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    Henri de Man, oeuvres

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Henri - Henri de Man, oeuvres Empty Henri de Man, oeuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 16 Aoû - 23:46

    http://books.google.fr/books?id=L7bSWIMok98C&pg=PA35&lpg=PA35&dq=henri+de+man+au+del%C3%A0+du+marxisme&source=bl&ots=-nPWQhEe3Q&sig=nx0LJmJvDuG-cx8mdS55Od4o2oE&hl=fr&sa=X&ei=8-rvU_2cFoWk0QXy-YDwAg&ved=0CG4Q6AEwCQ#v=onepage&q=henri%20de%20man%20au%20del%C3%A0%20du%20marxisme&f=false

    "L'exposé le plus convaincant est celui qui reproduit le plus fidèlement les phases de la transformation de [notre] propre mentalité."

    "Il est des circonstances où certaines volontés nouvelles, même quand il ne s'agit que de vouloir penser autrement, ne peuvent fructifier qu'à condition de prendre conscience dès l'abord, et sous une forme aussi nette que possible, de leur antagonisme à l'égard d'une volonté ancienne en train de s'affaiblir."

    "Pour que la continuité de ce qu'il y a encore de vivant dans la doctrine ancienne puisse se faire valoir, il faut d'abord qu'elle subisse le choc d'une franche attaque. Il faut pour cela présenter les idées nouvelles sous une forme qui accentue ce qui les sépare de la doctrine ancienne plutôt que ce qui les y unit."

    "Il n'est pas difficile de justifier logiquement une politique de coalition de classe par une doctrine de lutte de classe; mais il peut y avoir contradiction dans les mobiles émotifs, même là où, il n'y a pas contradiction dans les mobiles intellectuels. Or les mobiles des masses sont essentiellement d'ordre émotif. Il est difficile d'amener ces masses à comprendre et à approuver que le même but puisse justifier, à quelques années de distance, des moyens tout à fait différents."

    "On sent aisément un certain manque de conséquence et un certain affaiblissement de l'assurance en soi dès que les gardiens d'une doctrine se montrent plus préoccupés de prouver qu'elle est encore en vie que de lui conquérir le monde."

    "Le marxisme déduit l'objectif du socialisme de lois d'évolution sociale auxquelles il accorde le caractère inéluctable de lois naturelles; en cela, il est déterministe. Il croit que ces lois se réalisent sous une forme dialectique, c'est-à-dire correspondant à un genre de causalité d'après lequel, à l'exemple de certains effets mécaniques, une force change sa direction sans modifier sa nature ou son intensité et aboutit par là à un effet opposé à celui de sa direction première; en ce sens, le marxisme procède d'une notion mécaniste de la causalité. Il fonde sa connaissance des lois d'évolution sociale sur l'histoire du passé, en considérant les objectifs de la volonté humaine comme le résultat de certains états de milieu. Il réduit donc l'homme à un objet de son entourage social et fait dériver ses objectifs de « circonstances » préalables à sa volonté ; en ce sens, sa façon de penser le rattache à ce que Nietzsche a appelé l'historicisme du XIXe siècle. Cependant, d'après Marx, l'évolution sociale ainsi déterminée ne se réalise pas toute seule. Elle exige de la part des hommes des actes de volonté qui découlent de leur connaissance des circonstances déterminantes, et qui, chez le prolétariat en lutte, devraient en outre découler de la connaissance des lois d'évolution formulées par Marx. Cette croyance du marxisme à la connaissance comme cause de la volonté sociale témoigne de son rationalisme. Au surplus, la connaissance dont il fait dériver l'activité sociale des masses est d'une espèce particulière : il s'agit de la connaissance des intérêts économiques qui découlent de la situation des producteurs par rapport aux moyens de production, et plus particulièrement de l'antagonisme d'intérêts entre acheteurs et vendeurs de la « force de travail ». Partant de là, les « conditions » qui déterminent en dernière analyse les actions humaines sont donc des « conditions de production », dont l'évolution est à son tour déterminée par les progrès de la technique de production. En cette croyance aux causes économiques du devenir social se manifeste l'hédonisme économique du marxisme.

    La théorie des mobiles qui sert de base à tout ceci - la connaissance des intérêts économiques comme fondement de l'activité sociale - est le moyen qui a servi à la réalisation la plus importante et la plus originale du marxisme : l'union en un seul et même système doctrinal de la lutte de classe ouvrière et du socialisme.

    Avant Marx, le socialisme utopique n'avait motivé ses objectifs idéaux qu'en les présentant comme moralement supérieurs à la réalité sociale du présent. Marx a voulu échapper à l'élément d'incertitude que présente ce genre de vision d'avenir. Pour cela, il a voulu prouver que des lois économiques rendaient le socialisme inévitable : la lutte de la classe ouvrière pour ses intérêts, tels qu'ils découlent de l'organisation capitaliste de la production, ne peut d'après lui qu'aboutir au socialisme. Or, c'est précisément cette identité de la lutte de classe et du socialisme, ce caractère inéluctable du passage de la lutte d'intérêts à la libération de l'humanité, qui se trouve mis en question par l'expérience du mouvement ouvrier depuis Marx
    ."

    "Les doctrines socialistes - celle de Marx et d'Engels y comprise - sont sorties de sources tout à fait autres que l'intérêt de classe du prolétariat. Elles sont le produit non de la détresse intellectuelle des prolétaires, mais de l'abondance de culture d'intellectuels de souche bourgeoise ou aristocratique. Elles se sont répandues de haut en bas, et non de bas en haut. On trouve à peine un seul prolétaire parmi les grands penseurs et les rêveurs qui furent les pionniers de l'idéal socialiste. Il est vrai que des noms de prolétaires apparaissent plus tard, à l'époque où les doctrines se sont déjà incorporées aux programmes des mouvements de masses. Mais alors il ne s'agit déjà plus de formuler les doctrines, mais seulement de les développer, de les appliquer et de les répandre. Même parmi ceux qui se vouent à cette tâche, les ouvriers ou anciens ouvriers sont en minorité à l'égard des intellectuels bourgeois pour tout ce qui concerne le travail théorique proprement dit. Le fait est sans réplique : bien que le socialisme soit devenu, au cours des temps, le but et le programme du mouvement ouvrier, de par son origine historique il est moins une doctrine du prolétariat qu'une doctrine pour le prolétariat. [...] Les doctrines socialistes ne sont pas le résultat d'une adaptation du prolétariat à sa situation de classe, mais naissent plutôt d'un refus de certains intellectuels bourgeois ou aristocrates de s'adapter à leur milieu. On découvre alors que la pensée socialiste créatrice prend sa source dans une réaction émotive, ou plutôt dans une quantité presque infinie de réactions émotives différentes qui sont d'origine intellectuelle, éthique et esthétique. [...] Le marxisme traite
    les pionniers bourgeois et aristocrates de l'idéal socialiste comme des exceptions qui confirment la règle de l'origine prolétarienne de la doctrine, alors que les faits prouvent clairement que ces exceptions « bourgeoises » sont la règle. Afin de mieux entretenir cette illusion, il fait en quelque sorte commencer le socialisme à Marx et met au rancart une galerie d'ancêtres dont les dehors trahiraient l'origine rien moins que prolétarienne. [...] Pour le marxisme, au commencement était la connaissance ; la volonté de classe jaillit de la conscience de classe. Il s'agit ici d'une espèce de révélation mystique : une nécessité révolutionnaire existe, préexiste pour ainsi dire dans l'atmosphère de la pensée éternelle, sous la forme d'une doctrine prouvée scientifiquement et dérivée des lois d'évolution de l'économie capitaliste; il suffit que les travailleurs, les « accoucheurs » de la révolution, prennent conscience de la vérité de cette doctrine, c'est-à-dire fassent acte de connaissance, pour agir et faire l'accouchement. Ils sont les instruments d'une dialectique qui existe déjà comme loi dans un royaume supraterrestre, avant de descendre sur terre pour se transmuer en connaissance dans le cerveau des êtres qui sont chargés de son exécution. Cette erreur rationaliste ne caractérise pas seulement le marxisme « vulgaire » des communistes; Kautsky lui-même, dans son Éthique, fait découler l'indignation morale des ouvriers, au début de leur lutte contre le capitalisme, de la conscience de leurs intérêts de classe. Comme si les ouvriers commençaient par former la notion théorique de leurs intérêts de classe, et ne devenaient accessibles au sentiment de la justice sociale qu'après cet acte de connaissance !

    Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que le marxisme se soit trouvé incapable de résoudre le problème : Comment se déroule le processus psychologique qui, chez la classe ouvrière, de certaines conditions de vie fait découler certaines conceptions de classe ? La superstition rationaliste, qui place la connaissance avant le sentiment, peut se passer d'une explication de ce genre ; pour elle, le problème est déjà résolu. En fait, il faut le poser comme suit : Comment les conditions de vie du travailleur réagissent-elles sur son état affectif et influencent-elles la direction de sa volonté
    sociale ? [...] Le sentiment de classe, état émotif, a précédé la conscience de classe, état de connaissance
    ."

    "Il faut remonter aux débuts du mouvement ouvrier. On s'aperçoit alors que les premières luttes de la classe ouvrière avaient un caractère purement défensif et en quelque sorte conservateur. À l'époque où le travail usinier et le travail à domicile commencèrent à s'implanter, les ouvriers eurent le sentiment que leur situation en était devenue plus malheureuse. Le publiciste radical anglais Cobett, un des premiers dirigeants ouvriers dont il reste des œuvres littéraires, définissait ainsi le but de sa vie dans son Political Register, en 1807 : « Je souhaite voir les pauvres gens d'Angleterre ramenés à l'état où ils étaient du temps de mon enfance. » Il importe de constater que, pendant cette époque, la plupart des ouvriers d'industrie n'avaient guère souffert d'une diminution de leurs revenus. La nouvelle classe des salariés ne se recrutait que pour une très petite part parmi les artisans et les paysans indépendants. Dans leur immense majorité, c'étaient des gens déjà dépossédés, souvent même paupérisés depuis des générations. L'origine du prolétariat industriel ne peut se comprendre qu'à la lumière des lois sur le vagabondage et la mendicité, qui caractérisent le début du capitalisme industriel ; en Angleterre, les workhouses, où l'on internait de force les gens sans ressources, fournissaient des travailleurs aux industriels les plus offrants, et la France semble avoir eu avant 1789 un demi-million de vagabonds. Les enfants de paysans qui allaient également travailler à l'usine étaient généralement séduits par la perspective d'un gain plus élevé que celui de leurs parents attachés à la glèbe. La seule catégorie dont le revenu se trouva diminué par le passage à l'usine se recrutait parmi les anciens artisans de village transformés en ouvriers à domicile; or, c'est précisément cette catégorie-là, qui se montra la moins combative dans les premières luttes de classe, par exemple en Angleterre, pendant la première moitié du XIXe siècle. Ce qui, par contre, poussait les nouveaux ouvriers de fabrique à la lutte défensive, était moins une diminution de revenu qu'une diminution de l'indépendance sociale, de la joie au travail et de la sécurité; c'était une tension croissante entre des besoins rapidement accrus et un salaire s'élevant plus lentement; c'était enfin la sensation d'une contradiction entre les bases morales et juridiques du nouveau système de travail et les traditions de l'ancien."

    "Le ressentiment contre la bourgeoisie qui en résulte lui reproche moins sa richesse que sa puissance. Le sentiment de justice se révolte contre les conséquences d'un excès de puissance sociale à laquelle ne correspond plus la responsabilité ancienne des classes dirigeantes vis-à-vis de la collectivité. Cette rébellion instinctive procède moins de l'instinct d'acquisition que du sentiment de la justice. Sans doute, les riches n'ont jamais été aimés. L'idéal égalitaire du christianisme et le mépris féodal de l'argent contribuèrent à la formation d'une prévention qui trouve son expression dans toutes les littératures populaires du moyen âge. Toutefois, le capitalisme industriel ne s'est pas borné à créer des nouveaux riches ; il s'agit dorénavant d'un genre de richesse qui a une signification sociale toute nouvelle. Le capitaliste industriel n'est pas seulement un riche qui consomme beaucoup d'argent; comme détenteur des moyens essentiels de production, il dispose d'une formidable puissance sociale qui le rend maître des destinées de ses travailleurs. Anciennement, l'autorité du seigneur féodal et du maître artisan était compensée par une responsabilité correspondante; les privilégiés avaient conscience de leur responsabilité à l'égard des déshérités et tout le système social était basé sur l'exercice du devoir de charité. Ce système se trouva remplacé par un autre, où le maintien d'une masse de prolétaires dépossédés et d'une armée de sans-travail était dicté par l'intérêt des dirigeants. Cette situation était en contradiction avec le fondement moral de la production paysanne et artisanale, qui présupposait chez chaque homme disposé à travailler la possession des moyens de travail nécessaires et la possibilité d'un bien-être assuré. Depuis des siècles toutes les lois, les règlements .corporatifs, les commandements de l'Église et les coutumes populaires avaient été inspirés de la notion d'une existence assurée à quiconque travaillait. Ce qui contribua encore à soulever le sentiment de l'équité sociale contre le privilège nouveau des industriels, c'était l'abus de leur pouvoir sous le couvert d'institutions d'origine charitable. Les institutions et les traditions de la bienfaisance publique servirent à justifier des lois draconiennes sur le vagabondage, pourvoyeuses de main-d'œuvre à bon marché. Dans les nouvelles agglomérations industrielles, les patrons étaient généralement propriétaires d'habitations et de magasins et s'en servaient pour augmenter leurs profits et leur puissance. À l'intérieur de leurs entreprises, ils exerçaient un pouvoir presque absolu et ne conservaient. En outre, on put s'apercevoir bientôt des conséquences juridiques de l'excès de puissance politique que la nouvelle classe capitaliste s'était assurée grâce à un droit de suffrage limité. Cette puissance servit à rompre les entraves que le droit ancien mettait à la libre disposition de la propriété. Par la sélection sociale des juges, la classe dirigeante nouvelle s'inféodait en outre les tribunaux qui devaient appliquer ce droit. Les armées et les autres moyens coercitifs de l'État, qui auparavant n'avaient servi qu'aux intérêts dynastiques de monarques, furent transformés en soutiens du nouveau régime de classe. La puissance de l'argent fit de l'Église, anciennement gardienne des intérêts collectifs, une hiérarchie de mercenaires spirituels chargés de prêcher la soumission aux pauvres. Enfin le développement de l'instruction publique et de la presse quotidienne fournit aux nouveaux dirigeants de formidables moyens de domination morale ."

    "Voilà les faits qui, dès le début du régime industriel, ont donné aux grèves, aux révoltes et aux mouvements politiques des ouvriers européens le caractère d'une rébellion morale contre une domination de classe jugée inique. Si les ouvriers n'étaient animés que de l'instinct acquisitif et luttaient seulement pour la possession de la plus-value, il n'y aurait pas de lutte de classe. On peut fort bien se représenter un mode capitaliste de production qui corresponde entièrement aux lois établies par Marx dans sa théorie de la plus-value, sans qu'il doive en résulter aucune lutte de classe. La lutte des travailleurs pour leurs intérêts ne devient lutte de classe et n'aboutit à la revendication d'un ordre socialiste que sous certaines conditions historiques, qui ne sont pas inhérentes au système économique, mais qui résultent de la façon dont il s'est implanté. En lui-même, un mode de production n'est ni moral ni immoral. La critique socialiste du capitalisme, en dépit des apparences, porte moins sur la forme économique de la production que sur un contenu historique, social et culturel particulier. Cela peut se prouver par un exemple concret : bien que les États-Unis d’Amérique soient un pays capitaliste par excellence, il n'y a point de socialisme américain que l'on puisse considérer comme l'expression du mécontentement des masses ouvrières. Cela vient de ce
    qu'un mode de production semblable à celui de l'Europe s'y est développé dans des circonstances historiques et sociales tout à fait différentes. Le capitalisme américain n'est pas issu du paupérisme, mais bien de la colonisation individuelle; il n'a pas dû s'adapter aux formes traditionnelles de la stratification sociale du féodalisme et de la monarchie; il a pu, au contraire, se développer dès le début dans une atmosphère d'égalité politique et morale. Par conséquent, les ouvriers américains peuvent mener la lutte pour leurs intérêts sur un fondement juridique qui les place sur un pied d'égalité avec les autres citoyens. Cette lutte d'intérêts ne devient donc pas une lutte de classe.

    Il a fallu que je me trouve en Amérique et en état de juger le socialisme européen de cet observatoire éloigné, pour me rendre compte qu'en réalité, il est né bien moins de l'opposition contre le capitalisme en tant qu'entité économique que de la lutte contre certaines circonstances qui ont accompagné la naissance du capitalisme européen, telles que la paupérisation des travailleurs, la subordination des classes sanctionnée par les lois, les mœurs et les coutumes, l'absence de démocratie politique, la militarisation des États, etc. Le mode capitaliste de production aurait pu, dans un milieu historique différent, conduire à une espèce d'équilibre social. Ce qui l'en a empêché en Europe, c'est la formidable avance qu'a prise dès le début la bourgeoisie au
    point de vue de l'équilibre des forces sociales. Sans cela, il y aurait sans doute, comme en Amérique, des ouvriers malheureux, mais pas de prolétariat, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas eu de classe permanente et héréditaire d'inférieurs sociaux. Si l'ordre juridique et la coutume sociale avaient permis à tous les individus de valeur de se déprolétariser et avaient mis les autres en état de jouir d'une part de la plus-value assez considérable pour que la part du capitaliste n'apparaisse plus que comme un salaire de chef d'entreprise, il y aurait bien encore des luttes d'intérêt, mais plus de lutte de classe socialiste
    ."

    "On pourrait définir l'instinct d'auto-estimation comme la disposition qui pousse les hommes à rechercher les états émotifs accompagnés d'un sentiment accru de la valeur personnelle et à éviter les états opposés. Cet instinct est l'instinct social par excellence, parce que c'est le seul qui présuppose la conscience du Moi. Il faut se garder de le confondre avec l'amour-propre, pris dans le sens vulgaire et péjoratif qui le rapproche de la vanité; il peut être le levier des actions les plus sublimes comme des actions les plus basses, car il est moralement « neutre », comme tous les instincts que la raison peut diriger vers les satisfactions les plus différentes. Ainsi, c'est par l'intermédiaire de l'instinct d'auto-estimation que s'exerce l'action de notre conscience, c'est-à-dire de nos jugements de valeur, de nos appréciations innées ou habituelles du bien et du mal; celles-ci ne parviendraient pas à influencer nos actes si nous ne les associions avec une élévation ou un abaissement de notre auto-estimation."

    "L'activité volontaire organisatrice et propagandiste dans le mouvement ouvrier constitue avant tout une décharge de tendances instinctives refoulées pendant les heures de travail, et plus particulièrement d'instinct combatif plus ou moins sublimé en instinct d'auto-estimation. C'est pour cela que la sélection des dirigeants dans le mouvement ouvrier dépend plus de la prépondérance de l'instinct combatif que de celle, par exemple, de l'instinct de curiosité qui domine chez les studieux. Ce dernier instinct n'a en général de valeur positive de sélection que lorsqu'il est subordonné à un instinct combatif prédominant. C'est pour cela aussi que la terminologie émotive du mouvement ouvrier socialiste emploie de préférence des expressions qui désignent des fonctions de la combativité physique; chez les Allemands, elles sont empruntées surtout au vocabulaire militaire et guerrier; chez les Anglo-Saxons, au vocabulaire des sports compétitifs. De là enfin cet autre phénomène également caractéristique : toutes conditions égales d'ailleurs, le mouvement ouvrier est le plus développé chez les peuples (tels ceux d'origine teutonique) dont l'origine et le passé historique déterminent la plus forte survivance des instincts combatifs qui furent d'abord guerriers. Je connais bien des gens qui ne seraient jamais devenus socialistes s'ils ne ressemblaient à l'Irlandais de l'anecdote, qui ne pouvait passer dans la rue devant un pugilat sans demander : Ceci est-il une affaire privée ou tout le monde peut-il en être ?"

    "D'autres refoulements de l'instinct d'auto-estimation greffé sur les instincts de lutte et de jeu contribuent pour une grande part à la popularité du sport. Celui-ci est un phénomène caractéristique de notre époque industrielle; ce n'est pas par hasard que le pays de naissance du capitalisme industriel, l'Angleterre, est aussi la patrie du sport. Bien entendu, il faut entendre par là tout autre chose que l'exercice physique sous forme de jeu. Le fanatisme sportif moderne est surtout caractérisé par le fait que la majorité de ses victimes ne se livrent pas elles-mêmes aux exercices qu'elles admirent. Le sport lui-même devient de plus en plus, sinon une profession, tout au moins l'apanage d'une petite minorité de spécialistes. La masse des « sportifs », constitués par la classe ouvrière, ne sont que spectateurs, soi-disant connaisseurs, lecteurs de journaux, parieurs, commentateurs, admirateurs des héros du jour et imitateurs de leurs poses. On parle de « sport » quand dix mille personnes, pour chasser leur ennui par des excitations, regardent s'éreinter une paire de boxeurs, vingt-deux joueurs de football ou quelques motocyclistes. Il suffit d'écouter les conversations d'une foule sportive pour se rendre compte que le secret de son plaisir est une satisfaction des instincts héroïques par personnes interposées. De cette façon, à l'aide de ce que Freud appelle une identification subconsciente, on participe à des exaltations des instincts d'auto-estimation, de combat et de jeu, sans bouger de place. Rien de plus significatif à ce sujet que le rôle prépondérant que joue la vantardise, sous les formes les plus diverses, dans les conversations entre sportifs ; généralement ils essaient de se convaincre l'un l'autre de leurs connaissances en la matière ou même de leur familiarité avec les acteurs et les coulisses de la pièce. La clef du mystère est la recherche d'une exaltation imaginaire du Moi à l'aide de la tension psychologique inhérente à la lutte et à l'aventure. Le fanatisme sportif est ainsi devenu le principal phénomène complémentaire des refoulements d'instinct occasionnés par le caractère monotone et abrutissant du travail industriel et, d'une façon générale, par la morne contrainte que la grande ville et le village industriel imposent aux instincts compétitifs. Le fanatisme sportif comme phénomène de masse n'existait pas encore au moyen âge et pendant les siècles suivants jusqu'au XIXe, parce que les gens de cette époque s'ennuyaient moins; les besoins psychologiques que l'industrie sportive exploite commercialement étaient encore satisfaits dans la vie quotidienne. Il est intéressant de constater qu'à l'heure actuelle, la recherche des émotions sportives intenses est généralement en proportion directe de la monotonie des occupations journalières. Dans la classe ouvrière même, le fanatisme sportif est plus répandu parmi les métiers non qualifiés et, d'une façon générale, parmi les gens à qui leur occupation professionnelle fournit le moins d'occasions d'exercer de l'initiative et de l'intelligence.

    C'est pour des raisons analogues que le cinéma est devenu la récréation favorite du soir pour la classe ouvrière. Son bon marché n'explique pas seul sa vogue; beaucoup de bons concerts et de bonnes représentations théâtrales ne coûtent pas plus qu'une soirée au cinéma. Celui-ci n'attirerait pas tant les foules, s'il ne leur paraissait plus récréatif. Grâce à la succession rapide des tensions émotives qu'il suscite et à l'influence suggestive de l'image photographique sur les foules naïves, le cinéma offre sous la forme la plus concentrée les excitations affectives capables de compenser la fadeur de la vie journalière. J'ai souvent pu constater que dans les régions (par exemple les bassins sidérurgiques) où domine le travail non qualifié et où les conditions de
    travail et de logement sont particulièrement mauvaises, le goût se porte encore plus qu'ailleurs vers les formes les plus grossières et les plus brutales du drame cinématographique. On pourrait sans peine établir une concordance semblable, et également caractéristique de la recherche de compensations pour les instincts refoulés, entre la stratification sociale de la classe ouvrière d'une part, et les habitudes de la boisson, du pugilat et du jeu d'autre part.

    Au fond, le problème se pose partout sous une forme assez semblable. Le mécontentement chronique de la classe ouvrière a des causes bien plus profondes qu'un problème de salaires ou de distribution de la plus-value. Ce dernier n'est qu'un aspect particulier d'un vaste ensemble de causes qui engendrent un complexe d'infériorité sociale. La guérison de ce complexe est plus qu'une question économique. Elle pose un problème de culture, qui n'est soluble que si l'on part du point de vue des conditions psychologiques du bonheur, c'est-à-dire de la satisfaction et de l'éducation des besoins instinctifs des hommes. Poser le problème en ces termes, c'est se rendre compte de ce que le mobile essentiel du mouvement ouvrier est l'instinct d'auto-estimation; ou, pour le dire en un langage moins prosaïque, qu'il est une question de dignité au moins autant qu'une question d'intérêt.
    "

    "Ce sentiment du droit a ses racines dans les conceptions de toute l'époque précapitaliste. Il date d'une ère où les formes de la production assuraient, sinon à tous les producteurs, tout au moins à l'ensemble de ceux qui travaillaient dans une unité de production déterminée le droit au produit intégral de leur travail. Certes, dans ces unités de production - qu'il s'agisse de terres ou d'ateliers - les seigneurs ou les maîtres se taillaient la part la plus belle ; mais cette répartition inégale des produits était généralement considérée comme justifiée. En effet, la personne favorisée de la sorte endossait, d'autre part, des responsabilités plus lourdes : le seigneur assumait les devoirs d'administration, de protection, de prévoyance et d'assistance, ainsi que de juridiction ; le maître avait pour obligation de produire lui-même du travail qualifié, de diriger personnellement l'atelier, de former ses compagnons et ses apprentis, de pourvoir à leur nourriture et de les aider pécuniairement dans les temps difficiles. Il en est tout autrement pour le chef industriel de l'époque capitaliste, et c'est pourquoi les premières revendications ouvrières n'eurent d'abord pour but que de faire assumer au patron les devoirs d'assistance et de prévoyance hérités de l'époque précédente, ainsi que d'établir le droit du travailleur à un minimum vital en temps de crise. Aussi la non-réalisation de ces revendications fut-elle la cause principale de l'indignation morale contre le capitalisme pendant la première moitié du XIXe siècle, telle qu'elle se manifesta dans les premières grèves et révoltes ouvrières et dans la littérature de l'époque du romantisme social."

    "L'activité est l'un des besoins les plus élémentaires de l'homme. La répression de ce besoin est l'une des pires tortures morales."

    "Le marxisme principalement va jusqu'à considérer la mécanisation et la déqualification du travail industriel comme une condition qui doit être remplie avant que le prolétariat ne soit devenu suffisamment nombreux, uni et mécontent pour réaliser la révolution sociale. Il y a une ressemblance inquiétante entre « l'ouvrier idéal » du marxisme et « l'ouvrier idéal » du taylorisme supercapitaliste, tout au moins en ce qui concerne leur situation dans l'atelier. Ce n'est vraiment pas par hasard que le communisme russe a manifesté cette communion d'âmes dans un si grand nombre de ses propositions et de ses mesures destinées à augmenter la production; en Amérique aussi, le taylorisme ne s'est trouvé applicable, en règle générale, qu'aux ouvriers immigrés des régions les plus arriérées de l'Europe, les travailleurs anglo-saxons étant trop attachés à leurs traditions corporatives pour se prêter avec complaisance à la militarisation des ateliers."

    "Les êtres chez qui un idéal politique peut former des habitudes de vie journalière ne sont partout qu'une infime minorité."

    "Les organisations syndicales contribuent beaucoup plus à consolider les derniers liens qui relient encore l'ouvrier à son travail que ne le soupçonnent la plupart des ouvriers et presque tous les patrons."

    "Il n'y a pas si longtemps que des arguments marxistes étaient couramment employés pour critiquer toute réforme qui tendait à rendre les ouvriers propriétaires d'une maisonnette ou d'un jardin ; on y voyait - et beaucoup y voient encore - une concession néfaste à des tendances petites-bourgeoises. On pourrait tout aussi bien ordonner le célibat aux ouvriers, sous prétexte que les célibataires sont fréquemment des membres bien plus actifs de leur organisation et des révolutionnaires plus radicaux que les pères de famille."

    "De nouvelles habitudes de vie sont moins faciles à créer que de nouvelles idées politiques."

    "Ce qui est malade n'est pas mort."

    "Le sentiment d'égalité est toujours apparu comme le mobile le plus essentiel des mouvements de masses à caractère socialiste. Le socialisme comme organisation idéale rationnelle de la société, ou comme réalisation de l'amour du prochain, ou comme garantie de la liberté individuelle, ce sont là rêves d'avenir conçus par une minorité d'enthousiastes. Dès qu'il s'agit des masses, le mobile qui les pousse avec le plus de force vers le socialisme est moins leur désir d'un ordre juridique idéal que le besoin instinctif et immédiat des classes inférieures de diminuer l'inégalité sociale."

    "En dernière analyse, l'infériorité sociale des classes laborieuses ne repose ni sur une injustice politique ni sur un préjudice économique, mais sur un état psychologique. La caractéristique essentielle de cette infériorité est leur propre croyance en cette infériorité. La classe ouvrière est infériorisée parce qu'elle se sent infériorisée; le contraire n'est qu'apparence."

    "L'ouvrier américain regimbe contre l'appellation de « prolétaire », parce qu'il se rebelle à l'idée d'être incorporé dans une classe dont la notion implique l'idée d'une infériorité sociale. Renoncer à l'idée de son ascension future serait à ses yeux l'aveu humiliant de sa propre incapacité. Il croit tout au moins que des possibilités illimitées d'ascension s'ouvrent devant ses enfants. Il existe d'autre part des peuples - par exemple, dans certains pays d'Asie où la division en castes est sanctifiée par la religion - dont les classes inférieures sont particulièrement misérables et exploitées, mais n'en acceptent pas moins cet état de choses comme un ordre naturel et voulu par la divinité. Dans ce cas, une barrière intérieure infranchissable limite les aspirations de chacun d'après la classe de sa naissance. Il y a alors infériorité sans complexe d'infériorité, faute du ressentiment qui en est la condition nécessaire."

    "La raison pour laquelle le marxisme ne donne qu'une caricature de la mentalité ouvrière réelle tient à ce qu'il méconnaît le fait psychologique fondamental qui explique tout le reste, c'est-à-dire que l'ouvrier moyen considère les classes possédantes comme des exemples d'un genre de vie supérieur. Il lutte contre elles pour de meilleurs salaires et plus de bien-être ou encore pour conquérir des droits politiques, mais ce n'est que dans le but de rapprocher sa situation de la leur. C'est justement cette croyance en la supériorité des classes possédantes qui constitue la force motrice de la lutte par laquelle il veut leur enlever cette supériorité. En fin de compte, la raison pour laquelle la bourgeoisie est aujourd'hui la classe supérieure, c'est que chacun voudrait être bourgeois. La classe qui sert d'exemple à la société la domine. Dès qu'elle cesse d'être un exemple, elle perd sa puissance. Sans doute, cette supériorité sociale s'appuie généralement sur des privilèges politiques et des avantages économiques, mais en dernière analyse, c'est plutôt le prestige qui conditionne la puissance qu'inversement."

    "L'histoire fourmille d'exemples de classes qui gardèrent leur prestige malgré la perte de leur richesse et de leur puissance politique, mais il n'y a pas d'exemple d'un groupe de dirigeants, si riche ou si puissant fût-il, qui soit resté au pouvoir après que la croyance à sa supériorité, c'est-à-dire à son prestige, se fut évanouie. Le prestige de la noblesse, comme classe supérieure, s'est conservé presque intact jusqu'à nos jours, et cela, des siècles après qu'elle eut perdu sa puissance économique et sa souveraineté politique."

    "Il est plus facile de conquérir une majorité parlementaire, voire de démocratiser ou de socialiser la grande industrie, que de retourner la pyramide des valeurs sociales."

    "Le socialisme n'est pas réalisable aussi longtemps que dominera le snobisme, qui fait que le travailleur voit dans le bourgeois un être digne d'envie et d'imitation. Peu importe au surplus qu'il le haïsse, car la haine sociale n'est que trop souvent la confirmation d'une envie sociale."

    "Aucune société n'est possible sans aristocratie. Celle-ci peut, il est vrai, prendre les formes les plus diverses; le gentilhomme européen, le mandarin de la Chine ancienne, le descendant américain des « Pilgrim Fathers », le clubman anglais, le dirigeant communiste de Russie, ne révèlent que des aspects différents d'un même fait psychologique, c'est-à-dire le besoin inhérent à l'être humain de se créer un modèle différent de lui-même, mais auquel il aspire à ressembler. Pour établir un ordre nouveau durable, toute révolution doit ou bien, comme la révolution bourgeoise anglaise du XVIIe siècle, continuer à reconnaître la prédominance morale traditionnelle de l'aristocratie, ou bien, comme la Grande Révolution française, en créer aussitôt une nouvelle et la parer des dépouilles de l'ancienne. Le communisme russe n'aurait jamais pu se maintenir au pouvoir s'il n'avait pas respecté le besoin populaire d'une hiérarchie sociale indiscutable, en remplaçant la souveraineté symbolique du tsar par celle d'un dictateur et en substituant au règne de l'ancien fonctionnarisme la nouvelle bureaucratie du parti communiste.

    Le besoin d'une aristocratie s'accompagne de celui d'une monarchie, en ce sens que la masse souhaite voir un seul être personnifier à la fois son idéal de puissance collective et son idéal de genre d'existence. C'est dans les partis populaires que l'autorité morale d'un « patron » est la mieux établie. Auguste Bebel était aussi véritablement le monarque de la social-démocratie allemande d'avant-guerre, malgré le statut démocratique de celle-ci, que Guillaume II l'était de la bourgeoisie. Chaque société est animée par une volonté collective particulière, qui tend vers un genre exemplaire de vie. La classe qui incarne ce mode de vie est l'aristocratie de cette société ; l'individu qui couronne l'édifice - même si ce couronnement n'est qu'une girouette - est son monarque. Il est indifférent, pour ce principe, que l'aristocratie se transmette héréditairement ou non, qu'elle remplisse ou non une fonction économique, qu'elle soit ou non constitutionnellement privilégiée : au fond, elle se maintiendra bien moins elle-même par des moyens extérieurs, qu'elle ne sera maintenue par ceux qui veulent croire en elle.

    Il en est de même pour les monarques : moins leur puissance économique et politique sera grande, plus il leur sera facile de se maintenir au pouvoir, puisqu'ils n'en pourront que d'autant mieux remplir leur fonction représentative
    ."

    "La masse porte au pouvoir sa propre image idéalisée."

    "La propriété peut se perdre, les textes constitutionnels peuvent être changés, les baïonnettes peuvent se rouiller, mais les moutons de Panurge sentiront toujours le besoin d'emboîter le pas à un chef, qui représente à leurs yeux tout ce qu'ils voudraient être."

    "En dehors et au-delà de la démocratie comme technique administrative, comme texte constitutionnel ou comme mouvement de parti, il y a le sentiment démocratique, basé en dernière analyse sur la croyance que le sort le plus heureux que mérite l'homme est celui qu'il se choisit et se fait lui-même."

    "Les partisans d'une dictature ne sont généralement que des démocrates désabusés."

    "Jaurès pouvait agir sur des gens qui pensaient autrement que lui, parce qu'il faisait appel à des mobiles humains qu'il savait devoir retrouver chez eux. Par contre le marxisme, en se réclamant de dogmes de classe, érige des conceptions philosophiques en cloisons étanches et conduit à mépriser les mobiles de l'adversaire et à transformer consciemment toute politique en un simple conflit de forces mécaniques en présence."

    "Tenter d'édifier une éthique nouvelle sur la solidarité d'intérêts du prolétariat, c'est marcher à un échec certain, car un sentiment qui n'est dû qu'à la connaissance d'un intérêt n'a rien à voir avec l'éthique. Bien au contraire, l'éthique présuppose un sentiment qui se traduit par une impulsion intérieure, indépendamment de ce qu'exige ou non l'intérêt. On peut même dire que l'éthique ne commence que là où finit l'intérêt, et que la valeur de la volonté morale se mesure à la puissance de l'intérêt opposé que cette volonté est en état de vaincre. [...] L'être humain que présuppose la théorie marxiste de l'éthique basée sur l'intérêt de classe est une vieille connaissance. C'est tout simplement l' « homo economicus » de l'économie politique libérale, l'égoïste et hédoniste parfait, qui ne connaît d'autre instinct que la poursuite de son intérêt « bien compris ». [...] Si cet homme n'avait réellement été capable d'agir que d'après la connaissance de sa situation économique, il n'aurait pas lié son sort à celui de ses camarades de classe exploités ; il aurait, au contraire, tenté de passer à une classe supérieure. S'il n'avait agi, que par intérêt, il serait devenu un arriviste, au lieu d'être le champion héroïque d'une idée nouvelle. S'il choisit cette dernière attitude, c'est parce qu'il se sentait poussé vers la solidarité par des mobiles plus puissants que son intérêt économique. Leur origine dernière est un instinct grégaire sublimé, que le christianisme avait transformé en caritas et la tradition artisanale en confraternité professionnelle. Sans doute l'intérêt de classe joue-t-il un rôle important dans la façon dont ce mobile se manifeste, étant donné surtout l'étendue et le caractère de la communauté à laquelle il se rattache. Mais l'intérêt de classe ne crée pas ce mobile ; au contraire, la formation de communautés de classe présuppose l'existence d'un instinct communautaire éthique. "

    "Le socialisme aussi a ses apôtres, ses prophètes, ses saints et ses martyrs, en vertu d'une disposition psychologique des masses analogue à celle des croyants catholiques [...][…] Dans la Russie communiste d'aujourd'hui, les figures prophétiques de Marx et de Lénine sont aussi réelles aux yeux de la masse que l'étaient autrefois les saints de l'Église. L'Allemagne marxiste est depuis toujours le pays classique de l'iconographie fétichiste socialiste; on pourrait remplir des musées avec sa production en bustes, cartes postales illustrées, chromos et objets emblématiques de toute espèce, depuis les épingles de cravate à la Lassalle jusqu'aux porte-cigares à l'effigie de Bebel et aux chopes ornées des traits de Wilhelm Liebknecht. À chaque congrès socialiste, les bustes de Marx et de Bebel en Allemagne, ceux de Marx et Lénine en Russie, celui de Jaurès en France, occupent la même place centrale élevée que l'autel et le crucifix à l'église. Dans tous les locaux du parti, dans toutes les habitations de militants, on trouve les images des martyrs de la cause : pour la France, le « Mur des fédérés » ; pour l’Amérique, les « Martyrs de Chicago » ; pour la Belgique, les « morts pour le S.U. » ; pour l'Allemagne communiste, les portraits de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht appartiennent aux productions les plus recherchées de l'art populaire socialiste. […]Une signification semblable s'attache aux cérémonies qui eurent lieu pendant et après les funérailles de Lénine, ainsi qu'aux monuments et aux icônes qui lui furent consacrés, au changement du nom de Pétrograd en celui de Leningrad et à la construction (ou au plan) d'une ville caucasienne consacrée à Lénine, et par-dessus le marché disposée en étoile soviétique - tout à fait comme les églises chrétiennes sont construites en forme de croix. […] Le moindre des dirigeants ouvriers s'adapte inconsciemment à cette aspiration de la masse vers une identification symbolique, en se rapprochant par le vêtement, l'attitude, la coiffure, la manière de vivre et de parler, de l'image qui apparaît à la masse comme la personnification de son idéal. "

    "Dans un mouvement social de masses mû par la volonté de puissance, la tendance à l'identification se portera naturellement vers un symbole masculin. Il n'est peut-être pas exagéré de prétendre que le marxisme doit beaucoup à la barbe de Marx. Sa physionomie hirsute le rend particulièrement propre à représenter un personnage patriarcal et prophétique, armé de toute l'autorité d'un « père », même au sens le plus freudien. Le style de sa coiffure s'accorde d'ailleurs admirablement avec son style littéraire et son mode de vie. Tout trahit cette certitude autoritaire et ce courroux agressif que le besoin de suggestion de chaque secte attend de son prophète."

    "Au risque de me faire excommunier, j'ose aventurer l'opinion que le Capital est loin d'être l'œuvre la plus importante et la mieux écrite de Marx. Mais elle est très longue et très difficile à comprendre. Elle est surchargée de considérations extrêmement abstraites et de formules algébriques d'une utilité douteuse; le lecteur qui arrive à la fin de ce livre se trouve placé devant des conclusions qui font apparaître comme superflus les trois quarts des arguments qui ont précédé. Je suis tout prêt à reconnaître que cette opinion personnelle est une question de goût qui se peut discuter. Mais ce qui ne peut être mis en doute, c'est que le Capital doit une grande partie de son prestige magique précisément aux circonstances qui découragent tant de ses lecteurs dès le début : sa longueur indigeste, son style hermétique, son érudition ostentatoire, sa mystique algébrique. La masse - et pas seulement celle des primaires - traite toujours les savants dont elle vénère le nom à peu près comme le Noir africain traite le sorcier de son village. Plus la science se présente sous des dehors mystérieux et pompeux, plus elle impressionne le profane."

    "Le seul élément d'une théorie qui agit sur les mouvements de masses, ce sont les représentations symboliques des contenus émotifs. Ceci est surtout vrai de tout ce qui concerne la croyance en un ordre social à venir. Tout socialiste éprouve le besoin incoercible de se faire une image de cet ordre idéal. Il est significatif de constater que, parmi les livres socialistes les plus lus, on trouve ceux qui, comme la Femme et le Socialisme de Bebel, contiennent des descriptions de l' « État futur », et les romans utopiques comme les Nouvelles de nulle part, de Morris, ou les Visions de l'an 2000, de Bellamy, dont les meilleurs n'ont aucune valeur scientifique et sont, par-dessus le marché, d'exécrables romans."

    "On ne saurait mieux définir ce que Karl Kautsky appela un jour dédaigneusement le socialisme éthique-esthétique. Ce qui est immoral est ressenti comme laid par des natures d'artistes, et le sentiment froissé du beau s'ajoute au sentiment froissé du bien pour revendiquer un autre ordre social."

    "Des hommes comme Ruskin et Morris caractérisent une combinaison
    d'instinct de protection sociale et de profonde sensibilité esthétique. À leurs yeux, ce
    qu'il y a de plus terrible dans le sort des masses, c'est qu'elles ne peuvent même pas
    ressentir la laideur du monde qui les entoure. Le jeune Richard Wagner est un représentant
    allemand de ce type. Il est vrai que son cas est plus compliqué et comporte
    une forte influence d'un instinct d'auto-estimation très coloré d'érotisme et sublimé en
    instinct combatif chez les héros de ses drames. Quoi qu'il en soit, ici aussi s'exprime
    la haine de l'artiste pour l'argent, parce que le triomphe de l'argent apparaît comme le
    triomphe de la laideur.

    Un exemple curieux de conviction socialiste presque uniquement basée sur la vanité
    issue d'un instinct égocentrique d'auto-estimation est fourni par Oscar Wilde. On
    pourrait qualifier ses idées de socialisme de dandy. Pour ce « lion » de salons, obsédé
    par la mise en valeur de sa personnalité, le socialisme était un moyen d'établir une
    véritable aristocratie de l'esprit, du sentiment artistique et du raffinement des sens,
    bref une couche supérieure de copies d'Oscar Wilde à la place d'une couche supérieure
    de philistins; ce qui n'amoindrit d'ailleurs en rien son mérite d'avoir conduit une
    des premières attaques littéraires contre l'égalitarisme naïf du socialisme d'estomac
    ."

    "Ceux qui participent aux œuvres politiques ne succombent que trop souvent à la volonté de l'État, et ce qui subsiste finalement de la volonté « populaire » du parlementarisme n'est, dans le cas le plus favorable, qu'un compromis, résultant d'un parallélogramme de forces, dont la moindre n'est pas celle qui émane du fonctionnariat, même quand ce n'est qu'une force d'inertie. L'État est un être distinct, il a sa volonté propre, parce qu'il se compose, en dernière analyse, d'êtres humains. L'État, ce sont des gens. Et je n'entends pas par là la notion abstraite de l'ensemble des citoyens, mais, de façon tout à fait concrète, tous ceux dont la profession est de travailler pour l'État. Quand je pense à l'État, Je vois des gens en chair et en os : des fonctionnaires, des politiciens, des juges et cette armée de subalternes portant casquette - soldats, gendarmes, agents de police, facteurs, cheminots, geôliers, huissiers, etc. -, qui servent l'État et voient en échange leur existence assurée par lui, avec, par-dessus le marché, la satisfaction d'un reflet de son auréole d'omnipotence. Je n'ignore pas que beaucoup de mes contemporains, et particulièrement les Allemands, ne peuvent se contenter de ne considérer l'État que comme une association parmi d'autres ; pour eux, l'État est une entité supérieure, à laquelle l'homme doit obéir et sacrifier. Pour ma part, je ne puis même pas reconnaître que les fonctions les plus sublimes de l'État, la législation et la juridiction, l'élèvent en quoi que ce soit au-dessus de l'imperfection et de la petitesse de toute création humaine ; il m'est surtout difficile d'oublier que les œuvres de l'État sont les œuvres d'hommes, pour qui le service de l'État se confond avec la réalisation de leurs buts personnels."

    "La volonté qui se réalise dans la politique et l'administration comme volonté de l'État est différente de la volonté de gain du capitaliste, qui cherche sa réalisation dans la vie économique. La volonté de l'État, c'est l'effet global immédiat de la volonté de tous les êtres humains qui participent de façon permanente aux destinées de l'État : ce sont des fonctionnaires, des parlementaires, des journalistes, mais ce ne sont pas des patrons ou des capitalistes. Ce ne sont pas non plus des prolétaires."

    "Tous les mouvements qui se cristallisent en organisations de parti partagent en ce sens le sort de l'État que leurs fonctions directrices passent aux mains de spécialistes professionnels, qui sont issus de la classe des intellectuels ou en font rapidement partie. Même la constitution des partis les plus fidèles aux principes de la démocratie, par exemple les partis socialistes, cesse de signifier la détermination de tout par tous, dans le sens complet des démocraties helléniques ou germaniques d'antan."

    "Le rapport du dirigeant à la masse est celui du sujet à l'objet. Le dirigeant part toujours du point de vue qu'il lui appartient de former l'opinion de la masse, jamais de celui que la masse détermine la sienne."

    "Jamais, au cours de l'histoire, tant de gens n'ont cru tant de choses dont ils ne savaient que ce qu'en disaient leurs dirigeants."

    "Le capitalisme signifie moins la domination de la classe capitaliste que la domination de la mentalité capitaliste."

    "La culture prolétarienne n'est pas un fait, ce n'est qu'une revendication. Comme telle, elle provient d'une minorité d'intellectuels, socialistes convaincus, qui essaient de réagir contre une situation qui les épouvante, à savoir que les masses trouvent de plus en plus la satisfaction de leurs besoins instinctifs dans la civilisation bourgeoise."

    "Chose caractéristique par-dessus tout : c'est précisément l'avant-garde la plus intelligente et la plus rapidement ascendante de la classe ouvrière qui s'assimile les « préjugés bourgeois » du Manifeste, pendant que l'avant-garde la plus intelligente de la bourgeoisie s'en émancipe."

    "L'intellectuel, qui rapporte toute la lutte de la classe ouvrière à l'objectif d'un nouvel état de civilisation, prête bien à tort au prolétariat son propre mode de pensée."

    "Tout futurisme qui veut condenser une philosophie nouvelle en une forme esthétique nouvelle finit invariablement par faire des bibelots pour les salons de ceux qui sont en état de les payer."

    "Celui qui n'a rien à perdre que ses chaînes, sent en révolutionnaire ; celui qui a conquis quelque chose, sent en conservateur par rapport au bien conquis."

    "Le sens du bien, du beau ou du juste [...] Ces désirs-ci ne peuvent pas être rassasiés; au contraire, ils présentent la particularité d'être encore exacerbés par chaque satisfaction partielle."

    "Moins on est, plus on cherche à paraître."

    "Le caractère photographique des images suggère une réalité plus grande."

    "Il est bien plus aisé d'habituer les masses à la soumission qu'à l'indépendance."

    "De prime abord, tous les intérêts des ouvriers ne sont pas opposés à ceux des patrons. Ainsi les deux groupes sont intéressés à la prospérité générale de leur industrie. Celle-ci dépend souvent de la politique extérieure de l'État. Le sort de l'ouvrier cotonnier du Lancashire dépend autant que celui de son patron du bon marché du coton brut et de l'existence d'un grand débouché ; et cet ouvrier sera porté à soutenir toute politique qui tend à lui assurer ces deux éléments. [...] On ne peut comprendre les difficultés de l'Internationale jusqu'en 1923, en ce qui concerne la politique des réparations, si l'on ne reconnaît pas que la classe ouvrière allemande tenait à ce que la somme en fût fixée aussi bas que possible, tandis que les ouvriers français et belges avaient intérêt à une somme aussi élevée que possible. "

    "Trotsky lui-même a justifié la conquête de la Géorgie par l'armée rouge en disant que l'intérêt économique de la Russie exigeait une « coordination de la production mondiale », en d'autres termes, la possession des sources pétrolifères du Caucase."

    "Les socialistes sont devenus à l'heure actuelle, dans tous les pays d’Europe, le vrai soutien de l'État."

    "La communauté de l'héritage de culture qu'une langue transmet relie tous ceux qui la parlent."

    "En arrachant ses racines des traditions nationales, on n'aboutit pas à une civilisation mondiale, parce qu'on renonce ainsi à un point de départ essentiel à toute civilisation. Le seul état qui soit complètement indépendant de la civilisation nationale, c'est celui de ces gens par trop riches, oisifs et blasés, pour qui le monde est vraiment un, parce qu'ils retrouvent partout le même ennui dans leurs palaces, leurs wagons-lits, leurs cabines de luxe et leurs terrains de sport. Ce cosmopolitisme-là n'a aucune valeur de culture, car l'univers auquel il se rapporte n'est, malgré son étendue topographique, qu'une parcelle infime du monde réel et n'a rien à voir avec n'importe quelle civilisation."

    "J'ai pour ma part conclu de mon expérience de guerre que mon devoir était dorénavant de m'abstenir, de toute action qui se rattacherait de près ou de loin à la guerre ou à sa préparation, et de refuser à tout État et à toute collectivité le droit de disposer de ma vie ou, par moi, de la vie d'autrui."

    "Pour l'homme qui aime sa patrie pour des motifs moraux et culturels d'ordre supérieur, il n'y a pas. d'idéal plus élevé, selon la pensée de Jaurès, que de transformer, d'amplifier et d'ennoblir la notion de cette patrie, de façon qu'au lieu d'inspirer aux autres peuples la frayeur et la haine, elle leur apporte la confiance et la paix."

    "Si le socialisme comme mouvement a un sens, c'est de rendre plus heureux les hommes qui prennent part à ce mouvement."

    "Le but de notre existence n'est pas paradisiaque mais héroïque."

    "La pauvreté involontaire empêche la majorité d'acquérir des vertus supérieures. Le commun des mortels doit posséder de l'argent pour qu'il puisse le mépriser ou du moins pour qu'il puisse se délivrer de son obsession ; il faut que les masses aient atteint un certain minimum de bien-être avant qu'elles puissent renoncer à croire à l'identité de la richesse et du bonheur."

    "Je considère toute théorie quantitative du bonheur comme un contresens psychologique. L'essence du sentiment du bonheur est un jugement subjectif et qualitatif."

    "Il n'y a qu'une science qui puisse prétendre à diriger notre devoir : c'est la science du bien et du mal, la conscience."

    "Le marxisme était conditionné par les circonstances de l'époque où il est né. Ces circonstances ont changé, et la conviction que le marxisme a dès lors cessé d'être vrai en est devenue un élément de la vérité de notre époque."

    "Mon sentiment se révolte contre toute prétention de l'entendement humain à vouloir déterminer les destinées d'autrui par la contrainte ou la violence."

    "Celui qui lutte pour un ordre social meilleur n'a pas besoin de la preuve scientifique que cet ordre doit inéluctablement venir ; il suffit que sa conscience lui commande de s'y dévouer."

    "Il n'y aura sans doute jamais d'état social qui corresponde exactement à l'image idéale qui anime n'importe lequel de ces actes ; car cet idéal n'est qu'une notion-limite, un schéma d'orientation, une ligne qui tend vers l'infini. [...] Soucions-nous donc de ce que nous pouvons faire et de ce que nous devons faire pour mettre toute la vigueur dont nous disposons au service de nos aspirations ."

    "Il est vrai que j'ai perdu beaucoup d'illusions ; mais par la suite je me suis toujours senti comme délivré d'un poids superflu."

    "[Les masses] ne puisent pas leur philosophie dans les livres."

    "Ce ne sont pas les beaux rêves, ce sont les belles actions qui rendent la vie belle."
    -Henri de Man, Au-delà du Marxisme (1926)

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