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    Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi + La naissance du capitalisme au Moyen Âge: changeurs, usuriers et grands financiers

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    jacques - Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi + La naissance du capitalisme au Moyen Âge: changeurs, usuriers et grands financiers Empty Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi + La naissance du capitalisme au Moyen Âge: changeurs, usuriers et grands financiers

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 23 Sep - 17:03

    « Il fut l’homme par qui le scandale arrive, fauteur de troubles, responsable de querelles dynastiques et de révoltes qui mirent en grave péril l’unité du royaume.
    En 1440, dauphin, âgé seulement de dix-sept ans, il s’est allié à plusieurs princes dressés contre son père. Cette fronde, la Praguerie, fut vite mise à raison et il n’eut d’autre issue que d’implorer pardon et réconciliation. Sept ans plus tard, accusé à nouveau de comploter, chassé de la cour, il prit le chemin du Dauphiné comme un proscrit, pour y gérer le pays en souverain indépendant, sourd aux recommandations et mises en garde du roi, s’y marier sans son consentement, et nouer de manière peu discrète ses propres alliances, en Italie et même en France. Dix ans plus tard, à l’annonce de l’avance d’une armée royale dont les capitaines sûrement ne lui voulaient aucun bien, il se sauvait en toute hâte et grand secret, la peur au ventre, pour se réfugier auprès du duc de Bourgogne. Exil doré sans doute, confortable, mais dégradant, lamentable. La révolte du fils fut alors durement ressentie, annonciatrice de sombres lendemains. Les affrontements entre les deux partis, les nœuds d’intrigues, les condamnations de familiers bien en cour et brusquement désignés coupables, ont tenu nombre de vassaux et de communautés dans un grand embarras. A qui obéir ? Comment prévoir l’avenir ? Il y allait de leur fortune et même de leur vie.
    Héritier incontesté malgré tout, Louis n’a cessé d’attendre, impatient, la nouvelle de la mort de son père ; il n’assista pas à ses funérailles. Sitôt reconnu roi, habité de la même hâte fébrile et d’un vilain esprit de vengeance, il renvoya, destitua, condamna les officiers qui avaient trop bien servi le roi défunt et n’avaient pas rejoint son camp à temps. L’an 1465, son jeune frère, Charles de Berry, entraîna une nouvelle révolte de plusieurs princes et grands seigneurs qui clamaient ne songer qu’au bien public et trouvèrent de larges complicités. Fin renard, le roi triompha sans grand gloire de cette ligue mal soudée, mais se montra incapable d’assurer une paix sereine. Son règne fut, pendant de longues années encore, temps de complot et des grands procès contre ceux réputés complice des Bourguignons, ou des Anglais, ou du duc de Bretagne, ou encore du frère de Charles, fait duc de Guyenne. Celui-ci mourut de soudaine maladie et l’on ne se priva pas de dire que Louis l’avait fait empoisonner. […]
    Jamais, depuis Hugues Capet, le royaume n’avait connu et souffert de tels conflits. Jusqu’alors, l’aîné des fils, non pas rebelle et envieux mais, au contraire, soumis et respectueux, avait toujours été proclamé héritier de la Couronne, préparé à régner dès les premiers temps de l’adolescence, associé aux décisions. Et jamais, en une si longue histoire, ponctuée de nombreux conflits contre les dynastes voisins, de révoltes urbaines et de graves revers face aux Anglais lors de la dernière guerre, jamais, à aucun moment, nos chroniques n’ont retenu les échos d’une vraie mésentente entre le roi couronné et le roi du lendemain (la destitution du dauphin Charles, en 1420, étant à mettre au compte de la folie de Charles VI). Aucun prince, aucun conseiller ne se serait hasardé à les dresser l’un contre l’autre. Pourquoi maintenant, dans ces années 1440-1460, ces complots et ces révoltes, ces lourdes accusations suivies d’accords mensongers, et ces drames familiaux, en complète rupture avec le passé ? » (p.9-10)

    « Quelques mois après sa mort, les états généraux réunis à Tours, en 1484, exigèrent que fût aussitôt instruit le procès d’Olivier le Daim, homme à tout faire, âme damnée. L’an 1498, les accusations devinrent plus violentes à l’occasion des démarches entreprises par Louis XII pour obtenir le divorce d’avec Jeanne de France, que Louis XI, usant de terribles menaces, l’avait contraint d’épouser. » (p.12)

    « Traités de Conflans et de Saint-Maur qui mirent fin à la guerre du Bien public (1465) et celui du traité de Péronne (1468). » (p.13)

    « Louis est né à Bourges le 3 juillet 1423. Son père, Charles VII, avait tout juste vingt ans et n’était roi que depuis une année. Ses ennemis acharnés à sa perte, les Anglais, les Bourguignons de Bourgogne et de Paris, ne le voulaient considérer que « roi de Bourges », petit roi malingre au triste destin, pauvre, retranché dans une sorte de réduit. Ils criaient à tous les échos que leur parti aurait bientôt raison de lui et pourrait alors imposer, dans tout le royaume, le roi anglais, le tout jeune enfant Henri VI, fils d’Henri V que Charles VI vieillissant et malade avait désigné pour héritier. Pourtant, ce roi de Bourges, très vite, bien avant l’arrivée de Jeanne d’Arc, la délivrance d’Orléans et le sacre de Reims, fit preuve d’une rare énergie et réussit de beaux coups d’éclat. La naissance d’un fils prenait figure de symbole et fit beaucoup pour affirmer sa position. » (p.23)

    « Il fut vite marié par raison d’Etat, simple pion sur l’échiquier des alliances nouées ou maintenues pour assurer la reconquête des pays encore aux mains des Anglais. En septembre 1435, le roi, que les Bourguignons accusaient d’avoir commandité ou permis l’assassinat du duc Jean sans Peur au pont de Montereau, en 1419, avait obtenu à Arras, au prix de lourdes concessions territoriales et de non moins graves humiliations, le pardon des offenses. Cette paix d’Arras lui garantissait une nouvelle liberté d’agir. Restait à mobiliser ses forces et rassembler ses alliés contre les Anglais. Il manda une ambassade en Ecosse demander la main de la princesse Marguerite pour le dauphin. Elle fut amenée en France par une flotte magnifique, de quelques dizaines de navires, avec plus d’un millier d’hommes d’armes pour renforcer la garde écossaise déjà en service auprès du roi. Cette belle escadre jeta l’ancre au large des côtes le 15 avril 1436. […] Elle se présenta le 5 mai dans le port de La Rochelle. Par Niort et Poitiers, Marguerite gagna Tours où le mariage des deux enfants (elle avait onze ans et le dauphin treize) fut célébré le 25 juin. » (p.24)

    « Tandis que le connétable de Richemont prenait Paris, courbant sous le joug le parti hostile enfin dompté, le roi et son fils étaient ensemble à Clermont, devant les états de Basse-Auvergne, puis à Lyon, accueillis par de grandes fêtes, enfin à Vienne en Dauphiné, où Louis dauphin, qui n’a que quatorze ans, se fait recevoir en maître et prêter des serments de fidélité, reconnaissance de sa propre dignité. Ce premier contact montrait qu’il savait prendre des assurances et préparer l’avenir. […] Les états de Dauphiné lui accordèrent dix milles florins en don de joyeux avènement. […]
    D’Auvergne, le roi et le dauphin, toujours ensemble et associés aux honneurs comme aux responsabilité, allèrent en Languedoc : Uzès, Nîmes et Montpellier, pour un séjour de deux bons mois, de fin février aux premiers jours de mai 1437. Temps de concertation et de reprise en main administrative : assemblées, réunion des Etats, aménagement de la fiscalité, instructions aux sénéchaux. Surtout, faute de troupes royales suffisantes, organisation de milices communales pour tenter de mettre un terme aux ravages des compagnies de routiers, hommes d’armes débandés, bandits de grands chemins. Par la suite, chargé de mener seul, sans le roi qui le quitta à Saint-Flour, pour gagner la Touraine, la reconquête des places fortes encore tenues par les Anglais dans le Velay, Louis y conduisit plusieurs dizaines de « lances », semant la terreur partout où il passait. » (p.25)
    « Le grand moment de l’année, nous sommes toujours en 1437, fut, aux côtés du roi, l’entrée solennelle et triomphale dans Paris, traitée en ville conquise et repentante. Charles VII et Louis y demeurèrent trois semaines, le temps de s’affirmer quelque peu, mais se montrant chichement, peu soucieux d’y établir une résidence d’apparat, en un mot pas du tout disposés à en faire la seule capitale politique du royaume. Le souvenir des émeutes sanglantes, au temps des grandes révoltes de mai 1418 notamment, était encore trop vif. Le roi se voulait garder de tels risques et son fils retint la leçon. Paris retrouva son Parlement, hormis quelques fortes têtes trop en vedette, mais la Chambre des Comptes et, surtout, la cour, l’Hôtel, le Conseil seraient ailleurs. » (p.26)
    « Le 3 décembre 1437, la suite royale, le gouvernement devrait-on dire, ambulant et quasi nomade, reprenait la route et le dauphin, après un court voyage en Berry, accompagna fidèlement son père aux états du Limousin, à Limoges, à ceux d’Auvergne à Riom, à ceux du Languedoc et enfin au Puy. La vrai vie lui sourit tout de même lorsque le roi, qui s’en retournait vers Lyon, le fit en mai 1439, son lieutenant général en Languedoc, lui confiant tous pouvoirs pour administrer le pays, veiller au choix des officiers, recueillir de bons subsides en traitant pied à pied avec les communautés. […] Il n’a que seize ans mais arrache sans trop de mal de fortes rétributions aux états du Languedoc, à Castres. Le voici nommant de son propre chef ses capitaines d’armes, pris pour la plupart dans les grandes familles du Midi : le comte de Foix, le sire d’Albret, le vicomte de Lomagne.
    Une brillante réussite ? Pas vraiment, pas sur tous les tableaux. S’il met quelque frein aux méfaits de simples malfaiteurs, larrons de bas étage, il semble avoir échoué lors d’une campagne contre les terribles compagnies de routiers. De plus, cette lieutenance du Languedoc, qui pouvait être l’amorce d’une belle carrière et aurait certainement comblé ses vœux, ou apaisé d’autres ambitions, ne lui est laissée que de mai à novembre 1439. Charles VII le voulait plus près de lui, occupé à de moindres travaux. En décembre, il le fit lieutenant au pays du Poitou, cette fois sans véritable pouvoir de décision, prenant soin de désigner les conseillers qui « iraient en compagnie » du dauphin. […] Pour Louis c’était, sans que même soient sauvegardées quelques apparences, une mise en tutelle. On ne lui laissait que de basses besognes.
    En février 1440, au lendemain d’une entrevue avec Jean d’Alençon, le dauphin rejoignait la fronde des mécontents menée par le duc de Bourbon. Cette rébellion, la Praguerie, fruit des tractations tenues secrètes, rassemblait Alençon, Dunois bâtard d’Orléans, le maréchal La Fayette et quelques capitaines ou officiers peu satisfaits de leurs offices, tel, là encore au premier plan, Georges de La Trémoille. » (p.27)
    « Charles VII ne songeait en aucune façon à répudier Louis ; il n’avait alors, en 1440, que ce seul fils. A contrecœur peut-être, profondément attaché au respect de la loi dynastique, il l’a toujours reconnu, sans jamais engager la plus discrète démarche contraire. Ce n’était pas là querelle de succession. Le conflit se situait sur un autre registre, celui du partage des pouvoirs, des formes d’association, et dans le danger que pouvait faire courir au royaume l’existence d’une grande principauté confiée à l’un des membres de la famille royale. […] Ces désordres, [Charles VII] en tenait responsable l’institution de grands apanages en faveur des fils cadets, inaugurée par Louis VIII (testament de 1225 : Artois, Anjou, Poitou, Auvergne). Institution désastreuse reprise, on ne voit pas vraiment pourquoi et certains disaient que c’était politique inconsidérée, par Jean le Bon (Anjou, Berry, Bourgogne). Ces apanages, considérables, si généreusement distribués et devenus héréditaires, finirent par s’affirmer comme des principautés quasi indépendantes avec leurs cours de justice, leur appareil fiscal, leurs états provinciaux. Au temps où le jeune dauphin Louis revendiquait d’autres pouvoirs et avantages, Bourgogne et Anjou se trouvaient toujours hors du domaine royal direct, solidement tenus en main par des princes assurés d’une belle renommée et de la fidélité de leurs sujets, qui ne rêvaient certainement pas d’un prompt rattachement à la Couronne. Par ailleurs, de grands vassaux n’entendaient pas, eux non plus, se soumettre à toutes les directives et interventions royales, tels les ducs d’Orléans, de Bourbon, le duc de Bretagne surtout et le comte d’Armagnac.
    Comment le roi Charles VII, qui avait consacré tant d’énergie à reconstruire son royaume affaibli par les guerres et intrigues entre les princes, princes du sang les tout premiers, aurait-il accepté de céder à son fils un grand gouvernement de province ? » (p.27-28)
    « Si nombreux et de si haut lignage, les révoltés ne formaient pas une véritable coalition. Charles VII fit donner ses compagnies d’ordonnance qui, sous Arthur de Richemont, le maréchal de Lohéac, l’amiral Olivier de Coëtivy et Pierre de Brézé, remportèrent de faciles victoires. Le roi lui-même, avec le sire de Gaucourt et Poton de Xaintrailles, conduisit l’offensive en Poitou, prit Saint-Maixent, y fit couper des têtes en nombre notable, et alla menacer Niort. Louis s’enfuit en Auvergne, protégé par les hommes du duc d’Alençon ; il convoqua les états, lança plusieurs adresses en Languedoc et Dauphiné, réclamant allégeances et subsides. En vain : l’armée royale assiégeait Saint-Pourçain-sur-Sioule et le dauphin fut contraint de faire sa soumission, à Cusset. […]
    Charles VII le reçut par d’aimables paroles. […] Quelques jours plus tard, il lui confia l’administration du Dauphiné. Mais pour le reste, refusa tout en bloc, en particulier de donner, d’avance et sans enquête, l’absolution à ses partisans, La Trémoille entre autres. » (p.28-29)
    « En mai-juin 1441, le roi et le dauphin étaient au siège de Creil, avec Charles du Maine, le connétable de Richemont et le comte de la Marche. La garnison se rendit à discrétion mais, ensuite, l’armée royale, d’abord campée à l’abbaye de Maubuisson, dut livrer une longue et dure bataille, du 5 juin au 19 septembre, devant Pontoise, contre les Anglais qui, à plusieurs reprises, reçurent d’importants renforts. Louis s’y illustra, menant l’assaut qui finalement eut raison de la résistance ennemie, et ce haut fait d’armes affirma sa renommée de vaillant chef de guerre. » (p.29-30)
    « Louis se mit en campagne à la fin de l’an 1443, prenant pour prétexte la nécessité d’anéantir les compagnies de brigands. De Toulouse, il porta la guerre en plein pays du comte [d’Armagnac] et occupa les places fortes de Comminges. Jean IV, assiégé dans le château de l’Isle-Jourdain, capitula, laissant au dauphin et à ses gens un énorme butin ; prisonnier, on le conduisit avec sa femme, son fils et ses deux filles à Carcassonne. […] Ce n’était pas vraiment réunir la principauté au domaine royal, mais la placer sous tutelle. » (p.31)
    « Au printemps de 1444, le roi donnait mission à plusieurs de ses officiers de débarrasser le pays d’Auvergne des écorcheurs en les faisant passer ailleurs, à savoir sur les terres du comte d’Armagnac, dans le comté de Rodez. […]
    Cela devenait procédé tout ordinaire et force est d’admettre qu’en plus d’une occasion Charles VII et son fils ont réussi, soit du fait d’accords tacites, soit par la menace, à repousser hors du royaume les compagnies tombées en brigandage. Le plus souvent, ce fut vers l’est, dans les Etats du duc de Bourgogne et, plus loin, en Lorraine et en Alsace. » (p.32-33)
    « L’essentiel des rentrées d’argent furent, chaque année, les forts subsides accordées par les états du Dauphiné : 30 000 florins en 1434, 10 000 en 1437, 30 000 encore en 1441 et 20 000 deux ans plus tard. » (p.36)
    « Sans se tenir dans l’ombre du roi et sans rendre compte aux officiers des finances, le dauphin pouvait, par toutes sortes de dons généreux et de gratifications, s’attacher des fidèles, serviteurs ou amis, toujours dévoués, parfois complices. Il prit soin de s’attirer l’appui des religieux, allant seul prier en divers lieux de pèlerinage et distribuant de larges aumônes. » (p.36)
    « Il ne se consolait pas d’avoir si peu obtenu pour prix de sa soumission et ne cessait de soutenir princes ou seigneurs encore rebelles, de les rencontrer, de parler de projets et de son désir de régner bientôt. […]
    Le dauphin fut accusé d’avoir voulu, on ne dit pas comment, faire assassiner Pierre de Brézé, favori d’alors, qu’il ne pouvait supporter de voir si bien en place, chargé de grands offices et, en tout, de la confiance du roi. En 1446, il fut chassé de la cour et s’enfuit vers son Dauphiné. » (p.37)
    « Marguerite d’Ecosse, la dauphine, mourut, en 1445, âgée juste de vingt ans. Elle n’avait pas eu d’enfants. Louis, toujours au loin, ne fut pas souvent avec elle et ne semblait pas lui être attaché. […]
    Il se trouvait libre et songeait à s’assurer une descendance. Son mariage, en 1436, l’avait placé dans la dépendance de son père. Désormais maître de nouer une alliance qui ne servirait que ses propres intérêts, il lui fallait s’affranchir de recommandations et de conseils trop pesants, forcément contraignants. Rompre avec le roi ne pouvait que l’aider.
    Autre événement d’importance qui sans nul doute précipita cette rupture : le 28 décembre 1446, la reine Marie d’Anjou donnait naissance à un second fils, Charles. » (p.38)
    « De Nancy, en mars 1445, il confiait à deux maîtres des monnaies, Ravon le Danois, qui fut associé de Jacques Cœur à Bourges, et Jean Grencien, le soin d’aller inspecter les ateliers de Romans, Crémieu, Grenoble et Montélimar ; il exigea qu’y soient désormais frappées des pièces d’or, ducats et florins, à ses armes. Quelques mois plus tard, de Chinon, il présidait, pour ce Dauphiné dont il se trouvait toujours éloigné mais que, semaine après semaine, il ne perdait jamais de vue, à la mise en place d’institutions financières parfaitement stables, centralisées et cohérentes. » (p.40)
    « En janvier 1447, il n’arrivait pas en inconnu, fugitif demandant asile, mais en prince qui avait, longuement et avec réel bonheur, donné des preuves de son savoir-faire. Il ne fit que poursuivre une œuvre déjà plus qu’esquissée et se voulait souverain, se forgeant d’abord les moyens de s’affirmer, face au roi et aux voisins. Il mit aussitôt sur pied cinq compagnies de gens d’armes d’ordonnance et, dans les villes, des sociétés de « chevalier du noble jeu de l’arbalète » ; plusieurs auteurs ont même prétendu qu’il avait débauché, en leur offrant de meilleures soldes, des mercenaires au service de son père. Il assura la formation d’un personnel juridique et le recrutement du clergé pris dans les familles de la province, en créant une université à Valence. […]
    Il contraignit l’archevêque de Vienne et les évêques de Valence, Die et Grenoble à reconnaître sa suzeraineté et abandonner même une part de leurs juridictions. A Vienne, précisément, il fit élire archevêque Antoine de Poisieu contre l’avis de Charles VII (le 22 janvier 1454). Ce prélat, qui lui fut toujours fidèle jusqu’aux plus sombres moments, s’empressa, quelques jours plus tard, en février, de ratifier l’accord préparé par son prédécesseur, Jean de Poitiers, qui cédait la moitié des juridictions sur la ville et le comté de Viennois. » (p.41)
    « Les états du Dauphiné continuèrent de lui voter et verser régulièrement des subsides, plusieurs dizaines de milliers de florins chaque année. Pour faire monter la somme et présenter les requêtes sous le meilleur jour, il ne manquait pas de gagner et payer les services d’hommes bien placés, susceptibles de peser sur les décisions. » (p.42)
    « Il épousa Charlotte de Savoie. Il avait rencontré son père, le duc Louis, à Briançon, le 2 août 1449. Là, ils se lièrent par une mutuelle promesse de s’aider l’un l’autre pour, si besoin venait, lutter contre les mauvais serviteurs du roi, « ennemis » du dauphin. Ils parlèrent aussi du mariage de la jeune Charlotte, alors âgée de onze ans, et pour la dot il fut question de quatre cent mille écus. Dans un premier temps, Louis prit quelques précautions et fit figure d’informer le roi de ce projet. Il lui envoya deux de ses grands officiers, membres de son Conseil, qui lui parlèrent de Charlotte et, plus encore, lui dirent le mauvais état des finances de son fils qui, outre le Dauphiné, réclamait pour lui une autre grande « seigneurie », à savoir la Guyenne. Charles VII refusa le tout, tout net. Pour marier son fils, il songeait ou à Éléonore de Portugal ou à la sœur du roi de Hongrie, et le voir allié au duc de Savoie, prince ambitieux, ne pouvait que lui déplaire.
    Passant outre, le contrat de mariage fut signé à Genève, chez les franciscains, le 14 février 1451 : dot de deux cent mille écus (ce n’était pas si mal !) dont douze mille comptant, plus, pour la princesse, de son père, une pension de cinq mille écus. Le mariage fut d’abord célébré par procuration à Chambéry, puis à Grenoble, le 2 avril. » (p.42-43)
    « Il se faisait reconnaître et l’on venait le voir. Les comptes de son Hôtel, pour la seule année 1448, font état de la visite d’au moins cinq ambassadeurs : ceux des Suisses, de l’archevêque de Reims (« étant en la ville de Nice »), du duc de Savoie, le roi des hérauts d’armes d’Angleterre et les gens du prince de Navarre. Qui tous furent bien traités, reçurent chacun cent écus d’or ; et les Navarrais six tasses d’argent. » (p.44)
    « Charles VII, exaspéré, rassembla des forces considérables pour marcher vers Lyon, le Dauphiné et la Savoie. Au château de Cleppé, vinrent cependant lui rendre visite le duc de Savoie et le cardinal d’Estouteville qui, pour le dauphin, fit office de médiateur, garant de ses bonnes intentions et de son désir de bien servir son père. Le fait est que, sitôt connue la nouvelle du débarquement de l’armée anglaise de Talbot à Bordeaux (le 21 octobre 1452), Louis fit savoir sa volonté d’aller combattre en Guyenne (lettre de Valence, du 25 octobre). Mais le roi, qui ne pouvait oublier que son fils avait, à deux reprises au moins, sollicité le gouvernement de ce pays, refusa, consentant seulement à rappeler ses troupes et à donner en mariage sa fille Yolande au prince de Piémont, Amédée, fils de Louis II de Savoie. » (p.44-45)
    « Louis menait une violente campagne de libelles calomnieux, diffamatoires, contre le roi lui-même, l’accusant de « mœurs vulgaires et dissolues ». Il lui reprochait ses dépenses scandaleuses, ses favoris et ses favorites, gens de petit rang et de pauvre vertu, qui, tout-puissants, formaient autour du maître une « sorte de sérail digne de ceux des potentats d’Orient ». Il s’en prenait à Antoinette de Maignelais, maîtresse du roi après la mort de sa cousine, Agnès Sorel. » (p.45)
    « S’il jouait encore le rôle du fils respectueux, ce n’était que pour gagner du temps. D’avril à juin 1456, il n’envoya pas moins de six ambassades, l’une après l’autre, pour se justifier. Les hommes ne présentèrent que de vagues protestations de fidélité et de gardaient de parler de son désir de venir rencontrer le roi, dans le royaume. Si bien que Charles VII, cette fois, décida d’en finir et se montra résolu à lui arracher le Dauphiné par la force. Il fit lever une forte armée, en confia le commandement à Antoine de Chabannes avec ordre de marcher contre le dauphin et de le faire prisonnier. Deux de ses proches conseillers, Lohéac et Jean de Bueil, furent envoyés à Lyon pour dire aux édiles et aux bourgeois de la ville les griefs et les intentions du roi. Les troupes s’avancèrent jusqu’à Saint-Priest et Saint-Symphorien-d’Ozon, à la frontière même du Dauphiné, tandis que Charles VII s’installait avec son chambellan et quelques proches à Saint-Pourçain-sur-Sioule. Louis avait certes, aux premiers soupçons, tenté de réagir ; il fit remparer et renforcer les défenses de ses places fortes et envoya des missions de tous côtés, pressant d’abord son beau-père, le duc de Savoie, de lui donner des hommes d’armes. Sur ce point, il échoua : le roi avait mandé à Genève Richemont et Dunois pour régler quelques litiges et, surtout, mettre le duc en garde. Aussi le Dauphin, isolé, bien informé des forces lancées contre lui et conscient de l’impossibilité de l’emporter, fut-il pris d’une grande panique, une « peur sauvage ». Il était persuadé que son père ne voulait que sa mort et « le faire expédier en un sac à l’eau ». Le 30 août 1456, il s’enfuit à la faveur d’une partie de chasse soigneusement préparée, se rendit d’abord, avec son fidèle Jean de Lescun, en Franche-Comté en pèlerinage à Saint-Claude puis, un peu plus au nord, à Nozeroy, possession du prince d’Orange, et de là, en une course effrénée, croyant les émissaires du roi acharnés à le suivre, en territoire bourguignon où il se trouva enfin à l’abri, dans Louvain.
    Fugitif et honteux, prince détrôné, il cherchait pourtant à donner encore le change et se garder une issue pour un accord. A Saint-Claude, pressé par le temps et apeuré, il trouva loisir d’écrire deux lettres pour justifier sa présence chez le duc de Bourgogne. Ce n’était pas, disait-il, trahison, pas même recherche d’une alliance ou d’un refuge, mais pour participer à la croisade en Orient, expédition que le duc préparait depuis plus d’un an. » (p.45-46)
    « Charles VII ne se faisait aucune illusion. A Vienne puis à Grenoble, il réunit les gens du dauphin, officiers et serviteurs, pour leur donner ses instructions ; il s’engageait à les maintenir presque tous dans leurs charges. […] Lohéac et Bueil prirent en main l’administration de la province. » (p.46)
    « A Louvain puis au château de Bruxelles, [Louis] fut, en l’absence du duc Philippe qui guerroyait en Flandre, bien reçu par son fils, Charles, comte de Charolais (plus tard, le Téméraire), par la duchesse Isabelle alors très écoutée à la cour et au Conseil, par Antoine, le « grand bâtard de Bourgogne », par l’évêque de Cambrai et par deux des grands officiers du duché, Jean de Croÿ et Adolphe de Ravenstein. Tous lui firent fête. A Bruxelles, le 15 octobre 1456, Philippe le Bon, d’abord quelque peu réticent, peu soucieux d’ouvrir un vrai conflit avec Charles VII, finit par franchir le pas et, à son tour, rendit au dauphin de grands honneurs, dus au fils du roi, au prochain roi. Il s’agenouilla devant lui, le suivit dans le cortège tête nue, lui fit don, pour tout son séjour, du château de Genappe, devant le Bradant, et d’une pension de trente-six mille francs. Louis trouva vite des partisans à la cour de Bourgogne, se fit des complices même, gagna l’amitié d’Antoine et de Jean de Croÿ qu’il servit fidèlement dans leur querelle avec le comte de Charolais. » (p.47)
    « Qu’il se soit souvent trouvé à court de trésorerie et forcé d’emprunter à des familiers ou à des changeurs, banquiers, hommes de finances et spéculateurs, ne fait aucun doute. Son secrétaire, Charles Astars, lui prêta 4000 livres qui ne furent jamais remboursées. Louis s’en acquitta cinq ans plus tard, devenu roi, en lui cédant la terre de Pierrelatte et le faisant bailli du Vivarais et du Valentinois. C’était, tout porte à le croire, procédé ordinaire que de tabler sur sa fortune à venir en s’engageant à combler plus tard, de faveurs et de revenus, le prêteur complaisant. En juin 1461, alors que chacun savait Charles VII très affaibli, atteint par la maladie qui, cette fois, devait l’emporter, le dauphin, mieux à son aise certainement pour promettre, empruntait sans mal à un changeur 18 000 florins du Rhin, remboursables six mois après son avènement. » (p.51)
    « Le messager apportant la nouvelle de la mort [de son père, 22 juillet 1461] fut largement récompensé […] Il ne fit dire des messes de requiem qu’en un seul jour, à Avesne-le-Comte, dans le Hainaut, et partit aussitôt à la chasse, « en courte tunique rouge et blanche ». Aux funérailles, à Notre-Dame de Paris puis en la basilique de Saint-Denis (les 6 et 7 août), il n’était ni présent ni représenté d’une façon exemplaire. » (p.54)
    « Le nouveau roi n’eut aucun mal à se faire reconnaître et rassembler autour de lui les princes, les grands vassaux, tous les corps constitués. Nulle manière d’opposition ne s’est manifestée, en aucun cercle. Le fils rebelle, indigne pour certains, instigateur de maints complots, commanditaire même de tentatives d’empoisonnement, succédait à ce père qu’il avait si souvent et si longtemps défié et même trahi, sans apparence de difficulté. Ceux qui l’avaient ignoré et avaient servi fidèlement Charles VII, ostensiblement, firent profession de se rallier, anxieux de garder leurs offices. Seuls les plus compromis, qui se savaient mal aimés, prirent la fuite […]
    Trois semaines seulement après la mort du roi Charles, avant même de se montrer dans Paris ou dans l’une des bonnes villes du royaume, Louis fut sacré à Reims [15 août 1461] par l’archevêque Jean Juvénal des Ursins, « moult noblement accompagné par le plupart des seigneurs de nom de son royaume en moult grant et notable nombre ». Après le sacre, logé au monastère bénédictin de Saint-Thierry-au-Mont-d’Or, il reçut les hommes de sa fidélité, distribuant déjà quelques charges et faveurs. Il se rendit ensuite à Saint-Denis, sur la tombe de son père. C’est là que, à en croire Thomas Basin certainement mieux informé sur ce point que sur d’autres, le légat du pape Pie II, Francesco Coppini, évêque de Terni, présenta sur la sépulture du défunt roi un acte d’absolution, qui laissait entendre que celui-ci avait été condamné par l’Église. Cet acte évoquait la Pragmatique Sanction qui, édictée solennellement à Bourges en 1438, affirmait, face à Rome, les droits du roi et les libertés de l’Église de France. Louis, présent sinon complice, aurait laissé faire.
    Il prit quelques jours pour chasser dans les bois, aux environs de Saint-Denis, le temps que ses maîtres de l’Hôtel préparent son entrée dans Paris qu’il voulait triomphale, en grand cortège, semblable à celles du début du siècle (Charles VI en 1410, Henri VI d’Angleterre en 1431, Charles VII en 1437). Le 30 août, il fit son entrée : « Toutes les rues furent tendues de tapisseries, et parmi Paris furent fais plusieurs et en plusieurs lieus grans jeux de personnaiges et démontrées plusieurs histoires anciennes très belles ». La fête attira de si grandes foules que l’on ne savait où loger tous ces gens, qui, souvent, n’avaient nulle part où aller. On vit les curieux se presser jusque sur les gouttières et sur les toits. Des bourgeois louèrent fort cher les fenêtres de leurs maisons. Le lendemain, le roi prêta serment sur le parvis de Notre-Dame, devant l’évêque Guillaume Chartier et Jacques Cœur, archevêque de Bourges.
    Tous les grands du royaume étaient là : le duc de Bourbon, les comtes d’Eu, de Nevers, d’Armagnac, de Vendôme. Le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, et son fils Charles, comte de Charolais, formaient, avec leurs parents, conseillers et familiers, plus de la moitié du cortège à eux seuls. En tête de leur maison venait Jean de Croÿ, « pour l’heure grant maistre d’ostel de France » avec cinq chevaux, et ses enfants « chacun à trois chevaux richement ornés » ; puis Jean de Lorraine, Antoine et Philippe de Brabant, Jean de Reuty maître d’hôtel du duc, Jean de Luxembourg, Antoine le Grand Bâtard de Bourgogne. […]
    Le roi de France, longtemps exilé, ami d’un prince du sang qui avait, dans un passé pas si lointain, affirmé de si hautes ambitions et provoqué tant de troubles, se trouvait manifestement sous sa protection, sous sa surveillance peut-être. Hors Philippe de Bourgogne, aucun grand du royaume n’avait osé étaler tant de magnificence, et poussé l’arrogance jusqu’à se faire accompagner d’une troupe en armes. Et chacun savait maintenant qu’à l’annonce de la mort de Charles VII, Louis « fist ses préparations par les moiens du duc Philippe… avec tous ses nobles barons, chevaliers, escuiers ». Alors seulement il lui fut donné de chevaucher jusqu’à Reims « en grande puissance », à savoir, au dire des chroniqueurs bourguignons, avec une escorte de quatre mille cavaliers qu’il ne renvoya qu’après le sacre, assuré du bon accueil des grands et du peuple. Son tout premier acte d’autorité fut, dès le 2 août, en cours de chemin, à Avesnes dans le Bradant, de signer des lettres de rémission en faveur de Jehan du Bos, bailli de Cassel, en Flandre, condamné pour meurtre par le Parlement de Paris ; il dit clairement le faire tant « de nostre grâce espécial, pleine puissance et autorité royale » qu’à la prière de « notre très chier et très aimé oncle le duc de Bourgogne ». C’était, en fait, simplement confirmer une première grâce, qu’il avait déjà accordée en novembre 1459. Le roi tenait les promesses du dauphin. Le lendemain du sacre, Philippe l’avait armé chevalier devant une impressionnante assistance de vassaux et de conseillers, pour le plus grand nombre bourguignons. » (p.56-57)
    « Paris demeurait incontrôlable, imprévisible et même dangereuse. Le 25 septembre, il alla s’installer à Tours, ville infiniment plus sage, et demeura dans la région jusqu’à la mi-janvier. C’est de Tours et des châteaux ou manoirs des environs, Amboise, Chinon, Loches, qu’il prit réellement possession du pouvoir, tint conseil libre de toute sujétion et conduisit sans désemparer, avec cette obstination que ne lui refuse aucun témoin du temps, une intense campagne diplomatique. » (p.58)
    « Il n’était, c’est l’évidence, pas tout à fait sorti de la nuit du Moyen Age et pas vraiment illuminé des soleils radieux de la Renaissance. » (p.353)
    « Il est resté très proche de sa mère Marie d’Anjou, fille de Louis II et sœur du roi René qui, tous deux l’un après l’autre, n’ont songé qu’à reconquérir le royaume de Naples, ont conduit des campagnes à la tête de leurs troupes et cherché des complicités, notamment à Florence. Depuis Louis VI, marié en 115 à Adélaïde de Savoie, il est le premier des rois de France qui ait épousé une fille d’une maison d’Italie. » (p.356)
    « A en croire l’un des ambassadeurs milanais, « il semble qu’il ait toujours vécu en Italie et y ait été élevé ». S’il n’y a jamais séjourné ni mené une armée, il a certainement beaucoup appris des cours princières d’outre-Alpes, à les fréquenter par lettres et missions de ses conseillers. L’art de conduire les négociations, de dissimuler et de séduire, que ses contemporains lui reconnaissent tous, émerveillés ou acerbes et méprisants, n’était pas, disent-ils, tellement familier aux princes du royaume. De même une forte propension à ne pas tenir grand compte de la parole donnée, à n’accepter aucune règle d’honneur mais jouer le jeu, toute honte bue.
    Machiavélique ? Sans aucun doute… Que le petit livre de Nicolas Machiavel, le De principatibus, achevé en 1513, ait connu, assez tard il est vrai, une telle fortune devrait surprendre tant il semble que l’auteur n’ait rien dit que de très ordinaire. On en a surtout retenu, car le reste est embrouillamini, les leçons de cynisme. » (p.356-357)
    « D’Italie lui est sans doute venu un autre enseignement, celui de la guerre cruelle, inexpiable, tout à l’opposé de celle des seigneurs « féodaux » d’autrefois contraints, de bon ou de mauvais gré, de ménager les faibles et les pauvres. Cette guerre s’en prend maintenant, à peu de frais et sans honneur, à toute une population, femmes, enfants et hommes sans défense. L’exemple en remonte, cela paraît évident, aux conflits sanglants qui, en particulier au XIIIe siècle dans l’Italie des « Communes », opposaient, dans chacune d’elles, les factions acharnées à la conquête du pouvoir et à l’extermination totale de l’adversaire. Engager des troupes d’hommes de métier (les « coutiliers », entre autres) pour brûler les récoltes et les maisons, scier les pieds de vigne et les arbres fruitiers, devenait chose résolue. Et aussi, au soir d’un assaut victorieux, massacrer les assiégés, traiter les ennemis vaincus comme des rebelles, félons et traîtres, chargés de toutes les fautes, qu’il convient d’excommunier, d’humilier et châtier sans frein. » (p.357)
    « Le premier et le plus important des recueils de nouvelles en langue française, les Cent Nouvelles nouvelles, fut composé dans les années 1458-1460, très vraisemblablement au château de Genappe où le dauphin Louis en exil se trouvait hôte des Bourguignons. Là s’était tenue, lors des séjours qu’y fit Charles, comte de Charolais, qui alors ne fréquentait pas volontiers le cercle des courtisans de son père le duc de Bourgogne Philippe le Bon, une sorte de cour littéraire. En somme, un cercle aristocratique d’amis qui, disaient-ils, trompaient l’ennui et les attentes par quelques jeux d’esprit. Chaque « nouvelle » était présentée à tour de rôle par un narrateur que le compilateur du recueil, demeuré inconnu, prend soin de citer. Le dauphin, désigné sous le nom de « monseigneur », en dit lui-même au moins huit (certaines éditions lui en attribuent trois autres). […]
    Ces Cent Nouvelles nouvelles s’inspiraient évidemment du Décaméron de Boccace, traduit en 1414, à la demande de Jean de Berry, de l’italien en latin par Antonio d’Arezzo et du latin en français par Laurent de Premierfait, ainsi que des Facéties du Pogge (écrites de 1438 à 1452), Florentin, secrétaire du pape Boniface IX. Elles connurent vite un grand succès et furent imprimées à Paris, par les soins d’Antoine Vérard, en 1486, un an seulement après le Décaméron. Dans cette édition, l’illustration de la première page représentait le dauphin Louis devisant avec son « bon oncle », le duc Philippe de Bourgogne. Personne ne contestait qu’il ait joué, dans l’élaboration de l’ouvrage, un rôle non négligeable. Il fut ainsi l’un des seuls rois de France, sinon le seul, auteur pour une part, de l’une des œuvres littéraires parmi les plus appréciées en son temps et en son pays. […]
    Du Décaméron […] ils ont gardé la fiction des personnages appliqués à se distraire par des contes, et le ton volontiers licencieux. Tout à l’opposé des romans courtois, ils ne parlent que de tromperies, d’adultères, d’infidélités de toutes sortes. » (p.358-359)
    « Quelques mois après son avènement, en octobre 1461, de passage à Meung-sur-Loire, il fit libérer François Villon, alors prisonnier sur ordre de l’évêque et du duc d’Orléans. Commynes, pas toujours complaisant, n’exagère sûrement pas lorsqu’il dit qu’il « eut beaucoup d’affection pour les belles lettres ». » (p.361)
    « Louis fit acheter en Italie, notamment à Florence et à Rome, nombre de manuscrits latins et grecs (Josèphe, Plutarque, Sénèque…). Alors que son père, Charles VII, l’avait, semble-t-il, quelque peu négligée, il prit grand soin d’augmenter la Bibliothèque royale de Charles V et que l’on y trouvait nombre d’ouvrages des humanistes italiens. » (p.362)
    -Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi, Perrin, 1999, 430 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    jacques - Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi + La naissance du capitalisme au Moyen Âge: changeurs, usuriers et grands financiers Empty Re: Jacques Heers, Louis XI. Le métier de roi + La naissance du capitalisme au Moyen Âge: changeurs, usuriers et grands financiers

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 21 Mar - 19:28



    "Au Moyen Age, la banque n’existait pas. Les mots de « banque » et de « banquier » ne se trouvent ni dans les contrats des notaires, ni dans les livres de comptes ou les comptes rendus des procès. Apparus en France au XVIIe siècle, plus tard encore en Italie, à Venise et à Gênes, ils doivent leur origine aux bancs dressés sur un champ de foire, sur une place publique ou sur le port par des changeurs qui, experts dans l’art de maitriser les trafics des métaux précieux, des joyaux et des monnaies, étaient aussi des prêteurs. On disait également « tables 1 » ; dans les premiers temps, c’étaient des planches posées sur des tréteaux ; le changeur se tenait debout et, le soir, les démontait en quelques instants pour laisser la place libre et regagner sa demeure. Etait-il devenu insolvable ou convaincu de malversations, de livrer des fausses pièces ou de tromperies excessives sur les cours des monnaies, les magistrats de la cité faisaient casser son banc en public. C’était la banqueroute (banc rompu).

    On ne parlait pas de banque mais de change. [...] Les changeurs et les prêteurs d’argent disaient « compagnie » ou « société » et pour leurs filiales, installées dans des villes étrangères, ils ne parlaient, dans leurs comptes ou dans leurs lettres, que de « tables ».

    Les historiens ont longtemps négligé ces changeurs, considérés sans doute comme des gagne-petit alors qu’ils tenaient bonne place dans la hiérarchie des métiers, dans la société et la vie publique de la cité, souvent membres des conseils et du collège des consuls. Le retard pris à étudier leurs activités nous fut dicté par l’idée d’une économie « médiévale » que l’on voulait voir primaire, primitive même. Certains parlaient volontiers d’une économie « fermée » ou « de subsistance », en tout cas jamais « capitaliste » ni même « précapitaliste ». Temps de transactions à court rayon d’action, de petits marchés ou de trocs approximatifs, objets de palabres sans fin. Et d’un trafic international qui se limitait aux transports par caravanes pour se protéger des brigands et aux navigations laborieuses de galères, lesquelles longeant au plus près les côtes, ne se hasardaient pas en hiver. Ce fut la thèse soutenue, à l’appui de l’image d’un obscurantisme médiéval, par Werner Sombart (1863-1941), que ses disciples disaient « marxien » et non « marxiste » et qui, dans son grand ouvrage Le Capitalisme moderne, riche de six volumes, publié en 1902, a sans doute été le premier à employer couramment le mot de « capitalisme ». Dans la même logique de la pensée et le même aveuglement devant les faits, s’inscrit la belle construction de Max Weber (1864-1920), qui, fils d’une famille protestante allemande, un temps ami de Sombart, s’est, dans Economie et société, appliqué à montrer que les valeurs de l’Eglise catholique, l’éloge de la pauvreté, le devoir de charité, la condamnation des prêts à intérêt étaient des obstacles au développement du capitalisme, à tel point que les hommes d’affaires furent parmi les premiers à souhaiter la Réforme." (pp.7-8 )

    "Comment ne pas comprendre que ces rappels à l’ordre pour condamner l’usure donnaient, tout au contraire, la preuve qu’elle était largement pratiquée, à tous les niveaux de la société, pour toutes sortes de transactions, même dans les actes ordinaires de la vie quotidienne ? Sinon, pourquoi tant d’application à rappeler l’interdit ?" (p.9)

    "Chacun peut soutenir sa propre définition du capitalisme. Cependant, le mot s’emploie ordinairement pour parler d’une société et d’une forme d’économie où l’homme qui dispose d’un capital, généralement d’une somme d’argent, peut tirer profit du travail d’autrui par des prêts portant intérêts, par une participation dans une entreprise marchande et par l’achat et la vente de valeurs mobilières." (p.9)

    "Ces prêts étaient communément pratiqués à la ville comme dans les campagnes, non seulement par des usuriers reconnus, Lombards, Cahorsins ou juifs, mais par des hommes, bons chrétiens, parfaitement intégrés et honorés. Aux origines des grandes fortunes et des réussites sociales, nous voyons plus souvent les changeurs que les marchands et ces « changeurs » étaient aussi des prêteurs d’argent. Les Médicis, que Machiavel dit avoir été une « race d’usuriers », n’ont jamais cessé, jusqu’aux meilleurs temps de leur succès, de prêter de l’argent, soit directement sans tenir compte des interdits, soit par des opérations de change si bien menées qu’ils ne risquaient pas d’y perdre. Comme tant d’autres, ces hommes, que nos livres nous présentent habituellement comme de grands négociants, étaient des financiers qui ne pratiquaient aucune forme de commerce, ne possédaient aucun comptoir ni en Occident ni en Orient. On ne les voit pas confiant leurs capitaux à des armateurs de Pise ou de Gênes. Leurs filiales, en Italie, en Angleterre et dans les Flandres, sont toutes désignées sous le nom de « tables ». Tables de changeurs et d’usuriers, donc. Doit-on ignorer qu’en 1318 l’arte del cambio de Florence comptait plus de trois cents inscrits ? Que l’enquête ordonnée par le roi de France permit de connaître, pour trois provinces seulement, les noms de 491 changeurs, tous condamnés pour avoir pratiqué l’usure ? Et que les commissaires du roi Charles VII ont identifié 750 changeurs, marchands bons chrétiens mais prêteurs d’argent eux aussi ?

    L’entrepreneur livré à lui-même, sans aide financière extérieure, ne se rencontre que chez le boutiquier ou l’artisan. Dans les grandes villes maritimes d’Italie, à Marseille et dans les ports français de l’Atlantique, chaque entreprise générait, pour l’armement du bâtiment et pour rassembler les cargaisons, un grand nombre de contrats, conclus au su de tous et dûment enregistrés, contrats qui associaient un donneur de fonds au patron du navire ou  au marchand-voyageur et rassemblaient ainsi jusqu’à plusieurs dizaines de personnes, hommes ou femmes, apportant chacun une petite somme. C’est ainsi que des hommes du commun, de petits marchands ou des artisans, souvent aussi des veuves, participaient, par de modestes capitaux, répartis entre plusieurs expéditions pour partager les risques, à la grande activité maritime et marchande pour en tirer bénéfice, leur part réglée dès le retour. Pourquoi ne pas parler, au risque de choquer davantage les auteurs fidèles à de vieilles images, d’un capitalisme populaire ?

    Pour d’autres affaires, destinées à durer plusieurs années, le capital, beaucoup plus important, était divisé en parts, les profits distribués chaque année au prorata de la part de chacun. C’était pratique si ordinaire que ces parts étaient mises en vente, entières ou divisées." (pp.10-11)

    "Le mot de « bourse » qui, aujourd’hui, semble incarner pour ses détracteurs la forme la plus élaborée et la plus pernicieuse du grand capitalisme, est apparu dès le XIVe siècle, à Bruges, où, dans une auberge tenue par une famille qui portait le nom de Van den Burse, puis sur la place tout à côté, l’on négociait chaque jour ouvrable, du matin au soir, un grand nombre de valeurs mobilières émises en différents pays, principalement par les villes de la Hanse germanique. Nullement une curiosité ou une exception : dans les villes d’Italie, courtiers et commis achetaient, vendaient pour leurs clients les parts des sociétés et les titres de la dette publique." (p.11)

    "J’ai choisi de me limiter au royaume de France et aux villes marchandes d’Italie." (p.12)

    "En 1252, Gênes et Florence frappèrent des monnaies d’or à peu près semblables, le genovino, bientôt appelé ducat à Gênes, et le florin de Florence, pièces lourdes de quelque 3,6 grammes d’aujourd’hui et d’or presque pur. Ces nouvelles pièces mettaient fin à plusieurs siècles d’anarchie monétaire où, dans l’Occident chrétien, un nombre quasi infini d’ateliers monétaires, du roi, des princes, des grands et petits seigneurs, des archevêques, évêques et abbés, faisaient fondre des pièces d’argent de plus en plus mauvaises, de poids léger et d’alliage impur." (p.15)

    "Ces bonnes monnaies provoquèrent un énorme besoin de métaux précieux. Les mines jusque-là exploitées, pauvres gisements de faible rendement quasi épuisés, et l’orpaillage des sables des rivières que l’on disait aurifères ne pouvaient y répondre. On alla chercher ailleurs, très loin.

    Depuis longtemps, d’importantes quantités d’or venaient d’Afrique, d’une région, appelée alors le Soudan, située entre le fleuve Sénégal au nord et un affluent du Niger, le Tinkisso, au sud. Les hommes y creusaient, jusqu’à une vingtaine de mètres de profondeur, des puits individuels. Ils en retiraient de l’or, pour une large partie de la poudre, qu’ils échangeaient à des Maures ou à des Arabes caravaniers contre du sel, des toiles ou des draps et de la vaisselle de cuivre." (pp.15-16)

    "Depuis longtemps, les chrétiens d’Occident savaient où trouver cet or africain. Dans la péninsule Ibérique, en Castille et en Aragon lors des premières années de la reconquista, une part importante de l’or frappé dans les ateliers monétaires était le fruit du butin ou des tributs imposés à des rois musulmans, alliés et vassaux." (p.18)

    "Nombreux furent sans doute les aventuriers qui, pour leur propre compte ou commis des financiers, tentèrent de reconnaître et d’explorer les routes du désert, si jalousement tenues secrètes et sévèrement surveillées. Ils ne savaient ni les noms des étapes, ni les distances, ni les façons de trafiquer dans les oasis et au pays des mines. De ces tentatives hasardeuses, nous ne savons rien, sauf de celle d’un Génois dont une lettre, écrite en cours de route, est demeurée par hasard dans une liasse d’archives jusqu’aujourd’hui. Antonio Malfante, homme de modeste origine, petit associé des frères génois Centurioni, eux-mêmes partenaires des Médicis, a longtemps séjourné à Majorque et à Valence où il a certainement parlé aux patrons de navires catalans qui allaient régulièrement sur la côte d’Afrique. On le voit ensuite chez les musulmans de Grenade, de Malaga et d’Oran où il apprend leurs usages et la façon de compter leurs monnaies. En 1447, il écrit à ses patrons pour leur dire qu’il est au Touat, première oasis sur la route des sables ; il a parlé à des négociants qui revenaient de plus loin et se dit prêt à poursuivre vers le sud. Rien de plus." (p.21)

    "Les Portugais s’emparent de Ceuta en 1415 et, peu après, établissent une série de forts, les presides, près de Gibraltar et sur le littoral atlantique. En 1436, leur roi annonce solennellement qu’il s’engage à faire explorer ces pays par mer pour traiter directement avec les marchands d’or « arabique ». La même année, il proclame l’exemption totale des droits de douane pour qui importerait de l’or, s’il le déclare à l’hôtel de la Monnaie. Les caravelles suivent la côte du Maroc, loin au sud de Safi, à la hauteur des îles Canaries. D’une première expédition armée, un rescate vers l’intérieur, les marins ne rapportent que des cuirs, de la cire, de la gomme et de pauvres morceaux d’or. En 1444, à Arguin, beaucoup plus loin, ils chassent et capturent des esclaves puis construisent un fort où des marchands berbères, ayant abandonné la grande piste du désert à Ouarane, viennent leur vendre des esclaves noirs (de huit cents à mille par an), et de bonnes quantités de poudre d’or contre du blé, des draps et des toiles, des épices d’Orient (poivre, girofle, gingembre), du safran." (p.22)

    "En 1471, deux chevaliers de Santarem doublaient le cap des Trois-Pointes et lançaient le premier rescate sur cette partie du littoral qui fut la Côte-de-l’Or. Les marchands rapportent bientôt le précieux métal, extrait de nombreuses mines dispersées dans une vaste région, certaines assez proches, d’autres situées bien plus loin dans l’intérieur, jusque dans la Haute-Volta désormais Burkina Faso, aux environs de l’actuelle Ouagadougou. Pour protéger ce trafic, on songea à construire un fort. Après un premier échec dû aux pluies violentes, aux attaques des pirates et des brigands, aux oppositions des marchands indigènes qui voyaient leur commerce battu en brèche, le roi lança lui même une autre campagne. Il fit armer deux caravelles et deux gros navires, à la manière des hourques de la Hanse germanique qui venaient embarquer le sel dans la baie de Setubal, et les chargea de gens d’armes, de cent maçons et charpentiers, de grosses quantités de blocs de pierre taillée et de tuiles. Les plans du « château » avaient été tracés à Lisbonne. Nommé São Jorge de la Mina, le fort fut bâti en quelques semaines (janvier-février 1482) et reçut bientôt le statut de cité, accessible en toute sécurité, régulièrement fréquentée par un va-et-vient de navires.

    Ce fut, jusqu’à l’exploitation des mines du Nouveau Monde, le principal marché de l’or pour les Ibériques et, par contrecoup, pour toute l’Europe occidentale." (pp.24-25)

    "A Séville, les armateurs et les capitaines des navires vendaient leurs services aux Italiens, aux Flamands et aux Anglais. L’an 1475, un bâtiment de Flandre conduit par un pilote espagnol atteignait la côte d’Afrique et chargeait pour cinq à six mille doubles d’or… mais il fit naufrage sur la côte des Graines. Quatre années plus tard, Eustache de la Fosse, facteur d’un marchand de Bruges, qui avait bien observé ces négoces de l’or, prend place dans une caravelle armée en secret en Andalousie ; un autre navire les rejoint et tous deux vont acheter de l’or sur la côte de Guinée ; quatre navires portugais les surprennent, les arraisonnent, confisquent vaisseaux et cargaisons. On sait aussi que les agents des Médicis à Bruges s’intéressaient à ces expéditions portugaises en Afrique." (pp.26-27)

    "Les Vénitiens, quant à eux, recevaient par mer l’argent extrait des mines de Serbie et, par voie terrestre, grâce aux marchands allemands, celui de Bohême et de Saxe. Le roi de Serbie fit promulguer, en langue slave et en allemand, un code des mines pour défendre les droits des propriétaires et réglementer les conditions de travail pour l’extraction, le lavage et la fonte. Les mines étaient affermées à des hommes d’affaires, presque tous de Raguse, qui firent venir des ouvriers saxons. On frappait sur place des monnaies byzantines envoyées à Constantinople. L’autre part du métal, argent blanc ou argent de galma (électrum), allait vers le littoral dalmate et, de là, par un incessant et fructueux trafic, vers Venise et son atelier monétaire. Par crainte des incendies, puisqu’il se livrait à la fonte, il se situait dans un quartier éloigné du centre que l’on appelait le getto, référence à l’opération particulièrement délicate consistant à jeter le métal en fusion dans les moules. Au lendemain de leur victoire de Kosovo en 1389, les Turcs mirent la main sur les mines de la région que l’on disait « une terre tout entière mine d’argent ». Le Génois Jacopo di Promontorio, qui séjourna pendant plusieurs années dans les provinces turques des Balkans, parle des mines de Pristina, Krator, Brdo, Grebenica et décrit longuement le travail – extraction et fonte – dans celle de Ghuhavica, administrée conjointement par un cadi turc et des agents serbes demeurés sur place. En 1475, celle-ci fut concédée à ferme à un financier de Raguse, le bail se montant à 360 000 ducats, monnaie de Venise, et Promontorio affirme que cet argent permit au sultan de construire et d’armer une nouvelle flotte de guerre.

    Le métal serbe devenu plus rare, les Vénitiens se sont davantage intéressés à la production d’Europe centrale. La mine de Kutná Hora, à l’est de Prague, déjà bien exploitée dans les années 1000 – au point que l’on frappait sur place des deniers d’argent –, connut un grand essor lorsque, dans les dernières années du XIIIe siècle, un noble proche du roi de Bohême Venceslas II, fonda tout près, à Sedlec, un monastère cistercien dépendant de Morimond, abbaye qui s’était illustrée dans l’art de travailler les métaux. Des milliers d’Allemands vinrent peupler la ville où l’on bâtit une grande église et de puissants remparts." (pp.29-30)

    "Le roi de France, Charles VII, a tenté de briser ce quasi-monopole vénitien du trafic de l’argent et du commerce oriental. Dans le temps où il faisait armer des « galées de France » pour, pensait-on, porter concurrence aux convois des galées de Venise, il fit reprendre, tant bien que mal, l’exploitation d’anciennes mines d’argent, dans le Languedoc et dans le Lyonnais. Jacques Cœur, maître des ateliers monétaires, avait une solide expérience des alliages, de la fonte et de la frappe. On lui attribuait la découverte de nouveaux gisements et d’un procédé d’affinage pour obtenir de l’argent presque pur, procédé qu’il aurait tenu secret ; certaines devises ésotériques gravées sur les murs de ses hôtels de Bourges et de Montpellier en auraient donné la formule à qui aurait su les déchiffrer. Il semble qu’il se soit intéressé à des mines récemment découvertes près de Sommières, non loin de Nîmes. Dans le Lyonnais, en 1444, fermier du « dixième du roi », taxe perçue sur les mines d’argent, il s’associe avec Jean et Pierre de Villars, changeurs et banquiers de Lyon. Six ans plus tard, en 1450, il prend en charge, avec les trois frères Baronnet, négociants à Lyon, l’exploitation des gisements de Chissieu, Saint Paul-la-Palud et Joux-sur-Tarare. L’année suivante, pour une autre « montagne », celle de Pampalieu, il engage un maître mineur et un maître fondeur, devenant ainsi l’un des « puissants et riches hommes qui, du leur, prirent l’aventure de faire les frais ». Tout était à l’abandon, les puits et les galeries envahis par les eaux, mais le travail reprit vite dans les quatre montagnes. Les chefs mineurs venaient de Bohême ou d’Allemagne, formés dans les mines des financiers d’Augsbourg. Les responsables du travail de fond, géométriciens, niveleurs, « maîtres de montagne », charpentiers, « bouveleurs » et « appuyeurs de montagne », venaient eux aussi d’Allemagne, comme les quelque cent ouvriers logés dans des « ostels » comptant chacun un dortoir, des salles et ateliers, jardins, vergers et une chapelle où l’on disait la messe le dimanche. Chargé d’office à Bourges, receveur des impôts royaux et commis d’Etat, Jacques Cœur n’était pas un bon chef d’entreprise. Trois mines furent abandonnées avant même sa disgrâce." (pp.32-33)

    "Les bonnes monnaies d’une ville libre portaient sur l’une des faces les armes de la commune et, sur l’autre, la figure du saint patron de la cité. Sur celles des princes, souvent frappées pour célébrer son avènement ou une victoire sur l’ennemi, c’étaient son nom et son effigie. Charles d’Anjou, à peine maître de Naples, fit en 1266 frapper des pièces d’or à Barletta et, quelques mois plus tard, à Capoue, il interdisait d’utiliser les monnaies d’or dites de Souabe, les « augustales » de Frédéric II. Ses pièces, proclamant son titre de roi de Naples et de Sicile, étaient des « réaux » et « demi-réaux » d’or ; en Italie, on les appelait aussi, carlini, monnaies de Charles." (p.35)

    "Pour maître de cet atelier, le roi fit venir Francesco Fornica de Florence, pour un salaire de dix-huit onces d’or par an (l’once valait un huitième de marc, soit l’équivalent de six cents grammes)." (p.36)

    "La première monnaie d’usage courant, le « petit royal », date du règne de Philippe le Bel, ayant été émise en 1290. En fait, l’or ne s’est imposé dans le royaume que plus tard, avec le franc d’or de Jean II le Bon en 1360.
    Venise, en retard de trente ans sur Florence et Gênes pour l’or, avait déjà procédé à un assainissement monétaire en frappant, dès 1201, une bonne pièce d’argent pesant un peu plus de deux grammes. Milan, Gênes, Bologne et d’autres villes ont suivi et, un peu plus tard, les ateliers d’Occident, jusqu’en Hongrie et en Pologne, ont aussi émis de bonnes monnaies d’argent. De telle sorte que le bimétallisme or-argent fut la règle dans tout l’Occident chrétien.
    Ces pièces ne portaient pas de chiffre indiquant leur valeur. On les connaissait par des noms attribués de façon arbitraire par le prince et la cité ou par les usagers eux-mêmes." (p.36)

    "Chaque Etat, chaque ville marchande, en Italie notamment, utilisait des livres, sous et deniers différents. Dans le royaume de France, malgré les efforts des rois pour uniformiser le marché monétaire, on a longtemps maintenu deux systèmes, la livre et le sou de Paris, « parisis », et la livre et le sou de Tours, « tournois », qui valaient quatre cinquièmes de ceux de Paris.
    Dans le Languedoc, on usait aussi du sou et du denier dits melgoniens, par référence à des pièces frappées dès le Xe siècle, dans la ville de Melgueil (aujourd’hui Mauguio)." (pp.38-39)
    -Jacques Heers, La naissance du capitalisme au Moyen Âge. Changeurs, usuriers et grands financiers, Perrin, 2014 (2012 pour la première édition).




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