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    Gérard Lebrun, L'Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Gérard Lebrun, L'Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche	 Empty Gérard Lebrun, L'Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 6 Jan 2023 - 15:01

    "L’effet de dissimulation est dû, croyons-nous, à la nature même de cette « gymnastique » conceptuelle qui a nom « dialectique » au moins depuis le Parménide de Platon, et qui consiste à laisser s’expliciter des significations que le « sain Entendement » ne songeait pas à questionner tant il les supposait « bien connues », comme dit ironiquement Hegel. Ce pour quoi tout discours dialectique doit être avant tout compris comme un jeu, destiné à désabuser le lecteur ou l’auditeur étourdi – et nous le sommes tous, forcément. L’« Un », le « Même », l’« Autre »... apparaissent, en première approximation, comme des significations pour le moins stables à celui qui se confie à l’usage de la langue : la tâche du dialecticien est d’abord de les rendre fluctuantes et de nous faire découvrir en chacune un nid d’apories et de contradictions. Dans cette métamorphose des concepts, qui semble, à première vue, mener droit au scepticisme, s’élabore le savoir auquel l’« Entendement » était, par nature, incapable d’accéder. Tel est le mouvement de la dialectique : c’est une pédagogie qui part de l’idée que les élèves sont dans l’ignorance totale de la signification des mots qu’ils emploient. S’il en est ainsi, demandera-t-on peut-être, pourquoi prendre pour hypothèse de travail que ce jeu est truqué ? Pourquoi élever une suspicion de principe contre un discours qui prétend lever tous les blocages et dissiper tous les mirages du parler quotidien ? Pourquoi cette œuvre de démystification devrait-elle être sourdement mystificatrice ?

    Toutefois, si l’on épousait ce scrupule, il serait impossible d’envisager quelque mise en question que ce soit du discours hégélien. Pour se mettre à distance de lui, on n’aurait le choix qu’entre deux positions : ou bien continuer à adresser à Hegel des objections d’« entendement » que lui-même se fit un plaisir de réfuter par avance, ou bien décider que son système est un montage de sophismes, un gigantesque Vernünfteln. Quant au lecteur qui refuse ces deux attitudes, il devrait se contenter du commentaire, avec ses facilités et son danger. Facilité, puisque le commentateur se donne l’assurance de ne jamais rencontrer que des problèmes locaux d’interprétation qui ne remettront pas en cause la pertinence, admise au préalable, du discours. Danger, aussi, dès lors que, ayant accepté la validité des règles du jeu, on est voué à réutiliser indéfiniment un langage dont nous ne demanderons jamais ce qu’il vaut. De là vient la monotonie de beaucoup de bons commentaires de Hegel : l’interprète n’a pu faire autrement que de parler, à son tour, l’« hégélien » et de nous présenter au ralenti, dans cette langue, la mutation des significations. Bref, soucieux d’être fidèle à la dialectique, il accepte de se laisser porter par elle et, par conséquent, d’opérer sur de simples concepts sans jamais les référer à quelque expérience que ce soit.

    Il est vrai que c’est la dialectique elle-même qui contraint le commentateur à adopter cette solution. Depuis Socrate, le dialecticien fait croire (ou finit par faire croire) au sens commun que lui seul a chance de trouver la juste définition du concept que les hommes n’avaient même pas cherchée. Lui seul, du fond de sa docte ignorance, sera capable de nous faire entrevoir ce qu’est le Juste, ce qu’est le Beau, inconditionnellement et sous tous leurs aspects. Car ces mots doivent bien désigner quelque chose sub specie aeternitatis. Mais ceux qui les emploient (parce qu’ils sont gâtés par l’éducation de la Cité, accaparés par la vie pratique, etc.) n’ont jamais éprouvé le besoin de les tirer au clair. Le dialecticien se charge donc de ramer à contre-courant et d’arracher ses auditeurs à l’usage commun du langage : en disloquant les concepts usuels, en dissipant les pauvres convictions qu’induisaient ceux-ci, il conduira son interlocuteur de l’inculture au Savoir absolu. C’est de cette paideia qu’il s’agit dans l’allégorie de la Caverne comme dans la Phénoménologie. Et ce schéma pédagogique est pour beaucoup dans le succès de la dialectique, car il s’ajuste admirablement à l’esprit d’une « philosophie » devenue discipline universitaire. Il y a beau temps que les vieux « systèmes philosophiques » n’attirent plus guère professeurs et étudiants, et qu’on les laisse volontiers au travail de dissection des historiens structuralistes. La dialectique, elle, garde son pouvoir de séduction. Quelles que soient les difficultés que procurent au disciple les « longs détours » platoniciens ou les renversements hégéliens, ils lui apportent aussi la certitude que ce périple ardu sera récompensé et qu’il se trouve déjà en route vers le savoir, que sa naïveté de départ est déjà loin derrière lui.

    Ainsi la dialectique (à l’égal, il est vrai, de la phénoménologie) entretient la conviction, qui n’est pas pour déplaire à l’apprenti philosophe, que l’acquisition du « savoir philosophique » exige que soit pris un recul par rapport aux savoirs « naïfs » qui nous satisfaisaient jusqu’alors. Les hommes, nous assure le dialecticien, n’avaient jamais su formuler ce qu’était le Juste, le Beau, le Pieux... Et je vous donne le moyen de mener à bien cette enquête radicale. Mais cette invitation à la radicalité pourrait bien être trompeuse. Car enfin pourquoi le Beau, le Juste, le Pieux... devraient-ils pouvoir être déterminés dans l’absolu ? Du seul fait de penser qu’il y a des essences et qu’elles sont formulables, on pourrait bien succomber à la pire naïveté à laquelle nous incline, précisément, l’usage irréfléchi du langage. Les hommes ne savent pas, littéralement, ce qu’ils disent : tel est le point de départ du dialecticien. Mais l’important est-il bien là ? L’important, c’est peut-être que les hommes considèrent volontiers les mots comme des instruments théoriques, et qu’ils laissent alors aux philosophes le soin de stipuler la « connaissance » que contiendraient ces signaux. C’est de cette surestimation du langage, disait Berkeley, que naissent les problèmes philosophiques : « Nous avons nous-mêmes soulevé la poussière et nous nous plaignons de ne rien voir. » Cette phrase dessine une ligne de partage entre les philosophes. Ou bien l’on continue à croire qu’il y aurait quelque chose à voir derrière ce nuage de poussière, et que la « raison », convenablement utilisée, peut nous mettre en présence des « choses mêmes ». Ou bien on ne se risque plus à « soulever la poussière » et, refusant l’héritage des classiques grecs, on s’emploie seulement à déjouer les pièges que nous tend tout logos. Il n’est pas sûr que cet autre mode de pensée soit un autre mode de « philosopher », puisqu’il consiste à faire s’évanouir les illusions qui rendirent possible l’avènement d’une « philosophie » qui se donnait comme savoir suprême (qu’on pense à Nietzsche, mais aussi à Schopenhauer et à Bergson). En tout cas, il fait affluer les questions irrespectueuses. Après tout, le bon sens des Athéniens était-il si méprisable que le dit Platon ? Est-il si évident que l’attitude d’« entendement » dont Hegel nous libère nous confine dans des certitudes abstraites ?

    Ces questions, on ne se les pose plus dès qu’on est pris au jeu de la dialectique. Il va de soi, pour nous, que l’« Entendement » avait fixé indûment les significations et qu’il avait mis en place des oppositions fallacieuses. Et surtout nous ne songeons plus à examiner ce que valent les concepts tels qu’ils nous sont transmis par la tradition. Notre tâche est uniquement de les faire se dissoudre et, par là, de ressaisir leur « vérité », de même que la tâche de Socrate, dans les dialogues, est de faire trébucher les arguments pour donner à qui les soutient le sentiment de son non-savoir. Cette quête exclusive de la « vérité » nous dispense de toute réflexion préalable sur le sens usuel des mots. Pourquoi ce concept est-il ainsi marqué ? Pourquoi l’usage de ce mot l’a-t-il emporté ? Ces questions indignes de la philosophie, Hegel les abandonne au philologue, à l’historien du fortuit. De cette curiosité philologique la dialectique nous détourne, puisqu’il est entendu que les hommes ont toujours parlé n’importe comment. Il n’y a rien à attendre de cette micro-histoire qu’est la philologie quand il s’agit de faire surgir le concept de la chose, et la dialectique, plus généralement, ne peut que nous faire tourner le dos aux historiai, c’est-à-dire aux enquêtes positives. Ainsi naît un dogmatisme plus insinuant que celui qui procède par axiomes et théorèmes et qui, mieux que celui-là, nous donne l’assurance qu’il ne tient qu’à nous de faire se déployer le discours de la Vérité. Havre inespéré pour la théologie.

    On pourrait sans doute faire observer qu’à contester de la sorte la pertinence de la dialectique, c’est sur l’entreprise philosophique dans son ensemble qu’on finit par jeter la suspicion. Pourquoi en disconvenir ? Si l’on entend par « philosophie » l’activité de pensée qui, par ses seules ressources, devrait nous fournir un réglage définitif sur des concepts abstraits, oui, c’est bien de la « philosophie » qu’on se défie, et notamment de sa prétention (dialectique ou phénoménologique) de dépasser ou seulement de concurrencer en rigueur les disciplines formelles. Mais par quel entêtement lexical devrions-nous lier le sort de la philosophie à la croyance en l’existence d’un logos qu’il reviendrait à une méthode de déterminer en dernière instance ? Pourquoi la philosophie devrait-elle, pour mériter son crédit, prendre la place, désormais vacante, de la théologie ? Philosopher pourrait aussi bien consister à interroger l’expérience que nous avons des mots, et à rendre à leurs diverses provenances les significations dont le « discours sérieux » des « philosophes » entendait retrouver la vérité. Non plus expliciter le sens (qui, depuis toujours, attendrait d’être énoncé), mais enquêter sur les hasards de sa formation.

    C’est dans cet esprit qu’on a essayé, ici, d’analyser quelques thèmes hégéliens, simplement pour montrer que la dialectique demeure, inévitablement, prise à certains choix sémantiques. Quand on la soumet à ce type d’examen – que, bien entendu, elle récuse par principe –, on s’aperçoit que sa radicalité n’est qu’apparente, puisqu’elle a donné subrepticement une flexion bien déterminée à ses concepts, loin d’extirper tout présupposé par son seul exercice. Parcourir cette dimension, c’est découvrir qu’il y a un point de vue d’où la raison hégélienne est exposée au même type de critique qu’elle-même adresse incessamment à l’« Entendement ». C’est commencer à dévoiler l’envers de la dialectique. Elle aussi est partiale. Elle aussi occulte ses présupposés. Elle n’est pas le méta-discours qu’elle prétendait être relativement aux philosophies d’« entendement ».

    D’où peut venir cette affinité que garde la raison spéculative, en dépit de sa prétention subversive, avec ce qu’elle nomme « Entendement » ? Pour le comprendre, souvenons-nous que l’« Entendement » est le nom, très fréquemment péjoratif, que donne Hegel à la « raison » des classiques, comprise comme faculté de découverte et de possession des principes. Cette « raison », Kant, en un sens, l’avait maintenue en place, tout en montrant, il est vrai, qu’elle est incapable de nous apporter, par elle-même, quelque connaissance que ce soit, et qu’elle n’est performante que dans une aire étroitement déterminée, là où (sous le nom, précisément, d’« entendement ») elle ne fait qu’articuler l’intuition sensible. Quand elle opère comme raison stricto sensu et nous aiguille vers l’inconditionné, elle ne peut être qu’une source de déboires : l’histoire de la métaphysique suffirait à le faire pressentir. Le post-kantisme, comme on le sait, rendit ses droits à cette « raison » que Kant avait judicieusement distinguée de l’Entendement, mais qu’il avait malencontreusement calomniée, tout au moins en tant que raison théorique. Victime de son préjugé en faveur de l’« Entendement » (en un sens, dès lors, péjoratif), Kant avait méconnu la nature de la raison. Certes, la vieille métaphysique n’avait plus lieu d’être : sur ce point, le diagnostic kantien était juste. Mais le Savoir absolu, loin d’être rendu impossible, pouvait enfin prendre son essor, du fait que la raison cessait (grâce à Kant) d’être confondue avec l’Entendement, le savoir philosophique avec les sciences positives. Somme toute, le séisme kantien avait mis à découvert, de manière inespérée, le Savoir absolu, que les plus grands penseurs « dogmatiques » n’avaient fait qu’annoncer lointainement. De ces essais malheureux Kant avait marqué la fin. Mais il avait surtout libéré, sans s’en douter, l’emplacement du véritable savoir de soi de la raison. Entre les « dogmatiques » (au sens de Kant) et Hegel, il y a donc au moins en commun cette conviction que la raison n’est pas une faculté qui serait seulement chargée de former les concepts, mais qu’elle est un pouvoir de connaissance original. Ce point, d’ailleurs, Kant ne l’avait pas contesté. Il avait simplement nié que l’homme, être fini, pût rien connaître au moyen de la raison pure. Mais il admettait la validité de ce mode de connaissance pour des êtres autrement constitués...

    Cette confiance dans le pouvoir original de la raison ne suffit pas, assurément, à caractériser la dialectique hégélienne. Mais elle peut nous fournir une piste qui nous permettrait de contourner celle-ci. L’hypothèse est la suivante. Si le système hégélien est vulnérable, ce n’est pas en raison de son dogmatisme (au sens trivial) ni de son idéalisme ou encore parce que Hegel aurait traité à la légère les sciences de son temps. Pour trouver le défaut de la cuirasse, il faut d’abord se convaincre que toute critique de Hegel est vaine, si l’on commence par accorder que la raison est, en dehors de nos sciences exactes, une source de connaissances par simples concepts. Peu importe, alors, qu’on accuse Hegel de donner une image déformante, voire caricaturale, de cette raison pure. Car tant qu’on en reste à cette position – que l’énorme impact de Kant, soit dit en passant, a moins ébranlée qu’on ne pourrait croire – le système hégélien demeure imprenable. On peut bien crier au charlatanisme : on ne le réfutera pas... Il en va autrement si l’examen de l’hégélianisme est commandé par l’exigence de mettre en question la notion même d’une connaissance par raison pure (au lieu de critiquer la portée de celle-ci, comme fit Kant). Dès lors, l’enjeu se déplace du tout au tout, car il ne s’agit plus de réfuter. « On ne réfute pas une maladie des yeux », disait Nietzsche à propos du christianisme – mais il aurait pu le dire aussi bien de toute philosophie. On ne réfute pas un « système de la raison ». Tout ce qu’on peut faire, c’est retrouver, tant bien que mal et par bribes, les choix lexicaux sur lesquels il reposait et qui traduisent, sans nul doute, des prises de position éminemment infra-rationnelles. On ne dira même pas (on ne dira surtout pas) que l’envers de la dialectique est une idéologie, car l’usage même de ce mot suppose encore la croyance en une « raison canonique », qui pourrait être déformée ou brouillée. Mieux vaut parler d’une stratégie philologique inavouée, propre à répondre à certaines exigences d’ordre et de sécurité vitales. C’est de cette stratégie qu’on a tenté de retrouver quelques moments.

    Tout au moins, c’est dans cette direction que pointent ces textes. Je dois avouer que le projet initial était autre : il s’agissait de tester la dialectique à l’aide d’analyseurs empruntés à Nietzsche. Ç’aurait été un autre livre, destiné autant à relire Hegel qu’à éprouver la fiabilité des concepts nietzschéens. Mais ce livre n’aurait-il pas été en porte-à-faux ? C’est ce que je vins à penser, pour plusieurs raisons. En premier lieu, Nietzsche ne connaissait pas d’assez près Hegel pour que cette enquête soit justifiée. En second lieu, le lecteur aurait pu me soupçonner d’avoir voulu présenter Nietzsche comme vainqueur aux points dans un pugilat. Enfin, on peut puiser ailleurs que dans le Zarathoustra le type de défiance qu’on essaie ici d’éveiller en Kant et Hegel. Certes, c’est Nietzsche qu’on met à contribution, dans ces pages, afin de déterminer les partis pris que recèle le texte de Hegel et ce sont quelques aspects de son « grand soupçon » qu’on tente de ressaisir. Mais la fréquentation d’autres auteurs pourrait également servir à nourrir un soupçon assez proche : Berkeley, Hume, Schopenhauer, Bergson."

    "Hegel porte le savoir-de-soi à un si haut niveau d’exigence qu’il est impossible que l’Esprit d’un peuple puisse jamais saisir « l’en-soi et le pour-soi de sa raison ». Se-savoir, c’est connaître toutes ses déterminations comme autant de moyens au service de l’auto-révélation de l’Esprit – et l’Esprit d’un individu géographique ne saurait parvenir à cette conscience d’auto-production intégrale. Seul y parvient l’Esprit en tant qu’il se libère de sa forme limitée et récuse toute possibilité de fixation définitive en quelque entité que ce soit. C’est pourquoi Hegel souligne fréquemment que l’Esprit est aussi bien inscription dans une figure finie qu’effacement incessant de cette figuration.

    Le mouvement de l’Esprit consiste ainsi à s’arracher perpétuellement à lui-même en tant qu’il se finitise, à renier ses propres fixations. Et on comprend par là ce qui va distinguer l’historicité de l’évolution organique : ici, une élaboration de soi par soi qui a la forme de la calme différenciation d’un principe ; là, au contraire, « l’Esprit s’oppose à lui-même en soi ; c’est lui qui est à lui-même le véritable obstacle à vaincre ; alors que le développement dans la nature est une paisible production [Hervorgehen], il est, dans l’Esprit, un dur combat infini contre soi-même. Ce que veut l’Esprit, c’est atteindre son propre concept, mais c’est lui-même qui se le cache... ». Thème qui réapparaîtra dans l’idée révolutionnaire d’une subversion intégrale et incessante des conditions d’existence (« Bien creusé, vieille taupe... »), mais qui, pour Hegel, ne fait que commenter la notion de manifestation (Offenbarung), lorsqu’elle est pensée à l’extrême de sa pureté : l’Esprit, en se manifestant, ne révèle pas quelque chose qui serait resté dans l’ombre – et, loin d’être un intermédiaire, un figuratif, il est la continuelle suppression de toute figure dans laquelle on serait tenté de le loger. S’il n’en allait pas ainsi, si l’Esprit ne s’opposait pas sans cesse chacune de ses créations comme une nouvelle matière (Stoff) à transformer, son mouvement ne serait pas infini : il pourrait « s’apaiser » (befriedigen) dans une de ses productions – et l’on pourrait donc concevoir la possibilité d’une fixation privilégiée, d’un peuple élu. Du coup, l’Histoire ne serait plus Weltgeschichte, c’est-à-dire réfutation nécessaire d’une souveraineté par une autre, d’un empire par un autre. Mieux encore, toute vection qu’on pourrait alors donner à l’évolution, toute raison qu’on pourrait alléguer pour que la Grèce ait succédé à la Perse et Rome à la Grèce serait toujours suspecte de n’être qu’une manière pédante de masquer qu’il n’y a en réalité que des déplacements contingents d’une formation à une autre... Pour qu’il en aille autrement, il faut que la succession historique ne soit plus centrée sur les esprits particuliers, mais sur leur effacement. Le « progrès », dès lors, ne signifie pas qu’on a atteint tel Volksgeist (dont il serait impossible de prouver qu’il est supérieur aux précédents), mais que tel Volksgeist a été élidé, que son insuffisance spécifique a été reconnue – et que l’Esprit a donc fait un pas de plus. Si nous sommes assurés que le progrès n’est pas répétitif, mais explicitant, c’est parce que l’Esprit ne se produit pas en produisant ses formations finies, mais au contraire en les récusant l’une après l’autre. Ce n’est pas la puissance des empires, mais leur mort qui donne à l’Histoire sa « raison ».

    Que la disparition successive des empires, et non le tableau de leur succession, soit le thème de l’Histoire, c’est la condition, selon Hegel, pour que l’Histoire soit un système qui retrace la nécessité absolue d’un développement, car il n’y a de développement nécessaire que là où le devenir est manifestement autre chose qu’un simple passage. Et c’est pourquoi, en contrepartie, « la nature organique n’a pas d’Histoire ». Cette formule de la Phénoménologie est moins banale qu’il pourrait sembler quand on la replace dans son contexte : la critique des taxinomies. Elle ne signifie pas que la succession monotone des individus biologiques est incompatible avec tout récit de res gestae, mais que la succession des figures organiques ne peut être reliée que par un « mouvement contingent », – que ces figures ne se prêtent donc à aucune systématisation exhaustive, à aucune détermination complète (les variétés de cette espèce auraient pu être autres ou plus nombreuses...), et qu’il est impossible de trouver pour le règne organique l’équivalent d’une Weltgeschichte, c’est-à-dire de « la vie de l’Esprit qui s’ordonne jusqu’à devenir Tout ». Autrement dit, ce qui donne son originalité à la Weltgeschichte, ce n’est nullement la contingence et l’imprévisibilité des mutations, les coups du sort qui la traversent, mais, bien au contraire, la possibilité d’une intelligibilité intégrale, à laquelle les figures organiques se déroberont toujours. Pour une canonique de l’Entendement, c’est là, à coup sûr, un paradoxe qui frise l’absurde. Mais n’est-ce pas précisément un des signes de la myopie de l’Entendement que de penser tout « système » à l’image d’un « tableau de la Nature », d’un survol des formes éparpillées ? Alors que le seul système capable de rendre compte de la place et de la fonction de chaque formation, c’est le recueillement des formes disparues en un « royaume des Esprits » – et non une organisation, toujours artificielle, de formes extérieures les unes aux autres... Ce qui revient à dire que le seul type de devenir qui épouse le mouvement du Concept n’a rien de commun avec la transition indifférente d’une forme à une autre : ce ne peut être qu’un devenir qui sanctionne l’instabilité de la figure qu’il vient de transgresser, un devenir expressément néantisant. Voilà pourquoi l’Histoire ne constitue qu’en subvertissant : parce que la nécessité du Concept s’offre en elle à l’état pur. Alors que la nature ne peut jamais qu’« exprimer », « pressentir » ou « deviner » le Concept, l’Histoire le présente en tant que tel. Ou encore : elle est « réalisation de l’Idée ». À condition de ne pas aller imaginer par là une Idée platonicienne qui s’emparerait progressivement du cours du monde. Que « l’Idée se réalise » veut dire que le Concept ne se masque plus, qu’il ne s’inscrit pas en une extériorité à travers laquelle il nous serait seulement donné de relever ses traces – mais que l’objectivité ne le présente que par le fait de disparaître."
    -Gérard Lebrun, L'Envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Seuil, 2004.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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