L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

-29%
Le deal à ne pas rater :
PC portable – MEDION 15,6″ FHD Intel i7 – 16 Go / 512Go (CDAV : ...
499.99 € 699.99 €
Voir le deal

    Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires + Manifeste pour un nouveau théâtre

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19605
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires + Manifeste pour un nouveau théâtre Empty Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires + Manifeste pour un nouveau théâtre

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 10 Avr - 12:22

    « Il ne faut jamais, en aucun cas, craindre l’immaturité des électeurs : cela est brutalement paternaliste ; c’est le même raisonnement que font les censeurs et les magistrats quand ils considèrent que le public n’est pas « mur » pour voir certaines œuvres. » (p.60)

    « Toutes les religions du monde sont profondément semblables. » (p.64)

    « La notion d’ « individu » est par essence contradictoire et inconciliable avec les exigences de la consommation. Il faut détruire l’individu. » (p.66)

    « L’interprétation purement pragmatique (sans amour) des actions humaines dérive […] de cette absence de culture, ou, à tout le moins, de cette culture purement formelle et pratique. Une telle absence de culture devient, elle aussi, une offense à la dignité humaine quand elle se manifeste explicitement comme mépris de la culture moderne et, par ailleurs, n’exprime que la violence et l’ignorance d’un monde répressif comme totalité. » (p.68)

    « Il y a toujours eu des élites. » (p.87)

    p.94-95.

    « N’est-ce pas le bonheur qui compte ? N’est-ce pas pour le bonheur qu’on fait la révolution ? » (p.96)

    « Dans la vie publique, il y a des moments tragiques ou, pire encore, sérieux, dans lesquels il faut trouver la force de jouer. Il n’y a pas d’autre solution. » (p.108)

    « Dans la tristesse de Paul VI (je me réfère à son discours historique de la fin de l’été à Castelgandolfo), j’ai senti la même chose : d’abord un accent de douleur et de désillusion « méritées », face au déclin d’une grandiose instance du pouvoir, et un autre, plus souterrain, de douleur vraie et sincère, c’est-à-dire religieuse et chargée de possibilités d’avenir.
    Quelles sont ces possibilités d’avenir ?
    Avant tout la distinction radicale entre Église et État. J’ai toujours été étonné et même, à vrai dire, profondément indigné par l’interprétation cléricale de cette phrase du Christ : « Donnez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » : une interprétation dans laquelle se sont concentrées toute l’hypocrisie et toute l’aberration qui ont caractérisé l’Église de la Contre-Réforme. Elle a fait passer –quelque monstrueux que cela puisse sembler- pour modérée, cynique et réaliste une phrase du Christ qui, à l’évidence, était radicale, extrémiste et parfaitement religieuse. Le Christ ne pouvait en effet aucunement vouloir dire : « Fais plaisir aux uns et aux autres, ne t’occupe pas de politique, concilie les avantages de la vie sociale avec le caractère absolu de la vie religieuse, ménage la chèvre et le chou, etc. » Au contraire, le Christ –en parfaite cohérence avec toute sa prédication- ne pouvait que vouloir dire : « Distingue nettement César et Dieu ; ne les confonds pas ; ne les fais pas coexister dans ton cœur par indifférentisme, en prenant pour excuse de pouvoir ainsi mieux servir Dieu ; « ne les concilie pas » : souviens-toi bien que mon « et » est disjonctif, qu’il crée deux univers qui ne communiquent pas, ou, si c’est le cas, pour contraster l’un avec l’autre ; en somme, je le répète, ils sont « inconciliables ». » En posant cette dichotomie extrémiste, le Christ pousse et invite à une opposition éternelle à César, même si elle doit être non-violente (à la différence de celle des zélotes).
    La seconde nouveauté religieuse qui s’annonce pour l’avenir est la suivante. Jusqu’à présent, l’Église a été l’Église d’un univers paysan, qui a enlevé au christianisme son seul aspect original par rapport à toutes les autres religions, le Christ. Dans l’univers paysan, le Christ a été assimilé à l’un des milles Adonis ou des mille Proserpine existants qui ignoraient le temps réel, c’est-à-dire l’histoire. Le temps des dieux agricoles semblables au Christ était un temps « sacré » ou « liturgique » dont comptait le caractère cyclique, l’éternel retour.
    Le temps de leur naissance, de leur action, de leur mort, de leur descente aux enfers et de leur résurrection était un temps paradigmatique sur lequel, périodiquement, le temps de la vie se modelait en le réactualisant.
    Tout au contraire, le Christ a accepté le temps « unilinéaire », c’est-à-dire ce que nous appelons l’histoire. Il a brisé la structure circulaire des vieilles religions et parlé d’une « fin » et non d’un « retour ». Mais, je le répète, pendant deux millénaires, le monde paysan a continué d’assimiler le Christ à ses vieux modèles mythiques ; il en a fait l’incarnation d’un principe axiologique qui donnait un sens au cycle des cultures. La prédication du Christ n’a pas eu beaucoup d’importance. Pendant des siècles, seules les élites vraiment religieuses de classe dominante ont compris la vraie signification du Christ. Mais l’Église –qui était l’Église officielle de la classe dominante- a toujours accepté l’équivoque, car elle ne pouvait pas exister en dehors des masses paysannes.
    A présent, d’un seul coup, la campagne a cessé d’être religieuse. Mais, par compensation, la ville commence à l’être. D’agricole, le christianisme se fait urbain. Une caractéristique de toutes les religions urbaines –et donc des élites des classes dominantes- est la substitution (chrétienne) de la fin au retour : du mysticisme sotériologique à la pietas rustique. Par conséquent, une religion urbaine est, en tant que schème, infiniment plus capable de recevoir le modèle du Christ que n’importe quelle religion paysanne.
    »  (p.128)

    « Je suis un intellectuel, un écrivain, qui s’efforce de suivre tout ce qui se passe, de connaître tout ce que l’on écrit à ce propos, d’imaginer tout ce que l’on ne sait pas ou que l’on tait ; qui met en relation des faits même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de toute une situation politique cohérente et qui rétablit la logique là où semblent régner l’arbitraire, la folie et le mystère.
    Tout cela fait partie de mon métier et de l’instinct de mon métier.
    » (p.133)

    « Il n’y a pas que le pouvoir : il y a aussi une opposition au pouvoir. » (p.134)

    « Je crois à la politique, aux principes « formels » de la démocratie, au parlement et aux partis. Le tout, naturellement, à travers mon optique particulière, qui est celle d’un communiste. » (p.137)

    « Il faut se demander ce qui est le plus scandaleux : la provocante obstination à rester au pouvoir des dignitaires, ou l’apolitique passivité du pays qui accepte leur présence. » (p.197)

    « Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons, mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leurs fils partir pour émigrer, en sachant qu’elles ne le reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. » (p.204)

    « La quantité de choses que nous ne savons pas est immense, pratiquement illimitée ; on a l’habitude de poser sur ce manque une petite quantité de connaissances et d’informations que nous croyons être notre culture. » (p.232)

    « On peut donner de l’Amour sans Foi ni Espérance. » (p.242)
    -Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, coll. champ.arts, 1976 (1975 pour la première édition italienne), 281 pages.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19605
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires + Manifeste pour un nouveau théâtre Empty Re: Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires + Manifeste pour un nouveau théâtre

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 20 Sep - 12:27

    Le théâtre que vous attendez, même sous la forme de nouveauté totale, ne pourra jamais être le théâtre que vous attendez. En fait, si vous vous attendez à un nouveau théâtre, vous l’attendez nécessairement dans le cadre d’idées qui sont déjà les vôtres ; en outre, faut-il préciser que ce à quoi l’on s’attend, existe en quelque sorte déjà. Pas un seul d’entre nous n’est capable de résister, devant un texte ou un spectacle, à la tentation de dire ‘‘C’est du théâtre’’ ou bien ‘‘Ce n’est pas du théâtre’’, ce qui signifie que vous avez en tête une idée du théâtre parfaitement enracinée. Or, les nouveautés, mêmes totales, vous le savez suffisamment, ne sont jamais idéales, mais concrètes. Et donc leur vérité et leur nécessité sont mesquines, fastidieuses et décevantes : ou l’on ne les reconnaît pas, ou elles sont discutées en référence aux vieilles habitudes. Aujourd’hui, vous attendez tous l’avènement d’un théâtre nouveau, et l’idée que vous vous en faîtes est née au sein du vieux théâtre.

    Si ces notes ont pris forme de manifeste, c’est que ce qu’elles expriment de nouveau se pose ouvertement, voire impérieusement, comme tel. Dans le présent manifeste, le nom de Brecht ne sera cité nulle part. C’est le dernier homme de théâtre qui ait pu faire une révolution théâtrale (à l’intérieur du théâtre) dans le théâtre : parce qu’à son époque prévalait l’hypothèse que le théâtre traditionnel existât (et de fait, il existait bien). À présent, comme nous le verrons dans ce manifeste, l’hypothèse est que le théâtre traditionnel n’existe plus (ou qu’il soit en voie de disparition). A l’époque de Brecht, il était donc possible d’opérer des réformes, même de profondes réformes, sans mettre le théâtre en question : d’ailleurs la finalité de telles réformes était de lui restituer son authenticité théâtrale (de rendre le théâtre authentiquement théâtral). Aujourd’hui, au contraire, ce qui est remis en question, c’est le théâtre lui-même ; et donc ce manifeste prétend à une finalité paradoxale : le théâtre doit être ce que le théâtre n’est pas. Quoi qu’il en soit, c’est une certitude : les temps de Brecht sont définitivement révolus.

    Quels seront les destinataires du nouveau théâtre ? Les destinataires du nouveau théâtre ne seront pas les bourgeois, qui composent généralement le public théâtral (de théâtre) : mais les groupes avancés de la bourgeoisie. Ces trois dernières lignes, qui ont tout du procès verbal, constituent la première proposition révolutionnaire de ce manifeste. Elles signifient, en effet, que l’auteur d’un texte théâtral n’écrira plus pour le public, qui a toujours été, par définition, jusqu’ici, le public théâtral ; ce public qui va au théâtre pour se divertir, et qui parfois s’y scandalise. Les destinataires du nouveau théâtre ne seront ni divertis ni scandalisés par le nouveau théâtre, parce, appartenant aux groupes avancés de la bourgeoisie, ils sont en tous points pareils à l’auteur des textes. Il est vivement déconseillé aux dames qui fréquentent les grands théâtres (citadins) et qui ne manquent aucune ‘‘première’’ de Strehler, Visconti ou Zeffirelli, d’assister aux représentations du nouveau théâtre. Si, par hasard, elles s’y rendent, dans leurs visons symboliques et pathétiques, elles trouveront une pancarte à l’entrée avertissant que les dames en manteau de vison seront dans l’obligation de payer le billet trente fois plus que son prix normal (au demeurant extrêmement bas). Cette même pancarte, en revanche, signalera que les fascistes (à condition d’avoir moins de vingt- cinq ans) auront droit à l’entrée gratuite. On y lira, en outre : ‘‘prière de ne pas applaudir.’’ Les sifflets et les désapprobations seront admis, naturellement ; cependant, au lieu des applaudissements éventuels, il sera requis de la part du spectateur cette confiance quasi mystique dans la démocratie, qui permet le dialogue : un dialogue totalement désintéressé et idéaliste, sur les problèmes que pose le théâtre et ce dont il débat. Nous entendons par groupes avancés de la bourgeoisie les quelques milliers d’intellectuels, dans chaque ville, dont l’intérêt culturel, pour être ingénu peut-être, ou provincial, n’en reste pas moins réel. Objectivement, la plupart d’entre eux sont représentés par ceux qui se définissent comme ‘‘progressistes de gauche’’ (y compris ces catholiques qui s’efforcent de constituer en Italie une nouvelle gauche) : la minorité de tels groupes est constituées par les élites survivantes issues de la laïcité /…/ et du radicalisme. Naturellement (il va sans dire que) cette liste (ce recensement) est, et se veut, schématique et terroriste. Le nouveau théâtre n’est donc ni un théâtre académique ni un théâtre d’avant-garde ? Non seulement il ne s’insère dans aucune tradition, mais il ne la constate même pas. Simplement il l’ignore et passe outre, une fois pour toutes.

    Le théâtre de parole. Le nouveau théâtre entend se définir, même banalement et en terme de procès-verbal, ‘‘théâtre de parole’’. Son incompatibilité, tant avec le théâtre traditionnel qu’avec n’importe quel type de contestation du théâtre traditionnel, est donc contenue dans cette auto- définition. Il ne se cache pas de se référer explicitement au théâtre de la démocratie athénienne, quitte à franchir d’un bond toute la tradition récente du théâtre bourgeois, pour ne pas dire la tradition moderne toute entière du théâtre de la renaissance et du théâtre de Shakespeare. Assister aux représentations du ‘‘théâtre de parole’’ avec l’idée d’écouter (d’entendre) plutôt que de voir (restriction nécessaire pour mieux comprendre les paroles que vous percevez et, partant, les idées qui sont au fond, les personnages réels de ce théâtre). À quoi s’oppose le théâtre de parole ? Le théâtre tout entier peut se diviser en deux types : ces deux types peuvent donner lieu à diverses définitions, selon une terminologie sérieusement choisie, par exemple : théâtre traditionnel et théâtre d’avant-garde ; théâtre bourgeois et théâtre anti-bourgeois ; théâtre officiel et théâtre de contestation ; théâtre académique et théâtre de l’underground, etc.

    Mais à ces définitions sérieuses, nous préférons deux définitions plus vivantes : a) théâtre de bavardage (et nous acceptons là la brillante définition de Moravia), b) théâtre du geste et du cri. Précisons tout de suite : le théâtre du bavardage est celui où le bavardage, justement, se substitue à la parole /…/ ; le théâtre du geste et du cri est celui où la parole est complètement désacralisée, voire détruite au bénéfice de la présence physique pure (cf. plus loin). Le nouveau théâtre se définit donc théâtre ‘‘de parole’’ par opposition : au théâtre de bavardage, qui implique la reconstruction d’un milieu et d’une structure spectaculaire naturaliste, faute de quoi les événements (homicides, vols, ballets, baisers, étreintes et coups de théâtre) ne seraient pas représentables. Dire ‘‘Bonne nuit’’ au lieu de ‘‘Je voudrais mourir’’ n’aurait pas de sens parce qu’il y manquerait le climat (les atmosphères) de la réalité quotidienne ; au théâtre du geste et du cri, lequel conteste le premier en faisant table rase de ses structures naturalistes et en ‘‘déconsacrant’’ ses textes, sans toutefois pouvoir en abolir la donnée (de base) fondamentale, c’est-à-dire l’action scénique (qu’il exalte, au contraire). De cette double opposition dérive une des caractéristiques fondamentales du ‘‘théâtre de parole’’ : à savoir (comme dans le théâtre athénien) l’absence presque totale d’action scénique. L’absence d’action scénique implique naturellement la disparition presque totale de mise en scène – lumière, scénographie, costumes, etc. –, tout sera réduit à l’indispensable (puisque, nous le verrons, ce nouveau théâtre ne pourra pas ne pas continuer d’être une forme de rite, et même une forme jusqu’alors jamais expérimentée) : autrement dit, l’illumination et l’extinction des lumières, pour indiquer le début ou la fin de la représentation. Aussi bien le théâtre du bavardage que le théâtre du geste et du cri sont deux produits d’une même civilisation bourgeoise. Tous deux ont en commun la haine de la Parole. Le premier est un rituel où la bourgeoisie se reflète, en s’idéalisant plus ou moins, où en tout cas elle se reconnaît toujours. Le second est un rituel où la bourgeoisie (tout en restaurant à travers sa propre culture anti-bourgeoise la pureté d’un théâtre religieux) se reconnaît en tant que production du même (pour des raisons culturelles), en même temps qu’elle éprouve le plaisir de la provocation, de la condamnation et du scandale (à travers quoi, en définitive, elle n’obtient que la confirmation de ses propres convictions). Le théâtre du geste et du cri est donc le produit de l’anti-culture bourgeoise (l’étonnant Living Théâtre) qui entre en polémique avec la bourgeoisie, retournant contre elle le même processus destructif cruel et dissocié que Hitler (alliant la pratique à la folie) avait mis en œuvre dans les camps de concentration et d’extermination. Si ces deux théâtres (le théâtre du geste et du cri aussi bien que notre théâtre de parole) sont l’un et l’autre les produits des groupes culturels anti-bourgeois de la bourgeoisie, en quoi diffèrent-ils exactement ? En fait leur différence tient à ce que le théâtre du geste et du cri est destiné à la bourgeoisie – même absente – à la bourgeoisie ‘‘scandalisable’’ (sans laquelle ce théâtre ne serait pas concevable /…/), tandis que le théâtre de parole, au contraire, est destiné aux mêmes groupes culturels avancés dont il est le produit. Le théâtre du geste et du cri, dans la clandestinité de l’underground, recherche auprès des destinataires une complicité dans la lutte ou une forme commune d’ascèse ; et donc, tout compte fait, il ne représente, pour les groupes avancés qui le produisent et l’exploitent en tant que destinataires, qu’une configuration rituelle de leurs propres convictions anti-bourgeoises : la même confirmation rituelle que représente le théâtre traditionnel pour le public moyen et normal de leurs propres convictions bourgeoises. Au contraire, dans les spectacles du théâtre de parole, indépendamment des nombreuses confirmations et vérifications qui peuvent s’y produire (auteurs et destinataires n’appartiennent pas pour rien au même milieu culturel et idéologique), prédominera un échange d’opinions et d’idées, dans un rapport qui sera beaucoup plus critique que rituel. [Il faudra donc que l’acteur de théâtre de parole en tant qu’acteur, change de nature : il ne devra plus se sentir, physiquement, porteur d’un verbe qui transcende la culture en une idée sacrée du théâtre : mais il devra tout simplement être un homme de culture. Donc, il ne devra plus fonder son habileté sur le charme personnel (théâtre bourgeois) ou sur une espèce de force hystérique et médiumnique (théâtre anti-bourgeois) en exploitant démagogiquement le désir de spectacle du spectateur (théâtre bourgeois) ou en donnant la priorité au spectateur en lui imposant implicitement de participer à un rite sacré (théâtre anti-bourgeois). Il devra plutôt fonder son habileté sur sa capacité de comprendre vraiment le texte. Et ne pas être interprète en tant que porteur d’un message (le Théâtre !) qui transcende le texte : mais être véhicule vivant du texte lui- même. L’acteur devra devenir transparent sur la pensée, et il sera d’autant meilleur que, en l’entendant dire le texte, le spectateur comprendra que l’acteur a compris.]

    Destinataires et spectateurs. Sera-t-il possible qu’il y ait coïncidence, au plan pratique, entre destinataires et spectateurs ? Nous croyons que les groupes culturels avancés de la bourgeoisie, en Italie, peuvent désormais constituer un public valable, et produire précisément un théâtre émanant d’eux (leur propre théâtre) ; autrement dit, le théâtre de parole constitue, dans le rapport de l’auteur et du spectateur, un fait absolument nouveau dans l’histoire du théâtre. Et en voici les raisons : le théâtre de parole est – comme nous l’avons vu – un théâtre possible demandé et apprécié dans le cadre strictement culturel des groupes avancés d’une bourgeoisie. En conséquence, il représente l’unique voie de la renaissance du théâtre dans une nation où la bourgeoisie est incapable de produire un théâtre qui ne soit pas provincial et académique, et dont la classe ouvrière est absolument étrangère au problème (les possibilités qu’elle a de produire à l’intérieur de son milieu un théâtre ne sont guère que théoriques : théoriques et rhétoriques, d’ailleurs, comme le démontrent bien toutes les tentatives de ‘‘théâtre populaire’’ visant à atteindre directement la classe ouvrière). Le théâtre de parole qui, comme nous l’avons vu, passe outre toute possibilité de rapport avec la bourgeoisie et ne s’adresse qu’aux groupes culturels avancés, est le seul à pouvoir atteindre réellement, sans parti pris ni rhétorique, la classe ouvrière. Car celle-ci est liée par un rapport direct aux intellectuels (de ces groupes) avancés. /…/ Qu’il n’y ait aucun malentendu ! Il ne s’agit pas d’évoquer ici l’ancien ouvriérisme dogmatique, stalinien, /…/ ou quoi qu’il en soit conformiste. Ce qui est évoqué ici, ce serait plutôt la grande illusion de Maïakovski, d’Essenine et des autres grandes figures émouvantes de la jeunesse de cette époque qui ont participé à la même œuvre. C’est à eux que nous dédions idéalement notre nouveau théâtre. /…/

    Le rite théâtral. Le théâtre est de toute façon, en tout cas, en tout temps et en tout lieu un RITE. Sémiologiquement, le théâtre est un système de signes, lesquels signes, non symboliques mais iconiques, vivants sont les mêmes que ceux de la réalité. L’archétype sémiologique du théâtre est donc le spectacle qui se déroule chaque jour devant les yeux et à la portée de nos oreilles, dans la rue, chez nous, dans les lieux publics, etc. En ce sens la réalité sociale est une représentation qui n’est pas du tout privée de la conscience de l’être et qui a donc ses codes (règles de bonne éducation, de comportement, techniques, corporelles, etc.), en un mot la réalité sociale n’est absolument pas privée de la conscience de son propre rituel. L’archétype rituel du théâtre est donc un RITE NATUREL. Idéalement, le premier théâtre qui se distingue du théâtre de la vie est de caractère religieux : chronologiquement la naissance du théâtre comme ‘‘mystère’’ ne peut pas être datée. Mais elle se répète en tout cas dans toutes les situations historiques, ou mieux, préhistoriques, analogues. A toutes les époques ‘‘originelles’’, ‘‘obscures’’ ou ‘‘moyenâgeuse’’. Le premier rite du théâtre, comme rite propitiatoire, conjuratoire, comme mystère, orgie, danse magique, etc., est donc un RITE RELIGIEUX. La démocratie athénienne a inventé le plus grand théâtre du monde – en vers – et l’a institué comme RITE POLITIQUE. La bourgeoisie – en même temps qu’elle faisait sa première révolution protestante – a créé en retour un nouveau théâtre (dont l’histoire commence peut-être avec le théâtre de l’art, mais certainement avec le théâtre élisabéthain et celui de l’âge d’or du théâtre espagnol, jusqu’à nos jours). Dans le théâtre inventé par la bourgeoisie (tout de suite réaliste, ironique, d’aventure, d’évasion, et comme nous dirions aujourd’hui qualunquista [qualunquista – ‘‘L’homme quelconque’’ – désigne une prétendue indifférence à la vie politique et sociale : apolitisme] même s’il s’agit de Shakespeare ou de Calderon), la bourgeoisie célèbre le plus haut de ses rites mondains – théâtre poétiquement sublime parfois, du moins jusqu’à Tchekhov, c’est-à-dire jusqu’à la deuxième révolution bourgeoise, libérale. Le théâtre de la bourgeoisie est donc un RITE SOCIAL. Avec le déclin de la ‘‘Grandeur révolutionnaire’’ de la bourgeoisie (à moins que l’on veuille également considérer la grandeur – à juste titre peut-être – de sa troisième révolution, cette fois technologique), la grandeur de ce RITE SOCIAL entre à son tour en déclin. De sorte que, si, d’une part, un tel rite social survit, grâce à l’esprit de conservation de la bourgeoisie, de l’autre, il acquiert une conscience nouvelle de son propre rituel. Conscience qui paraît être vraiment acquise – comme nous l’avons vu – par le théâtre bourgeois anti-bourgeois, lequel, en s’en prenant furieusement au théâtre officiel de la bourgeoisie et à la bourgeoisie elle-même, prend comme cible son caractère officiel, son establishment et au fond son manque de sens religieux. Le théâtre de l’underground – nous l’avons déjà dit – cherche à récupérer les origines religieuses du théâtre, en tant que mystère orgiaque et violence psychagogique : toutefois, dans une telle opération, l’esthétisme non filtré de la culture fait en sorte que le contenu réel de cette religion soit le théâtre lui-même, de même que le mythe de la forme est le contenu de tout formalisme. On ne peut pas dire que la religion violente, sacrilège, obscène, dé-sacrante-consacrante du théâtre du geste et du cri, soit privée de contenu, inauthentique, car elle est effectivement pleine, parfois, d’une authentique religion du théâtre. Le rite d’un tel théâtre est donc RITE THEÂTRAL.

    Le théâtre de parole et le rite. Le théâtre de parole ne reconnaît absolument aucun des rites ci-dessus énumérés comme siens. Il se refuse avec rage, indignation et nausée, à être un RITE THEÂTRAL, autrement dit à obéir aux règles d’une tautologie [pléonasme] issue d’un esprit religieux archéologique, décadent, culturellement vague, et que la bourgeoisie peut récupérer facilement, à travers le scandale même qu’il prétend susciter. Il se refuse à être un RITE SOCIAL de la bourgeoisie : pire, il ne s’adresse pas à la bourgeoisie, il l’exclut, en lui claquant les portes au nez. Il ne peut pas être non plus le RITE POLITIQUE de l’Athènes aristotélicienne, avec ses ‘‘multitudes’’ qui étaient à l’époque quelques dizaines de milliers de personnes et toute la cité, contenue dans son extraordinaire théâtre social en plein air. Il ne peut être, enfin, RITE RELIGIEUX, parce que le nouveau moyen âge technologique semble l’exclure, en tant que différent du point de vue anthropologique, de tous les moyens âges précédents… S’adressant aux ‘‘groupes culturellement avancés de la bourgeoisie’’ et donc à la classe ouvrière la plus consciente, au moyen de textes fondés sur la parole (si besoin poétique) et de thèmes qui pourraient très bien être ceux d’une conférence, d’une réunion idéale ou d’un débat scientifique, le THEÂTRE DE PAROLE naît et opère dans l’espace de la culture. Son rite ne peut se définir que comme RITE CULTUREL. «

    Manifeste pour un nouveau théâtre, Pier Paolo Pasolini, 1968.




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Ven 26 Avr - 20:04