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    Mary-Anne Zagdoun, L'Esthétique d'Aristote

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Mary-Anne Zagdoun, L'Esthétique d'Aristote Empty Mary-Anne Zagdoun, L'Esthétique d'Aristote

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Jan - 14:20

    « Même pour le spectateur antique, le lien entre les pièces dramatiques et Dionysos paraissait un peu forcé. Plutarque nous dit bien que lorsque Phrynicos et Eschyle introduisirent dans leurs tragédies des histoires mythologiques, la réaction fut immédiate : « Quel rapport avec Dionysos ? ». Un proverbe fut même créé : « Cela n’a rien à voir avec Dionysos ». On ne peut donc pas reprocher à Aristote de ne pas avoir mis Dionysos en évidence, lorsqu’il s’agissait de théâtre. Il est vrai qu’en faisant naître la tragédie du dithyrambe (hymne à Dionysos) et la comédie des chants phalliques, Aristote reconnaît implicitement dans la Poétique que ces deux genres sont liés à Dionysos. Mais Aristote a volontairement ôté toute référence à l’apparition divine dans les pièces tragiques, la reléguant au prologue et, dans certaines conditions très précises, à l’exodos. Il ne fait aucune allusion à l’intense atmosphère religieuse, dans laquelle baignait la tragédie tout entière. Les différentes processions, qui rythmaient les Grandes Dionysies, s’arrêtaient aux sanctuaires de divinités diverses, associant de ce fait d’autres dieux au culte de Dionysos et lorsque ces divinités apparaissaient dans les tragédies, elles prenaient, grâce à la ferveur populaire, une signification profondément religieuse qui était loin d’être uniquement littéraire. On sait la terreur qu’inspira le chœur des Érinyes dans les Euménides d’Eschyle, entraînant chez des femmes enceintes accouchements et fausses couches. Les dieux dans la tragédie attique sont des dieux vivants, qui interviennent dans les affaires des mortels et inspirent des sentiments de terreur, d’apaisement ou même d’amour, comme Artémis à Hippolyte, dans la pièce du même nom d’Euripide, imprégnée, de par son mysticisme, d’un charme tout particulier. »

    « Aristote n’a pas enlevé tout rôle politique à la tragédie et nous verrons que la morale, liée aux arts mimétiques, reste une morale collective qui trouve à s’épanouir dans la cité et que les arts mimétiques jouent un rôle non négligeable dans l’éducation des jeunes gens dans la cité idéale d’Aristote. Mais, pour la première fois dans l’histoire des arts mimétiques, l’art peut se goûter chez soi, indépendamment de la cité. Le lecteur accède aux mêmes plaisirs que le spectateur. On peut lire une tragédie et l’apprécier, on peut en tirer un profit moral, sans aller la voir jouée au théâtre d’Athènes. Ceci constitue un progrès considérable dans l’émancipation de l’art de son contexte civique.
    Non seulement Aristote a sorti la tragédie de son cadre athénien et de sa religion civique, mais il a universalisé la tragédie en créant une théorie artistique, qui sera sans cesse reprise de l’Antiquité aux Temps modernes. Contre Platon, il a donné à la tragédie ses lettres de noblesse, en faisant de la mimêsis ou faculté représentative une tendance naturelle et universelle. Ce qu’Aristote a enlevé à la tragédie, en matière de religion ou de politique, il le lui a rendu au centuple, en la faisant accéder à l’universalité et en la sortant de son cadre proprement grec et attique. C’est ce qui explique la longue survivance de la Poétique dans l’Antiquité même, mais aussi à l’âge humaniste et classique et au-delà. D’une façon générale, Aristote universalise l’art, en fondant sa réflexion artistique sur la mimêsis qui est pour lui naturelle et sur le plaisir naturel du savoir. Il y a chez Aristote une attitude esthétique, même s’il serait inexact et anachronique de parler, en ce qui le concerne, d’esthétique proprement dite. La théorie de la mimêsis est un apport fondamental d’Aristote. Un autre apport très important d’Aristote est sa théorie de la catharsis, qu’il n’a malheureusement pas développée, au moins dans ses œuvres qui nous sont parvenues. Mimêsis et catharsis permettent à Aristote de justifier l’œuvre du dramaturge, mais aussi les œuvres artistiques dans leur ensemble. L’œuvre artistique devient le produit d’un don naturel et concourt à la régulation des passions pour l’amélioration morale de l’homme. Et rien que pour cela, la théorie des arts mimétiques d’Aristote mérite d’être sans cesse reprise et commentée. Aristote est le premier qui a émancipé l’art, tout en lui donnant un rôle important dans la vie morale. C’est avec Aristote que les arts mimétiques, expliqués dans leurs fondements métaphysiques, acquièrent une autonomie et une fonction psychologique nouvelles. D’où l’importance d’Aristote dans cette « esthétique » qui ne veut pas dire son nom, et qui se systématise, après les dénigrements de Platon, en une psychologie et une morale qui lui sont propres. Il faudra attendre les stoïciens, pour que l’art prenne une dimension nouvelle, et peut-être une grandeur qu’il n’avait pas jusqu’alors, puisque l’art, chez les stoïciens, se retrouve partout dans leur système, qu’il s’agisse de la physique, de la logique ou encore de la morale. Mais ce n’est qu’avec Plotin que l’art prend véritablement son indépendance propre. »

    « Il est très intéressant de relever le décalage existant entre les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide et la théorie de la tragédie que nous donne la Poétique. »

    « L’art pour l’art n’existe pratiquement pas chez les Anciens, sauf peut-être chez certains épicuriens, dont Philodème de Gadara, comme le montre plus d’un passage de ses ouvrages Peri Mousikês (De la Musique) et Peri Poiêmatôn (Sur les Poèmes), retrouvés dans la riche bibliothèque épicurienne qui figure parmi les trésors de la Villa des Papyri d’Herculanum. L’art, chez Aristote, reste encore inscrit dans le cadre de la cité, tout en commençant à s’en affranchir. »

    [Chapitre 1 : Prologomènes]

    « Nous ne reviendrons pas ici sur la définition très fluctuante des beaux-arts, dont la composition varie suivant les époques. Chez Aristote, ils se définissent par la mimêsis, qui permet d’en faire un groupe à part et de leur donner une place spécifique dans le riche domaine des savoirs qui relève de l’art et donc d’une technê. »

    « Il n’est pas sans intérêt de souligner dès maintenant quelques-uns des points à propos desquels Platon et Aristote se rencontrent ou s’opposent.
    Le domaine de la technê, point de départ de la réflexion sur les arts mimétiques, est déjà un lieu d’opposition. Aristote donne à ce terme un sens spécifique et un statut particulier dans sa Métaphysique. Dans les dialogues socratiques, au contraire, Socrate est l’homme sans technê et son investigation morale ne s’accompagne d’aucun savoir, ne consiste en aucune discipline qui puisse s’enseigner – du moins si l’on suit une interprétation récente de ces dialogues – discutée, il est vrai. »

    « La poésie se distingue chez Platon de l’ensemble des arts mimétiques en ce qu’elle repose sur l’inspiration seule et non sur un savoir – ou alors, il s’agit d’un savoir quasiment mécanique qui, en l’absence de l’inspiration divine, ne donne pas lieu à une véritable poésie, comme le montre l’exemple de Tynnichos de Chalcis, qui ne composa qu’un péan très célèbre, le reste de son œuvre étant insignifiant, faute d’inspiration divine. »

    « Aristote ne se posera guère le problème de l’inspiration.
    L’inspiration n’occupe en effet aucune place dans la Poétique d’Aristote. Dans la Rhétorique, Aristote reconnaît certes en passant, à propos de la convenance à observer dans le style des discours, que la poésie est inspirée et supporte un style soutenu. Mais l’inspiration n’entre pas, dans la Poétique, dans la définition même de la poésie. Ce qui est à l’origine de la poésie, c’est la pointe extrême de la mimêsis. Si, pour Aristote, la tendance à représenter (mimêsis) est naturelle, dès l’enfance, chez tous les hommes, certains, doués dans le domaine de la mimêsis des meilleures dispositions naturelles, sont à l’origine de la poésie qui fut d’abord improvisation, avant d’être codifiée par l’art. Ce sont donc les dons naturels et non l’inspiration divine qui sont à l’origine des arts. On retrouve ici le réalisme aristotélicien qui consiste à ne pas séparer, contrairement à Platon, l’intelligible du sensible. Il paraît évident aussi que les dons naturels orientent l’artiste dans le choix « des moyens autres de la mimêsis », couleurs, figures, voix, etc. Il n’est pas jusqu’au caractère (êthos) qui n’ait son rôle à jouer dans le choix par le poète du genre poétique. Un auteur grave se dirigera vers la tragédie, genre noble, un caractère plus facile ou plus léger se portera vers la comédie. »
    -Mary-Anne Zagdoun, L’esthétique d’Aristote, CNRS Éditions, Paris, 2011.





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