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    Tom Rockmore, Hegel et le constructivisme épistémologique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Tom Rockmore, Hegel et le constructivisme épistémologique Empty Tom Rockmore, Hegel et le constructivisme épistémologique

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 28 Avr - 17:52



    "Si le constructivisme, comme concept mathématique, est basé sur la construction de l’objet et remonte à l’antiquité grecque, le constructivisme philosophique, est, en revanche, un concept moderne qui étend ce concept mathématique au problème de la connaissance. Le constructivisme hégélien, omniprésent dans ses écrits dès le début jusqu’à la fin, ne semble jamais avoir été étudié avec l’attention qu’il mérite. Ce constructivisme se laisse pourtant examiner par rapport au constructivisme de Kant, parfois étudié sous le terme de révolution copernicienne. J’esquisserai donc la façon dont Hegel transforme une approche a priori et apodictique en procédé a posteriori et faillible."

    "Le constructivisme philosophique applique l’approche constructiviste mathématique au problème de la connaissance. Il fut inventé par Hobbes, repris et corrigé par Vico, et encore découvert à nouveau de façon indépendante par Kant. Dans le sillon de Kant, parmi les penseurs constructivistes, citons pour mémoire des idéalistes allemands comme Fichte, Hegel, et Marx, des « hégéliens » tels Cassirer, Croce, et Collingwood, et des pragmatistes américains, tels que Peirce et Dewey."

    "Pour une stratégie représentionaliste, le problème de la connaissance consiste à analyser le rapport entre représentation et objet, ou bien le monde tel qu’il est indépendant de nous, et donc au-delà des apparences.

    Le représentationalisme reprend de façon philosophique le réalisme de la personne ordinaire, sans bagage philosophique, de celui ou celle qui croit tout simplement que nos connaissances se rapportent au monde tel qu’il est réellement. Il se base sur trois hypothèses. Primo, le monde existe dans une certaine configuration. Autrement dit, il est comme il est, et pas autrement. Secondo, connaître veut dire aller au-delà des apparences pour saisir le monde tel qu’il est. Tertio, il y a certains moments où on peut en connaissance de cause, c’est-à-dire de façon bien fondée ou encore « crédiblement » affirmer connaître le monde tel qu’il est.

    Le représentationalisme est très populaire en philosophie moderne. Cette stratégie est partagée entre autres par des empiristes comme Locke, des rationalistes comme Descartes, ainsi que par beaucoup de penseurs actuels. Ainsi et parmi d’autres, le philosophe américain Thomas Nagel pense qu’en fin de compte on peut connaître le monde tel qu’il est en le représentant fidèlement.

    A la remorque des rationalistes et empiristes, Kant s’intéressait déjà à la stratégie représentationaliste. Dans une lettre connue du début de la période dite critique (lettre du 21 février 1772) à son ami Marcus Herz, Kant dit, en décrivant le problème de la connaissance, qu’une solution exige une analyse du rapport de la représentation (Vorstellung) à l’objet (Objekt). Lorsqu’il écrivit cette lettre, Kant pensait qu’il était possible d’analyser le couple représentation/représenté. Pourtant, il comprit plus tard que le représentationalisme échoue dans toutes ses formes. Car si l’objet est vraiment indépendant, il n’existe donc pas de lien cognitif nous permettant de le connaître. Il s’ensuit que, dans ce cas de figure, on ne peut « crédiblement » affirmer connaître un objet indépendant, par exemple un objet extérieur, donc en dehors de l’esprit."

    " Selon Kant, le succès notoire des sciences naturelles modernes s’explique par le constructivisme méthodologique. Les savants modernes, comme Galilée, comprirent que la raison ne connaît que ce qu’elle « construit » , et, de manière plus générale, que la science ne découvre pas, ni ne révèle, mais bien plutôt « construit » la nature.

    Or dans la philosophie critique cette affirmation est très difficile à faire valoir. Kant, pourtant conscient de cette difficulté à résoudre, ne la résoudra jamais. Dans le chapitre sur le schématisme, il dit bien qu’on « construit » les objets cognitifs au travers d’une activité cachée à tout jamais.

    12Kant, qui ne formulera jamais clairement la stratégie constructiviste, y réussit le mieux dans ses brèves remarques sur la révolution copernicienne. Or le rapport controversé entre Kant et Copernic est peu étudié, donc peu compris. La seule étude récente détaillée nie même tout rapport entre la position de Kant et l’astronomie de Copernic. Pourtant, bien qu’il n’utilise jamais ce terme pour décrire sa propre position, les contemporains de Kant, eux, pensaient qu’il voulait créer une révolution copernicienne en philosophie. Dans la nécrologie de Kant qu’il rédige, Schelling, très bien informé, attire justement l’attention sur le rapport entre ce dernier et Copernic.

    La révolution copernicienne de Kant est constructiviste de part en part. Son aperçu principal se trouve dans la thèse de l’identité entre sujet et objet, ou entre connaissance et être. Cette thèse, qui remonte au moins jusqu’à Parménide (to gar auto noein estin te kai einai), revient en force au centre de la philosophie critique. Si l’on ne peut connaître que ce qu’on construit, alors la connaissance dépend paradoxalement d’une identité non standard entre deux éléments distincts, donc différents : sujet et objet.

    De façon inconsistante, Kant défend tantôt le représentationalisme, tantôt le constructivisme. Pourtant, le représentationalisme de facture kantienne, comme toutes ses autres variantes d’ailleurs, échoue tout simplement. Depuis Strawson, on pense souvent que Kant est un empiriste atypique, qui anticipe ce que les philosophes analytiques dénomment le problème sémantique. Or il est indéniable que si l’on supprime le côté idéaliste de la philosophie critique, qui en fait pourtant partie intégrale, ce qui reste n’est parfois pas très loin de la philosophie analytique. Pourtant, Kant ne montre pas de manière « crédible » que les représentations mentales se réfèrent aux objets indépendants de nous. Il montre au contraire que les objets cognitifs, du moins ceux que nous pouvons « crédiblement » prétendre connaître, doivent obligatoirement se conformer à notre esprit. Autrement dit, il affirme qu’on ne peut « crédiblement » connaître que les objets que nous construisons, qui ne sont donc pas indépendants de nous."

    "La transformation du concept de sujet constitue une étape clé dans le processus qui mène au-delà du seul Fichte pour repenser la philosophie critique. Kant distingue bien entendu entre la possibilité de la connaissance en général, qui appartient à un processus logique, et le mécanisme de ce processus, qui est psychologique. Afin de ne pas les confondre, il pense un concept de sujet qui n’est pas un être humain, mais ni plus ni moins qu’une fonction épistémologique logée dans une théorie épistémologique. Fichte, tout en proclamant sa fidélité sans faille à Kant, repense le sujet comme être humain fini en transformant ainsi totalement le débat idealiste post kantien. Un être humain, toujours situé dans un contexte social, n’a pas de connaissances a priori, mais seulement a posteriori. La connaissance, qui change de type, n’est donc plus théorique dans le sens kantien, mais au contraire pratique.

    En repensant le concept de sujet comme être humain « situé », Fichte ouvre le chemin pour comprendre la connaissance à partir de l’histoire. Bien qu’esquissant une théorie de l’histoire, Fichte ne pense cependant pas la connaissance sur le plan historique. Il ne va jamais plus loin que de privilégier le pratique comme le point d’appui du théorique. Dans l’idéalisme allemand, la transition du pratique à l’historique, de la pratique sociale à l’histoire a finalement lieu en Hegel. En prenant appui sur Rousseau, Montesquieu, Herder et bien d’autres, Hegel repense la connaissance sur une base historique."

    "Comme Fichte est kantien, il s’ensuit que l’héritage réel de la philosophie critique se trouve dans l’affirmation idéaliste de l’identité du sujet et de l’objet. Il y a donc tout lieu de croire que Hegel pense qu’en améliorant la stratégie constructiviste, il soit possible de résoudre le problème philosophique central.

    Hegel approfondit encore la stratégie constructiviste dans la Phénoménologie de l’Esprit. Ce traité, qui expose les différents niveaux de connaissance à partir du connaître général (das Erkennen) jusqu’au connaître absolu (das absolutes Wissen), terme qui désigne la philosophie, décrit le chemin de la connaissance en tant que processus historique. Comme il ne possède ni hypothèses, ni point de départ privilégié, il n’y a aucun point d’Archimède dans un processus, qui peut donc commencer n’importe où. Dans son introduction, Hegel décrit la façon dont l’identité du sujet et l’objet se construisent. La connaissance se transforme en vérité au point ultime où sujet et objet, celui qui connaît et ce que l’on connaît, liberté et nécessité se recouvrent.

    Nous n’évaluons pas nos affirmations cognitives ni absolument, ni abstraitement ni théoriquement, ni même encore sur le plan a priori, mais uniquement sur le plan a posteriori. La conscience possède son propre critère cognitif, critère qui s’appuie sur une comparaison entre ce qu’on attend théoriquement et ce qu’on constate, entre théorie et pratique qui se trouvent tous deux à l’intérieur de la conscience. Il ne s’agit pas de comparer une entité mentale à un objet extérieur et indépendant puisque la théorie de cet objet tout comme l’objet lui-même se trouvent dans la conscience.

    On reproche souvent à Hegel d’ignorer l’expérience. Selon G. E. Moore, l’idéalisme va tout simplement à l’encontre du sens commun en niant l’existence du monde extérieur. Moore, qui continue d’influer le débat plus d’un siècle plus tard, ne cite aucun nom, ce qui n’étonne nullement. Car il n’y a aucun penseur qui se considère ou qu’on pense être idéaliste qui nie l’existence du monde extérieur. Hegel ne se détourne pas de l’expérience. Bien au contraire, il la prend tellement au sérieux qu’il en fait le critère même de la connaissance. Il comprend le processus de connaissance comme émergeant des expériences successives dont le but consiste à formuler et à mettre à l’épreuve des théories successives. Cette stratégie se laisse comparer favorablement aux contributions récentes au débat épistémologique apportées par Poppe, Kuhn, et Quine qui examinent tous le rapport entre théorie et expérience.

    Le critère idéaliste de la connaissance est l’identité, qui se constate eu égard à la correspondance. D’après Hegel, lorsqu’on soumet une théorie à l’épreuve de l’expérience, il n’y a que deux possibilités : soit la théorie correspond à l’expérience faite, et donc le processus cognitif s’arrête car on a atteint la vérité; soit comme elle ne correspond pas, il y a une différence entre ce qu’on attend et ce que l’on trouve, et le processus se prolonge. Dans ce deuxième cas de figure, il faut repenser la théorie ou bien formuler une autre théorie afin de rendre compte de ce que l’on a trouvé.

    Bien qu’il soit exprimé de façon complexe, l’aperçu hégélien est en fait très simple. Selon Hegel, les connaissances émergent d’un processus consistant à formuler une hypothèse ou une théorie, à soumettre celle-ci à l’épreuve de l’expérience, à la reformuler si besoin est en la remplaçant par une autre. Une série d’expériences engendre ainsi une série de théories successives sur le chemin de la connaissance dont le terminus ad quem est la vérité.

    Hegel se distingue des autres penseurs qui prennent l’expérience au sérieux dans sa façon de comprendre le rapport théorie/objet. Pour lui, une théorie n’est autre qu’un cadre conceptuel en dedans duquel l’objet cognitif correspond ou non aux attentes. Hegel ne s’occupe absolument pas du rapport qu’il peut y avoir entre théorie et monde; cependant il pense qu’en altérant la théorie, on altère aussi son objet. Autrement dit, comme l’objet cognitif phénoménal est « indexé » pour ainsi dire sur l’hypothèse avec laquelle on le confronte, il ne saurait pas être question de connaître un objet indépendant de quelque façon que ce soit. Hegel refuse donc implicitement l’approche bien connue selon laquelle le monde est fixe et seules nos théories le concernant changent. Il refuse par avance le choix théorique d’un Putnam, qui pense que différentes théories se réfèrent à un monde invariable, une approche qui implique soit le représentationalisme, soit le réalisme direct.

    Hegel, tout comme Kant de temps en temps, ou Fichte, se défait complètement de la stratégie représentationaliste standard de la connaissance. Selon Hegel, on ne peut « crédiblement » prétendre connaître un objet indépendant. Nous savons que suite à l’épreuve de l’expérience, il y a de bonnes raisons d’opter pour une théorie au lieu d’une autre. L’objet cognitif, qui dépend de la théorie proposée, et qui change lorsque celle-ci change, est littéralement « construit » par nous. Il en découle deux points. D’une part, nous ne pouvons « crédiblement » prétendre connaître ce qui est indépendant de nous. D’autre part, nous ne connaissons au contraire que ce qui dépend de notre cadre conceptuel.

    En repensant le constructivisme, Hegel réhabilite la raison en lui ôtant les limites qui lui ont été fixées par Kant. Ce dernier s’appuyait sur l’entendement comme source privilégiée de la connaissance. Bien que Hegel soit souvent mal compris sur ce point, la raison hégélienne redevient une source cognitive. Selon Hegel, la raison sait au moins abstraitement qu’elle est toute la réalité. Cette certitude découle de la thèse idéaliste de l’identité de pensée et être qui se trouve au cœur de l’idéalisme. Hegel relie constructivisme et idéalisme en affirmant clairement que la thèse que la raison est toute la réalité est le concept même, le sens profond, de l’idéalisme.

    Hegel continue d’explorer le constructivisme dans tous ses écrits ultérieurs. Qu’il suffise de donner deux illustrations. Dans la première partie de l’« Encyclopédie des Sciences philosophiques », il attire l’attention sur la différence entre deux stratégies épistémologiques : le représentationalisme et, comme il dit ici, « le penser libre ». Le représentionalisme, basé sur l’entendement, invoque un dualisme entre représentation et objet en formulant une représentation juste au travers de déterminations finies. La solution de rechange constructiviste est la saisie conceptuelle « illimitée » de l’objet sur la base du penser libre. En se distinguant de la stratégie représentationaliste, cette deuxième stratégie avance le devenir du contenu, l’objet cognitif, au niveau de la conscience. Enfin, dans les « Leçons sur la philosophie du droit », Hegel affirme encore la thèse idéaliste sous sa forme constructiviste. Dans un passage important, il propose ce qui constituera au demeurant la base conceptuelle du concept d’aliénation de Marx, à savoir que l’ouvrier prend forme ou se « cristallise » dans le travail sous forme d’un objet."

    "Le constructivisme hégélien se résume à un processus pour formuler et tester successivement des théories, ou hypothèses de travail, en les soumettant à l’épreuve de l’expérience. La connaissance émerge d’un processus social, donc historique, au travers duquel nous construisons des cadres conceptuels successifs afin de comprendre des objets cognitifs construits eux aussi dans ce même processus.

    J’ai déjà souligné le rapport entre constructivisme et historisme. Pour terminer, je voudrais faire ressortir le rapport entre constructivisme et phénoménologie. En se détournant du représentationalisme, tous les post-kantiens importants se détournent par là même du concept de chose en soi. S’il n’y a pas de noumène, alors la théorie de la connaissance ne peut tourner autour d’un objet indépendant de l’esprit dont la connaissance ne peut plus être le but cognitif. Il s’ensuit que la connaissance se limite seulement aux phénomènes au travers desquels plus rien n’apparaît. Il ne peut donc être question de dire, comme Heidegger, que l’être se montre, ni prétendre comme Heidegger et Husserl, aller aux choses elles-mêmes (zu den Sachen selbst). Au contraire, pour Hegel, l’idéalisme se limite à décrire ni plus ni moins que le devenir des phénomènes sur le chemin de la connaissance et de la vérité.

    Cela amène trois remarques. Tout d’abord, la phénoménologie dépend directement de l’expérience, dont elle ne se méfie évidemment pas, loin s’en faut. Dans ce sens, Hegel est bel et bien empiriste. Ensuite, le constructivisme phénoménologique s’occupe à formuler une description du processus historique de la connaissance. Comme la description de l’expérience change sans cesse, elle n’est donc pas stable. On n’est donc jamais sûr, même au niveau de la science naturelle, de pouvoir représenter la nature telle qu’elle est. Tout au plus peut on, comme Cassirer l’affirme, la « symboliser ». Enfin, on se doit de signaler l’intérêt considérable du constructivisme pour le débat épistémologique actuel. La philosophie analytique, qui a forgé ses premières armes en réfutant l’idéalisme, domine ce débat depuis un siècle environ. Mais dans l’espace post kantien, il n’y a point de possibilité réelle d’affirmer « crédiblement » de représenter le monde tel qu’il est au-delà des apparences, donc point de possibilité de résoudre le problème sémantique."
    -Tom Rockmore, « Hegel et le constructivisme épistémologique », Revue de métaphysique et de morale, 2007/1 (n° 53), p. 103-113. DOI : 10.3917/rmm.071.0103. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2007-1-page-103.htm




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