeur historique universelle de l’ironie :…, Kierkegaard dessine un tableau allégorique dans lequel le sujet ironique est présenté comme une figure dont la mission consiste à signaler les aspects intolérables de la réalité donnée. La figure du sujet ironique s’applique à trancher, à dévoiler les défauts de cette réalité. Malgré leurs similitudes, contrairement à la figure de l’individu prophétique qui s’occupe de l’avenir, le sujet ironique dirige ses regards foudroyants vers la réalité donnée tout en laissant l’avenir en arrière de lui : « L’ironie n’établit rien, car ce qu’elle doit établir est en arrière d’elle ». En relation avec ce constat, il pose une question : si le sujet ironique « ne dispose pas de l’idée nouvelle […] l’on pourrait se demander par quel moyen il vient à bout de l’ancien ? ». Et Kierkegaard répond à cette question : le sujet ironique « détruit la réalité donnée en se servant de cette réalité elle-même ».

    2Nous retrouvons ici les traits principaux de l’ironie que nous envisageons de développer en faisant apparaître son apport à la critique. La lecture que nous proposons du texte de Kierkegaard écarte les discussions éventuelles sur l’influence de la conception hégélienne de l’histoire, sur l’hypothèse de la lutte entre deux principes, passé et à venir, envisagée comme moteur de l’histoire, ou sur la mission attribuée aux personnages allégoriques de l’histoire. En revanche, malgré les problèmes que soulève la notion du sujet ironique [2]
    [2]
    Cf. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie : la…des premiers romantiques [3]
    [3]
    Cf. Kierkegaard, op. cit., p. 245-279., il est important de prendre en considération leur objection sur la transparence entre la réalité et le discours rationnel, entre le monde et le langage humain. Les romantiques servent d’instrument du langage ironique afin de mettre en question cette correspondance douteuse et de se libérer de ses conséquences.

    3Reconsidérés dans cette perspective, les regards foudroyants de la figure du sujet ironique ne visent pas la réalité telle qu’elle est, mais plutôt les discours de son époque qui prétendent saisir et dire la réalité dans sa totalité et sa vérité. L’éruption disséminée de la parole ironique témoigne d’une perte massive de confiance dans les discours dominants, dans un moment historique déterminé. Le sujet ironique, hostile aux discours prépondérants, lutte pour les affaiblir ou les détruire. L’instrument de cette lutte n’est pas un savoir de surplomb, car la figure du sujet ironique n’affirme rien. Au contraire, il se sert des discours comme d’une arme afin de détruire ces discours mêmes.

    4Comment se servir de son entendement sans se soumettre à une forme quelconque d’autorité ? Cette question posée par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? comme condition de la sortie de l’état de minorité, nous évoque, dans notre contexte, d’autres questions. Quel usage devons-nous faire du langage dans lequel nous sommes nés, du langage sans lequel nous ne pouvons ni parler ni réfléchir ? Comment nous servir du langage qui est porteur des discours dominants, assujettissants, blessants ? Le courage de se servir de son propre entendement implique le courage de manipuler les discours manipulateurs, de refuser de les répéter tels qu’ils nous sont donnés, de faire un autre usage du langage.

    5Nous proposons de réfléchir sur les possibilités d’un usage autre du langage en nous concentrant sur le mouvement de résistance qui a débuté en juin 2013 dans le parc Gezi en Turquie. Ce mouvement n’a pas débuté à une date spécifique, il a été précédé par plusieurs autres événements. Néanmoins, à partir de cette date, les choses ont pris une autre tournure. Lors de ce processus, nous avons assisté à la production d’un langage ironique inédit impliquant de nouvelles formes de résistance. Pourtant, depuis longtemps, un nouveau langage qui à la fois permettrait de signaler les problèmes sociopolitiques actuels et deviendrait un instrument de lutte, se posait comme nécessaire. Malgré le fait qu’il y a eu de nombreux questionnements et ébauches à ce propos, ces tentatives n’ont pas donné lieu à des résultats fructueux. Comment faut-il interpréter la production de ce langage ironique dans cette conjoncture spécifique ?

    Découvrir Cairn-Pro6Le langage en question n’était pas le résultat d’un but visé, ni le produit d’un travail théorique ou d’une recherche réfléchie. Il s’est manifesté comme fruit d’une perte de confiance et d’une pénurie accumulée. Pendant les événements de Gezi, les individus s’exprimaient ainsi : « on en était venu à un stade où on ne parlait plus avec l’un et l’autre, on ne se regardait plus … enfin la terre de mort qui nous rendait muet et sourd s’est éparpillée ». Que voulaient-ils faire entendre avec cette affirmation ? Quelle lecture doit-on faire de ce diagnostic ? Le langage dans lequel les individus s’expriment, se parlent et s’écoutent faisait massivement obstacle à des échanges effectifs entre les individus. La brusque manifestation d’une parole anonyme et tranchante a provoqué une prise de conscience du silence qui régnait depuis longtemps. Malgré son instantanéité, ce nouveau langage critique, si on peut le nommer ainsi, n’a pas poussé ex nihilo, il s’est développé sous forme d’une réponse ironique aux différents discours dominants et normalisateurs, lors de la lutte contre la mise en place des règlements assujettissants.

    7Marqué par une perte manifeste de confiance non seulement dans les discours des politiciens, mais aussi d’autres formulations linguistiques, ce langage attaque le sérieux des discours dominants en se servant de leurs arguments mêmes, les renversant, les déjouant, les brassant, mettant à nu leur absurdité. C’est un hybride inédit de divers discours, un mélange qui crée des connexions bizarres entre les expressions traditionnelles et les références modernes, entre le langage satirique local et le global, entre une réplique du cinéma hollywoodien et une parole de chef de communauté religieuse. Il s’agit là d’un produit fait maison ou plutôt fait rue, tissé par des échanges continus entre les fragments tagués sur les murs de l’espace public et leurs versions numériques en circulation sur le net.
    8Le choix du langage ironique signale non seulement le refus de parler en utilisant les discours usés à force d’être répétés, mais aussi le souhait de ne pas reproduire ces discours qui visent à supprimer la diversité des modes de vie, des relations, des croyances, des choix sexuels. L’usage direct et non réfléchi du langage court souvent le risque de répéter les formes d’asservissement qu’il véhicule. En pensant avec Austin [4]
    [4]
    Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1970., lorsque je fais un usage direct du discours, quelqu’un d’autre ou plutôt la convention établie parle à ma place. Par conséquent, parfois malgré moi, ma parole devient le support de propagation du discours dominant. En revanche, l’usage indirect du langage se trouve dans un rapport complémentaire avec la critique et l’ironie devient un outil de cette dernière. Plutôt que de donner la réaction ou le jugement attendu, l’ironie agit d’une manière imprévisible. Tantôt elle dit le contraire de ce qu’elle désire faire entendre, tantôt elle crée un moment de suspens qui fait se court-circuiter les conventions véhiculées. L’ironie devient un instrument pour déjouer les formes d’organisation des discours. Par la perplexité qu’elle crée chez l’autre, l’ironie invite son interlocuteur à la réflexion, l’incite à cesser sa paresse, son indifférence : elle oblige l’interlocuteur à quitter sa position habituelle et rassurante dans le langage.

    9L’ironie est aussi une arme de défense, une stratégie des « faibles » contre la violence de ceux qui détiennent le pouvoir. De ce point de vue, elle s’apparente à l’art du judo ou du kung-fu qui vise à renverser son adversaire non par des actes violents, mais au contraire en se servant de la force de son adversaire. C’est ainsi que le langage de Gezi est composé de contre-attaques ironiques qui répondent aux diverses formes d’assujettissement parmi lesquelles : les nouveaux règlements mis en place par le gouvernement ; les projets de transformation urbaine qui ne respectent ni l’écosystème des villes ni les besoins de leurs habitants ; l’exclusion des chômeurs et des mal payés vers les périphéries ; la destruction des forêts du nord d’Istanbul pour la construction d’un troisième pont ; la limitation du droit au rassemblement et à la manifestation ; les déclarations menaçantes des membres du gouvernement sur les modes de comportements des couples, des femmes et des étudiants dans des lieux publics ainsi que privés ; les paroles blessantes qui vont jusqu’à mettre en question la visibilité des femmes enceintes dans l’espace publique ; les mesures prises sur l’avortement ; les discours homophobes qui incriminent les individus LGBT ; les restrictions sur les lieux et les horaires de la vente et de la consommation des boissons alcoolisées ; etc.

    10Afin de concrétiser la forme que prennent ces contre-attaques, référons-nous aux fragments ironiques tagués sur les murs lors de la résistance de Gezi. A plusieurs reprises, les membres du gouvernement ont déclaré la nécessité de faire au moins trois enfants comme un devoir des femmes. Contre ces proclamations qui dépréciaient les femmes en les enfermant dans une identité de mère, telle était l’une des contre-attaques des résistants : « Êtes-vous sûrs de vouloir trois enfants comme nous ? ». Pendant les événements de Gezi, une bonne part des murs étaient couverts d’insultes qui visaient le premier ministre comme objet principal de leur « éloge ». Afin de répondre à une de ces injures qui les impliquaient, les prostitué.e.s ont fait cette déclaration : « Nous n’avons jamais eu un fils premier ministre ». Cette déclaration ironique, en parlant avec Judith Butler, se réapproprie l’insulte blessante et la renverse. Cet usage du langage non seulement dévoile le discours dominant véhiculé par les injures, mais aussi affirme la position des prostitué.e.s dans le processus de la résistance. Suite à la mise en place de nombreuses pratiques coercitives qui portaient atteinte aux libertés individuelles et collectives, les restrictions récentes sur la consommation des boissons alcoolisées ont été la goutte d’eau qui a fait déborder la bouteille. Voici quelques réponses : « Vous nous avez interdit l’alcool, nous nous sommes réveillés » ; « Il ne fallait pas interdire ce dernier verre de bière ! » ; « Notre boisson nationale est désormais le gaz lacrymogène ». À la violence démesurée des policiers et à l’usage excessif de la bombe lacrymogène, les résistants ont répondu avec l’usage excessif de l’intelligence et de l’ironie. Un exemple : « Chers amis policiers, vous nous donnez les larmes aux yeux ».

    11Même si les discours assujettissants et les pratiques coercitives appliqués par le gouvernement étaient les cibles principales des fragments ironiques, ceux-ci n’étaient pas l’unique objet de leur critique. Ils appliquaient la technique du renversement et de la réappropriation ironique à d’autres discours existants. Un certain langage de la gauche turque, qui n’a pas fait sa propre critique depuis les années 1970, et qui s’est sclérosé dans des slogans désuets, incapables de répondre aux problèmes actuels, a également été touché. Voilà un exemple : « Ne courbe pas le dos, tiens-toi droit, l’unique voie pour tous est la méthode de pilates ! ».
    12Sur ce point, il convient de faire quelques remarques afin de faire la distinction entre la structure du slogan et celui du fragment ironique. Le slogan prend souvent une forme d’impératif. Il annonce soit une règle d’action, un principe de conduite, soit une règle d’ordre moral. Il fait une affirmation positive tout en prétendant à la vérité. En revanche, le fragment ironique ne formule pas une affirmation, ne vise pas ou ne se réfère pas à une théorie de la connaissance. À la différence du message du slogan qui ne laisse pas de soupçon, le message du fragment ironique, s’il en a un, n’est pas toujours évident. La plupart du temps, ce dernier nous laisse perplexe, il introduit du trouble, il crée de l’aporie. Le message ironique incite son interlocuteur à se contredire. Retournons aux fragments des murs. Suite à l’usage excessif de la bombe lacrymogène par les forces de l’ordre, les individus ont vécu de nombreuses expériences qui vont du désagréable jusqu’au mortel. Lors de ce processus, un mot sans importance a pris l’une des premières places dans notre vocabulaire quotidien. Il s’agit du « gaz » des bombes lacrymogènes. Voici le fragment sur lequel nous voudrions revenir : « Ce gaz est génial mon pote ! ». Il s’agit d’un fragment ironique, dans les deux sens du terme, simple et complexe. Il signale d’un côté une situation pénible en la décrivant sous une forme positive, comme s’il s’agissait d’une circonstance désirable. De l’autre côté, en se référant à un moule langagier, à un cliché issu du champ cinématographique hollywoodien, le fragment ironique nous renvoie au caractère évidemment douteux des discours télévisuels imposés tous les jours. Ainsi, « l’ironie joue la rhétorique sociale contre elle-même » [5]
    [5]
    Michaël Foessel, « Hegel, Kierkegaard et l’ironie…. Ceci revient à dire que l’affirmation « ce gaz est génial mon pote » est aussi crédible que les discours qui nous sont imposés quotidiennement.

    13En relation avec les deux premières, nous pouvons faire une troisième lecture de ce même fragment. Réapproprié par les résistants ironistes, dans un contexte spécifique, ce cliché hollywoodien quitte son lieu d’origine et devient effectif. En fonction de l’usage que nous faisons d’elle, la sentence « ce gaz est génial mon pote » exprime le changement, la transformation qui a débuté depuis la confrontation avec le « gaz » entendu dans le sens symbolique. Afin de renforcer cette dernière lecture, citons un autre fragment de mur : « avant, il n’y avait qu’un nuage de gaz et de poussière, ensuite la vie a commencé ».
    14L’affaiblissement des échanges effectifs que nous avons évoqué antérieurement n’est pas sans lien avec l’excès d’information médiatique qui devient une forme de désinformation contrôlée et soutenue par les gouvernants. Face à cette stratégie, l’ironie devient une arme afin de créer la possibilité de parler, de s’exprimer, d’échanger à nouveau. Elle réinjecte la vie dans le langage et révèle l’ambiguïté immanente au langage. L’ambiguïté entendue comme élément qui indique la non-correspondance entre le réel et le langage, qui met à nu l’ordre du discours, c’est-à-dire les conditions sous lesquelles un discours prétend au réel, lutte pour dire la vérité. « Défendre la parole ironique, c’est d’abord sauver l’équivocité du langage contre les tentatives qui visent à en faire un simple instrument d’information. À l’heure où les exigences de la communication ‘efficace’ et ‘rapide’ s’imposent partout, cette retenue constitue une réserve critique au moins aussi précieuse que les appels au sérieux » [6]
    [6]
    Idem..

    15Si quatre-vingt-dix pour cent des médias turcs ont, entre guillemets, préféré diffuser un documentaire sur les pingouins ou son équivalent lors du déroulement d’une confrontation massive sur l’une des places les plus symboliques du pays, cette situation touche l’absurde. Par conséquent, face à cette aberration flagrante, on ne peut que répondre ironiquement afin de la rendre visible. Ainsi, doit-on entendre le message affiché sur la vitrine d’un magasin de nettoyage à sec portant le nom « Penguin ». « Nous n’avons aucune parenté avec la chaîne de télévision intitulée CNN turque ». Ce langage ironique inédit ne pouvait se produire que dans ces conditions particulières où les individus avaient finalement la possibilité de se confronter eux-mêmes et massivement au décalage entre leurs vécus et l’interprétation détournée de ce vécu par les gouvernants et leurs médias.

    16D’un certain point de vue, le langage ironique qui tourne le dos à l’avenir, qui ne dit pas ce qui va venir ou qui ne se totalise pas en une affirmation positive, peut être interprété comme une forme de faiblesse ou un manque de pertinence. L’objection faite par Hegel contre l’ironie moderne se rapproche de ce point de vue [7]
    [7]
    Contrairement à Hegel qui considère l’ironie (socratique) comme…. Pourtant cette faiblesse, comme disait Michaël Foessel, constitue aussi son intérêt pour la pensée. « L’ironiste ne dispose pas d’une connaissance depuis laquelle il porterait sur le monde un regard de surplomb. Ce suspens par rapport à toutes les prétentions illégitimes au savoir objectif constitue le principal apport de l’ironie à la critique » [8]
    [8]
    Michaël Foessel, op. cit., p. 80..

    17Ne pas vouloir prédire ne doit pas être interprété uniquement comme une incapacité, car c’est aussi et en même temps une force. Cette attitude permet de conserver une certaine forme d’ouverture en refusant de se totaliser dans une définition surplombante risquant de devenir à son tour un discours dominant. Il y a une continuité entre le choix du langage ironique de la résistance de Gezi et le refus de devenir un parti politique avec leader et système hiérarchique. « L’ironiste est précisément celui qui ne veut pas devenir le Père ou le Chef. Il n’a pas l’idée d’un ordre nouveau à opposer à celui qui existe déjà, mais il possède la conscience de l’écart entre les proclamations de l’idéal et les ambiguïtés du présent ». En second lieu, celui qui n’affirme rien est difficilement identifiable, catégorisable, par suite difficilement gouvernable. Il s’apparente à la figure de Socrate qui s’est qualifié d’atopos, c’est-à-dire, étrange, inclassable, déroutant.

    18Tagger les rues avec des fragments, des aphorismes ironiques est non seulement une manière de se réapproprier la rue, de signer l’espace public, mais aussi de résister contre l’amnésie forcée. La lutte interminable entre les forces de l’ordre qui effacent et les ironistes anonymes qui taguent n’est pas anodine. De la part des gouvernants, il s’agit d’une lutte pour « rehygiéniser » la rue, pour empêcher la contamination du fou rire. Car ils savent bien que le fou rire de la rue n’est jamais bienvenu. De la part des ironistes anonymes, il s’agit d’un remède pour rafraîchir constamment la mémoire collective, réinjecter la vie et l’expérience effective là où on force leur extermination.

    19De nos jours, le fou rire de la rue est amplifié par les grosses enceintes de l’espace public virtuel. Dans ce contexte, la complémentarité et l’échange ininterrompu entre ces deux dimensions ont donné lieu à un élargissement de l’horizon de l’action. D’un côté, l’espace virtuel est devenu effectif en quittant le confort et la chaleur du fauteuil de la maison, et de l’autre les individus ont trouvé le moyen de circuler dans de nombreuses rues au même moment et de faire circuler leur témoignage. Si le langage ironique de la résistance a tant énervé les gouvernants, c’est parce que la peur, qui est l’une des meilleures méthodes pour gouverner les individus, est devenue tout d’un coup obsolète.

    20À la lumière de ces précisions, si on revient sur la question de la critique, sur le rapport entre l’ironie et la critique, nous pouvons dire que le pouvoir critique de l’ironie provient de sa capacité à suspendre la certitude des évidences, à les mettre constamment en question, et non pas de sa capacité à produire d’autres évidences, à s’immobiliser dans d’autres vérités. L’ironie, même si elle n’est pas la condition suffisante de la critique, est un de ces instruments nécessaires. Dans sa réponse au texte de Kant, Foucault [9]
    [9]
    Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et… souligne que la sortie de l’état de minorité n’est pas un acte qui s’achève une fois qu’elle est faite, mais qu’il s’agit d’un processus qui perdure, qui se renouvelle, et peut-être n’en finit jamais. Dans cette configuration, l’ironie, telle qu’on l’a dessinée ici, c’est-à-dire l’ironie en tant qu’arme de défense, stratégie de lutte, incitatrice de trouble, mettant en question, dérangeant les vérités établies, introduit de la fluidité là où les choses commencent à stagner, implique une force déterritorialisante.

    -Erinç Aslanboğa, « Stratégies ironiques », Chimères, 2016/1 (N° 88), p. 132-141. DOI : 10.3917/chime.088.0132. URL : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2016-1-page-132.htm

    Notes
    [1]
    Kierkegaard, « La valeur historique universelle de l’ironie : l’ironie de Socrate », in Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Œuvres complètes, tome ii, éditions de l’Orante, 1975, p. 234-245.
    [2]
    Cf. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie : la philosophie grecque des Sophistes aux Socratiques, tome ii, Vrin, 1971, p. 273-338 ; Principes de la philosophie du droit, § 140, Vrin, 1982.
    [3]
    Cf. Kierkegaard, op. cit., p. 245-279.
    [4]
    Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1970.
    [5]
    Michaël Foessel, « Hegel, Kierkegaard et l’ironie contemporaine », Esprit, 2013/5 mai, p. 72.
    [6]
    Idem.
    [7]
    Contrairement à Hegel qui considère l’ironie (socratique) comme un moment négatif auquel succède un second moment positif de la maïeutique et totalisant ces deux moments dans l’absolu, Kierkegaard conçoit l’ironie comme pure négativité.
    [8]
    Michaël Foessel, op. cit., p. 80.
    [9]
    Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits II, Gallimard, 2001, p. 1394.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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