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    Merle Goldman & John King Fairbank, Histoire de la Chine. Des origines a nos jours

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Merle Goldman & John King Fairbank, Histoire de la Chine. Des origines a nos jours	 Empty Merle Goldman & John King Fairbank, Histoire de la Chine. Des origines a nos jours

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 17 Jan - 9:47

    https://en.wikipedia.org/wiki/John_King_Fairbank

    "John King Fairbank consacra son existence à l’écriture et à l’enseignement de l’histoire de la civilisation chinoise. Ce livre représente un juste couronnement de sa carrière.

    Fairbank, que ses collègues et étudiants appelaient affectueusement JKF, commença par se spécialiser en histoire de la Grande-Bretagne, mais il se tourna vers la Chine lorsqu’elle publia ses archives diplomatiques en 1932. Il se trouvait alors sur place pour les besoins de son travail de recherche, lequel allait aboutir à la publication d’un ouvrage pionnier, Trade and Diplomacy on the China Coast. Ce livre était le premier à étudier les documents de la dynastie Qing et l’histoire des échanges entre la Chine et l’Occident. En 1936, Fairbank rejoignit le département d’histoire de l’université de Harvard, où il put ajouter à son curriculum vitae une spécialisation en histoire de la Chine moderne. Dans son enseignement, dispensé non sans ironie et humour, il avait pour habitude de présenter l’histoire comme un récit. Au cours des cinq décennies qui suivirent, Fairbank s’adonna à plusieurs types d’activités : tout en enseignant à Harvard, il travaillait à Washington pour le compte du gouvernement américain — et en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale ; pendant tout ce temps, à deux ou plusieurs mains, il écrivit et édita plus d’une trentaine de livres, ainsi que des centaines d’articles, de notes de lecture, de commentaires et d’auditions parlementaires. Fairbank était le doyen des études modernes chinoises, non seulement aux États-Unis, mais presque partout dans le monde. C’était un professeur, un mentor, un administrateur, un pédagogue et un historien.

    J’ai rencontré pour la première fois JKF en 1953, lorsque j’ai intégré le programme des études est-asiatiques de l’université de Harvard. Il devint par la suite mon directeur de thèse et m’invita à devenir chercheur associé au sein du Harvard’s East Asian Research Center (lequel fut plus tard rebaptisé Fairbank Center for East Asian Research), auquel je n’ai jamais cessé d’appartenir depuis lors. Fairbank était un directeur d’études remarquable et une grande source d’inspiration. Comme il le fit avec d’autres futurs historiens de la Chine qui étudièrent auprès de lui, il me guida sans relâche, veilla sur moi et m’encouragea tout au long de mon travail de thèse et jusqu’à la publication de mon premier livre. Même après que j’eus commencé ma carrière d’enseignante à l’université de Boston, alors que j’étais entourée de mes propres étudiants, sa présence demeura constante et décisive. Il lui arrivait parfois de m’appeler le matin avant sept heures, en général le week-end, pour me dire à quel point il avait apprécié un de mes textes, et pour me suggérer des pistes pour les rendre « encore meilleurs ».

    À l’époque où Fairbank achevait ce livre, la Chine était entrée depuis un peu plus d’une décennie seulement dans l’ère des réformes post-Mao. Cette période ne pouvait donc encore être analysée dans son contexte historique. Ma contribution au présent ouvrage, qui se limite au chapitre XXI et à l’Épilogue, fournit à cet égard plus de détails et une mise en perspective plus approfondie qu’il n’était possible de le faire lors de la première édition.

    Là où JKF mettait l’accent sur les facteurs démographiques et institutionnels, insistant aussi sur le caractère unique de la Chine, j’aurais tendance à m’intéresser davantage à l’histoire intellectuelle et politique. Là où il voyait l’ère post-Mao comme une continuation de l’histoire récente, répressive et rétrograde, de la Chine, je vois en elle une plus grande disposition au changement. Mais si Fairbank portait un regard sombre sur la Chine, c’était en partie dû au fait qu’il travaillait à l’achèvement de ce livre au lendemain de la répression de Tiananmen du 4 juin 1989. Dans sa préface, il note que, si la civilisation chinoise a été jusqu’au XIXe siècle, et à bien des égards, de loin plus avancée que la civilisation occidentale, cela ne l’a pas empêchée d’être distancée à l’époque contemporaine. Même sa révolution, assure-t-il ailleurs, a été la plus longue, la plus difficile et la plus sanglante de toute l’histoire contemporaine. Il désespérait donc souvent de voir la Chine rattraper un jour son retard sur les pays développés.

    Cette question demeure encore aujourd’hui sans réponse. Fairbank faisait souvent observer que la Chine était confrontée à un problème immense : nourrir, loger et assurer une subsistance à la population la plus importante du monde. Toutefois, comme je le remarque dans mon épilogue, en dépit de multiples difficultés, la Chine de l’ère post-Mao, ayant acquis la capacité de ranimer sa grandeur passée, semble se trouver sur la voie d’une résolution de ses problèmes. Que la Chine parvienne ou non à devenir une grande puissance, elle aura dans les années à venir un impact majeur sur le reste du monde.

    Merle GOLDMAN, Décembre 1997."
    -Merle Goldman, préface à la nouvelle édition de John King Fairbank & Merle Goldman, Histoire de la Chine. Des origines a nos jours, Paris, Tallandier, 2013 (1992 pour la première édition états-unienne).

    "Lorsque l’on étudie l’histoire de la Chine sur une période couvrant les deux derniers millénaires, on voit surgir un paradoxe qui tourmente tous les patriotes chinois d’aujourd’hui. Si on la compare à la civilisation européenne des XIe et XIIe siècles, on s’aperçoit que la civilisation chinoise était à la même époque, et à bien des égards, très en avance. Pourtant, aux XIXe et XXe siècles, elle se trouvait loin derrière. Lorsque Francis Bacon fit remarquer, vers 1620, que le monde était en train de se transformer par l’imprimerie, la poudre à canon et l’aimant, il ne se référait pas au fait que ces trois inventions avaient fait leur apparition en Chine. Cependant, de nos jours, l’idée que la Chine était, en 1200, globalement plus avancée que l’Europe est généralement acquise. Alors, pourquoi la Chine perdit-elle du terrain par la suite ? Parmi les peuples principaux de la Terre, pourquoi les Chinois devinrent-ils des tard-venus sur le chemin de la modernité ? Si les conditions d’existence et les agréments de la vie étaient, de façon générale, comparables en Chine et en Europe aussi récemment qu’au XVIIIe siècle, comment se peut-il que la Chine ait si spectaculairement échoué à emboîter le pas à l’Europe en matière d’industrialisation ? À une question si vaste, il n’est pas de réponse unique ou d’explication monocausale. Dans la IIe Partie du présent ouvrage, nous explorons le sens de cette question intrigante en l’éclairant sous plusieurs angles.

    "Depuis 1950, Joseph Needham et ses collaborateurs ont décrit, dans les quelque quatorze volumes qui composent l’ouvrage intitulé Science and Civilisation in China, toute la gamme, impressionnante, des découvertes et des inventions que l’on doit à la Chine, qui vont beaucoup plus loin que celles bien connues du papier, de l’imprimerie, de la poudre à canon et de la boussole. Pour Nathan Sivin, ce n’est que d’un point de vue superficiel que la science chinoise et la science européenne prémodernes ont plus de points communs qu’elles n’en ont toutes deux avec la science moderne. Bien que l’Europe ait hérité de modes de pensée qui la préparaient mieux à l’esprit scientifique, il n’y avait, ni ici, ni là-bas, de véritable lien entre la science et la technologie, entre la théorie du savant et la pratique de l’artisan. Les relations dynamiques qu’entretiennent la science et la technologie sont une création moderne. [...]
    Sivin fait également observer comment, par exemple, pour efficace qu’ait pu être, pour les besoins du calcul, l’abaque chinois, le fait qu’il se limitât à une douzaine de chiffres et le caractère linéaire de sa numération le rendaient incapable de servir au développement de l’algèbre. Il ajoute que l’absence relative d’innovations mathématiques en Chine entre 1300 et 1600 a peut-être été le prix à payer pour les multiples avantages que cet instrument présentait. Nous avons là un exemple de la manière dont la précocité technologique de la Chine a pu par la suite être cause de son retard. On pourrait même avancer l’idée que ce fut la supériorité de la Chine des Song qui, à partir de 1800, devint la cause de son retard, comme si tout grand accomplissement portait en lui les germes de son ossification."

    "La diversité de la Chine est tout d’abord visuelle. Aux yeux du voyageur volant à travers les vastes nuées grises, brumeuses et ensoleillées de la Chine continentale, deux images typiques se dressent devant lui, l’une représentant le Nord, et l’autre le Sud (carte 1). Depuis la plaine aride de la Chine du Nord jusqu’au sud de Pékin, où la civilisation chinoise connut sa première floraison, on peut contempler en été une interminable étendue de champs verdoyants, parsemés de masses colorées d’un vert plus foncé : ce sont les arbres des villages. Cela ressemble fort au Middle West américain d’il y a quelques décennies, où des fermes et leurs bosquets jalonnaient le territoire à peu près tous les kilomètres. Sauf que, là où il y avait aux États-Unis, pour un champ de culture de maïs, une seule ferme, on trouve dans la plaine de la Chine du Nord, aux mêmes intervalles, des villages entiers. Là où une famille américaine de l’Iowa ou de l’Illinois vivait au milieu de ses champs, avec ses granges et ses hangars, en Chine, des communautés entières de plusieurs centaines d’individus vivent dans leurs villages arborés. Le peuple américain, malgré son fond de culture paysanne, n’a aucune idée du phénomène de densité de population qui conditionne subtilement chaque action, chaque pensée du paysan chinois.

    En Chine du Sud, le tableau est assez différent, et il ne ressemble à rien de ce à quoi les Américains sont accoutumés. Durant la plus grande partie de l’année, les rizières présentent à l’observateur qui les survole leurs surfaces submergées d’eau. Ces terres sont verdoyantes et vallonnées. Les cultures en terrasses y gravissent les monts de degrés en degrés, atteignant presque leurs sommets avant d’en dévaler les versants opposés. Les lignes que forment leurs parois épousent le terrain à la manière des contours tracés par les géographes sur leurs cartes. En effet, vu du dessus, le dessin sinueux des rizières en terrasses forme comme un indice visuel de la pente des vallées : les champs aux contours étroits et concaves touchent les sommets, tandis que les terrasses inférieures vont s’élargissant à mesure qu’elles descendent jusqu’au fond des vallées. De nombreux chemins de pierre grise les traversent et y tracent une sorte de labyrinthe intérieur. Lorsque le soleil est levé, on le voit depuis les airs se refléter de tout son lustre sur l’eau des rizières."

    "Nul ne peut survoler les collines verdoyantes et accidentées du sud de la Chine sans se demander où vivent les plus d’un milliard d’habitants de ce pays, et ce qu’ils peuvent bien manger, tant les vastes étendues de montagnes et de vallées semblent largement incultivables et peu habitées. Ce tableau figurant un immense paysage déserté a son complément statistique : en Chine, un tiers du territoire est cultivable et six septièmes de la population y vit (carte 2). La partie habitée du pays représente à peu près la moitié de la partie habitée du territoire des États-Unis, et pourtant elle soutient une population cinq fois plus nombreuse. Ceci n’est possible que parce que, dans les vallées et les plaines inondables, chaque kilomètre carré cultivable est peuplé d’environ 1 000 individus. Les États-Unis possèdent quelque 1 482 000 km2 de terres cultivées, et ils pourraient de beaucoup accroître cette superficie. Or la Chine, qui en possède 1 170 000 (soit moins de la moitié d’une acre de terre nourricière par personne), pourrait difficilement en augmenter le nombre d’une petite fraction. Pour résumer, la Chine doit nourrir 23 % de la population mondiale en exploitant à peu près 7 % des terres arables de la planète.

    Les terres humides du Sud, où l’on fait croître le riz, et les terres à blés du Nord, plus sèches, se séparent le long d’une ligne passant approximativement au milieu du territoire qui s’étend entre le fleuve Jaune et le Yangzi, au niveau du 33e parallèle (carte 3). Les pluies, la qualité des sols, la température et les pratiques humaines ont créé des différences frappantes entre ces deux pôles économiques de la Chine.

    La structure des précipitations procède toujours du terrain. Les terres continentales d’Asie affectent la température bien plus directement que l’océan Pacifique occidental et ses courants, et l’air froid et sec qui rafraîchit le continent en hiver tend à s’échapper vers la mer, en direction du sud-ouest, avec un minimum de précipitations. Inversement, pendant la mousson d’été, l’air chargé d’humidité de la mer de Chine du Sud s’avance sur le continent en direction du nord, porté par l’air chaud qui s’exhale de celui-ci, provoquant ainsi les pluies bien plus abondantes de l’été. [...]

    Les durs hivers du nord de la Chine limitent la période de croissance des cultures à environ six mois de l’année. À l’extrême Sud, cette période dure toute l’année, et on y pratique deux, voire trois récoltes de riz. C’est la raison pour laquelle la plus grande partie de la population chinoise vit dans les contrées plus fertiles du Sud. Jusqu’à récemment, la culture du riz, bien qu’elle exige beaucoup de travail et que ses besoins en eau soient très importants, produisait jusqu’à deux fois plus de nourriture que la culture du blé.

    Au Nord comme au Sud, les ressources naturelles sont complétées par l’inlassable ingéniosité des hommes, dont l’industrie des fertilisants à base d’excréments humains n’est qu’une des manifestations les plus spectaculaires. Si les déchets humains ne revenaient pas à la terre, ou si l’on ne faisait pas appel aux fertilisants chimiques à la place, aucune région de Chine ne pourrait produire assez d’aliments pour nourrir sa population actuelle. C’est ainsi que chaque centre urbain maintient dans ses environs ses propres jardins alimentaires : depuis les airs, on peut voir les villes chinoises entourées d’une ceinture dense de plantations, qui s’estompe à mesure qu’on s’éloigne de la périphérie."

    "Les travaux que G. William Skinner a consacrés à l’étude des marchés et à l’urbanisation l’ont conduit à diviser le pays en macro-régions, dont le centre est à chaque fois formé par un bassin de drainage (carte 5). Chacune de ces régions possède, aux abords du fleuve, un cœur d’activité, où la population et la productivité sont élevées, et une zone périphérique, aux terrains montagneux ou arides, où leur importance est moindre. La zone centrale est naturellement plus riche en termes d’activités humaines, tandis que la périphérie ne peut que jouer un rôle subordonné ou marginal. Ainsi, afin d’illustrer les liens de l’une avec l’autre, il faut comprendre que la déforestation, les cultures et l’érosion des sols à la périphérie auront tendance à provoquer le glissement et le dépôt des alluvions bénéfiques dans la région centrale.

    Les limites précises de ces macro-régions définies en termes analytiques, ainsi que leurs interactions, sont vouées à être constamment réélaborées et affinées. Elles sont utiles pour l’historien dans la mesure où elles reflètent plus précisément la réalité économique que les provinces de la carte politique. À vrai dire, il est fort possible que les frontières politiques des provinces aient pour objectif de contrarier la vitalité économique des régions plutôt que de les mettre en valeur. Ainsi, le riche delta du Yangzi est partagé entre les provinces du Zhejiang, du Jiangsu et de l’Anhui, justement pour éviter que sa puissance économique ne puisse passer sous le contrôle d’un unique gouvernement provincial, lequel serait alors susceptible de s’emparer de l’État."

    "La Chine demeure jusqu’ici un sous-continent largement autosuffisant. Nous oublions trop facilement que Shanghai, à l’embouchure du fleuve Yangzi, se trouve au même degré de latitude que La Nouvelle-Orléans et Suez — en zone tempérée —, et que Guangzhou, sur le Xi Jiang (littéralement « fleuve de l’Ouest »), se trouve, elle, au même degré de latitude que La Havane et Calcutta — c’est-à-dire largement sous les tropiques."

    "Pendant que d’autres plants sont cultivés et récoltés dans les champs encore à sec, on fait généralement germer les jeunes plants de riz, au cours de leur premier mois, dans des plates-bandes de semences. Puis les champs sont irrigués, fertilisés et labourés (le buffle d’eau pouvant alors prêter main-forte au travail manuel de la houe), avant d’y repiquer les plants. Aujourd’hui encore, cette transplantation du riz est pour une large part pratiquée à la main. C’est alors qu’on peut voir des rangées de paysans, le corps plié en deux et les chevilles enfoncées dans l’eau boueuse, se déplacer à reculons, étape après étape, le long des terrasses de culture. On peut voir ce spectacle se dérouler sur toutes les rizières du sous-continent, et il s’agit probablement de la plus grande dépense d’énergie musculaire à l’œuvre sur terre. Lorsque le plant est parvenu à maturité, le champ est drainé et le riz moissonné, là encore souvent à la main. Cette méthode, pour peu que les réserves d’eau et la main-d’œuvre soient illimitées, donne probablement le meilleur rendement à espérer de n’importe quelle parcelle de terre. Dans ce contexte, la valeur économique de la terre est supérieure à celle du travail ou, pour le dire autrement, on trouve plus facilement de bons bras qu’une bonne terre. Comme les paysans chinois manquent à la fois de terres et de capitaux pour mettre en œuvre des méthodes de culture à grande échelle, ils ont concentré leurs efforts sur une agriculture intensive, à haut rendement et manuelle, plutôt que sur une agriculture extensive mécanisée.

    La grande quantité de main-d’œuvre et de fertilisants utilisés sur de petites parcelles de terre a également eu des répercussions sociales importantes. Ainsi est née une interdépendance dangereuse entre la densité de la population et l’exploitation intensive des sols, chacune rendant l’autre possible, et la première fournissant à la fois l’incitation à exploiter intensivement la terre et les moyens d’y parvenir. Une fois établie, cette économie ne pouvait que gagner son propre mouvement d’inertie et s’y tenir. Le labeur harassant des paysans devint la norme, et les inventions visant à le diminuer, l’exception. Les premiers modernisateurs de la Chine, lorsqu’ils tentèrent d’introduire les machines dans le pays, dans la mesure où il apparaissait que celles-ci, au moins à court terme, concurrenceraient la main-d’œuvre chinoise, se heurtèrent constamment aux intérêts de cette dernière. Ainsi, des attaques contre les chemins de fer avaient lieu pour la raison qu’ils dépouillaient de leur travail les charretiers et les porteurs."

    "La vie dans les plaines inondables a toujours été rude. Sur ces vastes étendues, la patience des paysans fut toujours soumise à rude épreuve. Le soleil et la pluie, dont ils dépendaient, étant des dons du Ciel, il leur fallait bien accepter ces calamités naturelles qu’étaient les sécheresses, les inondations, les épidémies et la famine. Il est frappant de constater à quel point le sort des Européens était tout autre à la même époque, eux qui vivaient sur des terres topographiquement diverses. Les populations occidentales, sur le continent européen ou sur les rives de la Méditerranée, ne vivaient jamais très loin des sources d’approvisionnement en eau, et, pour peu qu’elles en eussent l’initiative, elles pouvaient généralement ajouter aux produits de l’agriculture ceux de la chasse et de la pêche. Depuis les temps anciens, le commerce maritime jouait un rôle de première importance dans les économies occidentales. Au service du commerce, l’exploration et l’invention participèrent au combat des hommes pour le dépassement de la nature.

    Le rapport des hommes à la nature constitue le point saillant dans tout l’éventail des différences qui séparent l’Occident de l’Asie. L’homme a toujours été au centre de la scène occidentale, la nature lui servant de coulisses ou d’adversaire. Ainsi, la religion occidentale est anthropomorphe, tout comme le sont les premières représentations picturales d’Occident. Pour constater à quel point l’abîme qui sépare ces deux mondes est grand, il suffit de comparer l’esprit du christianisme à l’impersonnalité relative du bouddhisme, ou encore comparer un paysage Song, avec ses minuscules figures humaines — rapetissées encore par les rochers escarpés et les fleuves qui les accompagnent —, à l’œuvre d’un primitif italien, où la nature ne saurait être qu’un appendice.

    Le fait de vivre avec sa famille et ses voisins dans une si grande proximité a accoutumé les Chinois à un mode de vie collectif, où généralement le groupe domine l’individu. À cet égard, jusqu’à une période récente, l’expérience chinoise différait à peine de celle des autres peuples de paysans établis depuis longtemps sur leurs terres. C’est l’individualisme moderne — qu’il se manifestât chez un navigateur, un pionnier ou un entrepreneur de la ville — qui constituait bien plutôt l’exception. Une chambre pour soi seul, plus aisément acquise dans le Nouveau Monde qu’en Asie, voilà ce qui pourrait symboliser un niveau de vie supérieur. Il est donc de tradition, lorsqu’il est question de la Chine, de généraliser sur l’absorption de l’individu non seulement par le monde naturel, mais aussi par la collectivité sociale.

    Aujourd’hui, la modernisation est en train de détruire l’équilibre entre le collectivisme de la société chinoise et la beauté de ses environnements naturels. Les effluents chimiques et industriels polluent les eaux, tandis que la consommation de charbon sale pollue les airs. La croissance d’une population de plus en plus jeune, et à l’espérance de vie de plus en plus grande, ne pourra pas être réfrénée dans les décennies à venir. Par ailleurs, la déforestation et l’érosion, auxquelles il faut ajouter la construction de routes, de bâtiments et autres infrastructures, continueront de détruire les terres arables. Le pays le plus vaste et le plus peuplé du monde va tout droit vers un cauchemar écologique qu’il ne pourra éviter qu’au prix d’un formidable effort collectif."

    "Le peuple chinois demeure aujourd’hui encore un peuple essentiellement paysan. Il travaille la terre, habite principalement des villages, dans des maisons de brique marron — obtenue en la faisant sécher au soleil —, de bambou, de clayonnage blanchi à la chaux ou parfois de pierre. Le sol y est de terre ou de pierre, et les fenêtres sont garnies de parois de papier et non de verre. Le plus souvent, la moitié des maigres revenus des hommes sert à les nourrir. Les Chinois ignorent encore le luxe de l’espace. Généralement, les habitats paysans sont constitués de quatre pièces, occupées chacune par trois personnes. Il arrive que les membres de la famille, sans distinction de sexe, ni de générations, dorment ensemble sur un même lit en brique, lequel est parfois chauffé par les tuyaux d’un poêle à proximité. Le régime alimentaire est pauvre en viande. Pour bien des raisons, les machines n’ont pas encore pris la place de la main-d’œuvre humaine.

    Pour des Européens et des Américains bénéficiant de conditions matérielles de vie supérieures, le plus étonnant est la capacité de la paysannerie chinoise à maintenir un mode de vie hautement civilisé dans des conditions matérielles aussi pauvres."

    "C’est à la famille que revenait la fonction d’éduquer les fils afin d’en faire des sujets loyaux. On peut donc en voir l’anticipation dans le type d’autorité qui s’exerçait au sein même du groupe familial traditionnel. Le père était un autocrate tout-puissant. Il avait la mainmise sur la propriété et les revenus de la famille, et lorsqu’il était question d’arranger les mariages des enfants, sa voix était décisive. Le mélange d’amour, de crainte et d’estime que le père inspirait à ses enfants était renforcé par le grand respect dû à l’âge. Si l’homme perdait en vigueur à mesure qu’il vieillissait, cela était largement compensé par la sagesse qu’il y gagnait. Aussi longtemps qu’il conservait ses facultés, le patriarche avait toute l’autorité nécessaire pour régner sur sa famille. D’après la loi, il pouvait vendre ses enfants comme esclaves, ou même les exécuter pour conduite licencieuse. À vrai dire, par coutume aussi bien que par nature, les parents étaient particulièrement aimants à l’égard des jeunes enfants, et ils étaient aussi liés à leur progéniture par des liens de responsabilité réciproque. Mais si le père s’avisait de régner en tyran, la loi et la coutume s’avéraient plutôt impuissantes.

    À la domination de l’âge sur la jeunesse s’ajoutait la domination des hommes sur les femmes. Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, l’infanticide s’est exercé plus fréquemment sur les nouveau-nés de sexe féminin. De même, les mariages étaient arrangés et les filles ne se mariaient certainement pas par amour. La jeune mariée quittait le foyer familial en tremblant. Elle devenait d’un coup la belle-fille au sein d’une nouvelle famille, et elle était à ce titre placée sous le contrôle de la mère de l’époux. Il arrivait qu’elle eût à subir la concurrence de concubines ou de secondes épouses, surtout si elle s’avérait incapable de donner naissance à un héritier mâle. Elle pouvait être répudiée par son époux pour de nombreuses raisons. Si ce dernier venait à mourir, il lui était difficile de se remarier. Tout indique que les femmes ne jouissaient d’aucune indépendance économique. Elles consacraient leurs efforts aux tâches ménagères, lesquelles ne lui rapportaient aucun revenu. L’illettrisme des femmes était une vérité quasiment universelle. Elles ne jouissaient d’aucun droit de propriété, ou alors seulement de façon fort restreinte.

    Le statut inférieur de la femme n’était qu’une autre manifestation de la nature totalement hiérarchique de la société et de la cosmologie chinoises. La Chine ancienne voyait le monde comme le produit de l’interaction de deux éléments complémentaires, le yin et le yang : le yin étant le propre de tout ce qui est féminin, sombre, faible et passif, et le yang de tout ce qui est masculin, brillant, fort et actif. Si l’élément masculin et l’élément féminin étaient considérés comme étant à la fois nécessaires et complémentaires, le second n’en était pas moins tenu pour passif à l’égard du premier. C’est en bâtissant sur de tels fondements idéologiques qu’une suite interminable de moralistes chinois de sexe mâle ont élaboré des schémas comportementaux où l’obéissance et la passivité constituent tout ce que l’on peut attendre des femmes."

    "Comme les travaux de Jon Saari sur l’enfance dans les classes supérieures de la fin du XIXe siècle le montrent, l’instruction de la jeunesse privilégiait par-dessus tout l’obéissance. À l’adolescence, pour lui former le caractère qui convenait, l’affection parentale laissait place à un apprentissage intensif.

    L’institution familiale traditionnelle excellait à faire accepter aux Chinois les normes sociales des autres institutions, y compris la hiérarchie officielle du gouvernement. C’est ainsi que le sociologue allemand Max Weber a caractérisé l’État chinois comme un « État familial ». L’un des avantages d’un tel système, centré sur le statut social, c’est que chaque individu sait automatiquement quelle est la place qu’il occupe au sein de sa famille ou dans la société. Chacun se sentira donc en sécurité à l’idée que, jouant vis-à-vis de tous les autres membres du système le rôle qui lui est assigné, il pourra s’attendre à ce que ceux-ci lui rendent la pareille."
    -John King Fairbank & Merle Goldman, Histoire de la Chine. Des origines a nos jours, Paris, Tallandier, 2013 (1992 pour la première édition états-unienne).




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