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    Charles Péguy

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 27 Fév - 11:35

    https://fr.wikisource.org/wiki/Notre_Jeunesse

    "Cette inguérissable modestie des gens qui apportent vraiment quelque chose." (p.47)

    "Sur les grands patrons, sur les chefs l’histoire nous renseignera toujours, tant bien que mal, plutôt mal que bien, c’est son métier, et à défaut de l’histoire les historiens, et à défaut des historiens les professeurs (d’histoire). Ce que nous voulons savoir et ce que nous ne pouvons pas inventer, ce que nous voulons connaître, ce que nous voulons apprendre, ce n’est point les premiers rôles, les grands masques, le grand jeu, les grandes marques, le théâtre et la représentation ; ce que nous voulons savoir c’est ce qu’il y avait derrière, ce qu’il y avait dessous, comment était fait ce peuple de France, enfin ce que nous voulons savoir c’est quel était, en cet âge héroïque, le tissu même du peuple et du parti républicain. Ce que nous voulons faire, c’est bien de l’histologie ethnique. Ce que nous voulons savoir c’est de quel tissu était tissé, tissu ce peuple et ce parti, comment vivait une famille républicaine ordinaire, moyenne pour ainsi dire, obscure, prise au hasard, pour ainsi dire, prise dans le tissu ordinaire, prise et taillée à plein drap, à même le drap, ce qu’on y croyait, ce qu’on y pensait, – ce qu’on y faisait, car c’étaient des hommes d’action, – ce qu’on y écrivait ; comment on s’y mariait, comment on y vivait, de quoi, comment on y élevait les enfants ; – comment on y naissait, d’abord, car on naissait, dans ce temps-là ; – comment on y travaillait ; comment on y parlait ; comment on y écrivait ; et si l’on y faisait des vers quels vers on y faisait ; dans quelle terre enfin, dans quelle terre commune, dans quelle terre ordinaire, sur quel terreau, sur quel terrain, dans quel terroir, sous quels cieux, dans quel climat poussèrent les grands poètes et les grands écrivains. Dans quelle terre de pleine terre poussa cette grande République. Ce que nous voulons savoir, c’est ce que c’était, c’est quel était le tissu même de la bourgeoisie, de la République, du peuple quand la bourgeoisie était grande, quand le peuple était grand, quand les républicains étaient héroïques et que la République avait les mains pures. Pour tout dire quand les républicains étaient républicains et que la république était la république. Ce que nous voulons voir et avoir ce n’est point une histoire endimanchée, c’est l’histoire de tous les jours de la semaine, c’est un peuple dans la texture, dans la tissure, dans le tissu de sa quotidienne existence, dans l’acquêt, dans le gain, dans le labeur du pain de chaque jour, panem quotidianum, c’est une race dans son réel, dans son épanouissement profond." (p.48-50)

    "Comment vivaient ces hommes qui furent nos ancêtres et que nous reconnaissons pour nos maîtres. Quels ils étaient profondément, communément, dans le laborieux train de la vie ordinaire, dans le laborieux train de la pensée ordinaire, dans l’admirable train du dévouement de chaque jour." (p.50)

    "Nous sommes l’arrière-garde ; et non seulement une arrière-garde, mais une arrière-garde un peu isolée, quelquefois presque abandonnée. Une troupe en l’air. Nous sommes presque des spécimens. Nous allons être, nous-mêmes nous allons être des archives, des archives et des tables, des fossiles, des témoins, des survivants de ces âges historiques. Des tables que l’on consultera.

    Nous sommes extrêmement mal situés. Dans la chronologie. Dans la succession des générations. Nous sommes une arrière-garde mal liée, non liée au gros de la troupe, aux générations antiques. Nous sommes la dernière des générations qui ont la mystique républicaine. Et notre affaire Dreyfus aura été la dernière des opérations de la mystique républicaine.

    Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

    Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystication. C’est du même mouvement profond, d’un seul mouvement, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne, (qu’il en a assez), on pourrait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incrédulité, une seule incrédulité atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nouveau, les dieux anciens et le Dieu des chrétiens. Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le malheur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voisin. Car le même malheur, la même stérilité lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme deux formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture
    ." (p.54-55)

    "Telle est notre maigre situation. Nous sommes maigres. Nous sommes minces. Nous sommes une lamelle. Nous sommes comme écrasés, comme aplatis entre toutes les générations antécédentes, d’une part, et d’autre part une couche déjà épaisse des générations suivantes. Telle est la raison principale de notre maigreur, de la petitesse de notre situation. Nous avons la tâche ingrate, la maigre tâche, le petit office, le maigre devoir de faire communiquer, par nous, les uns avec les autres, d’assurer la communication entre les uns et les autres, d’avertir les uns et les autres, de renseigner les uns sur les autres. Nous serons donc généralement conspués de part et d’autre. C’est le sort commun de quiconque essaie de dire un peu de vérité(s)." (p.57)

    "Je suis épouvanté quand je vois, quand je constate simplement ce que nos anciens ne veulent pas voir, ce qui est l’évidence même, ce qu’il suffit de vouloir bien regarder : combien nos jeunes gens sont devenus étrangers à tout ce qui fut la pensée même et la mystique républicaine. Cela se voit surtout, et naturellement, comme cela se voit toujours, à ce que des pensées qui étaient pour nous des pensées sont devenues pour eux des idées, à ce que ce qui était pour nous, pour nos pères, un instinct, une race, des pensées, est devenu pour eux des propositions, à ce qui était pour nous organique est devenu pour eux logique.

    Des pensées, des instincts, des races, des habitudes qui pour nous étaient la nature même, qui allaient de soi, dont on vivait, qui étaient le type même de la vie, à qui par conséquent on ne pensait même pas, qui étaient plus que légitimes, plus qu’indiscutées : irraisonnées, sont devenues ce qu’il y a de pire au monde : des thèses, historiques, des hypothèses, je veux dire ce qu’il y a de moins solide, de plus inexistant. Des dessous de thèses. Quand un régime, d’organique est devenu logique, et de vivant historique, c’est un régime qui est par terre.

    On prouve, on démontre aujourd’hui la République. Quand elle était vivante on ne la prouvait pas.
    " (p.58-59)

    "Il y a dans l’histoire moderne, et non pas dans toute histoire, il y a pour les peuples modernes de grandes vagues de crises, généralement parties – de France, (1789-1815, 1830, 1848) qui font tout trembler d’un bout du monde à l’autre bout. Et il y a des paliers, plus ou moins longs, des calmes, des bonaces qui apaisent tout pour un temps plus ou moins long. Il y a les époques et il y a les périodes. Nous sommes dans une période. Si la République est assise, ce n’est point parce qu’elle est la République, (cette République), ce n’est point par sa vertu propre, c’est parce qu’elle est, parce que nous sommes dans une période, d’assiette." (p.61-62)

    "Vous oubliez, vous méconnaissez qu’ils y a eu une mystique républicaine ; et de l’oublier et de la méconnaître ne fera pas qu’elle n’ait pas été. Des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi. Ces élections aujourd’hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez le droit de le dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints, – et quand je dis des saints je sais peut-être ce que je dis, – des hommes ont vécu sans nombre, héroïquement, saintement, des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée. Ce fut un terrible, un laborieux, un redoutable enfantement. Ce ne fut pas toujours du dernier grotesque. Et des peuples autour de nous, des peuples entiers, des races travaillent du même enfantement douloureux, travaillent et luttent pour obtenir cette formalité dérisoire. Ces élections sont dérisoires. Mais il y a eu un temps, mon cher Variot, un temps héroïque où les malades et les mourants se faisaient porter dans des chaises pour aller déposer leur bulletin dans l’urne. Déposer son bulletin dans l’urne, cette expression vous paraît aujourd’hui du dernier grotesque. Elle a été préparée par un siècle d’héroïsme. Non pas d’héroïsme à la manque, d’un héroïsme à la littéraire. Par un siècle du plus incontestable, du plus authentique héroïsme. Et je dirai du plus français." (p.66-67)

    "1848 fut une restauration républicaine, et une explosion de la mystique républicaine ; les journées de juin même furent une deuxième explosion, une explosion redoublée de la mystique républicaine ; au contraire le 2 Décembre fut une perturbation, une introduction d’un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu’il y eut dans l’histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l’introduction d’une démagogie ; le 4 septembre fut une restauration, républicaine ; le 31 octobre, le 22 janvier même fut une journée républicaine ; le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriot(iqu)e ; les journées de mai furent certainement une perturbation et non pas une restauration." (pp.67-68)

    "Vous nous parlez toujours de la dégradation républicaine. N’y a-t-il point eu, par le même mouvement, n’y a-t-il point une dégradation monarchiste, une dégradation royaliste parallèle, complémentaire, symétrique, plus qu’analogue. C’est-à-dire, proprement parlant, une dégradation de la mystique monarchiste, royaliste en une certaine politique, issue d’elle, correspondante, en une, en la politique monarchiste, en la politique royaliste. N’avons-nous pas vu pendant des siècles, ne voyons-nous pas tous les jours les effets de cette politique. N’avons-nous pas assisté pendant des siècles à la dévoration de la mystique royaliste par la politique royaliste. Et aujourd’hui même, bien que ce parti ne soit pas au pouvoir, dans ses deux journaux principaux nous voyons, nous lisons tous les jours les effets, les misérables résultats d’une politique ; et même, je dirai plus, pour qui sait lire, un déchirement continuel, un combat presque douloureux, même à voir, même pour nous, un débat presque touchant, vraiment touchant entre une mystique et une politique, entre leur mystique et leur politique, entre la mystique royaliste et la politique royaliste, la mystique étant naturellement à l’Action française, sous des formes rationalistes qui n’ont jamais trompé qu’eux-mêmes, et la politique étant au Gaulois comme d’habitude sous des formes mondaines. Que serait-ce s’ils étaient au pouvoir. (Comme nous, hélas)." (p.68-69)

    "Nos bons maîtres de l’école primaire nous disaient sensiblement : jusqu’au premier janvier 1789 (heure de Paris) notre pauvre France était un abîme de ténèbres et d’ignorance, de misères les plus effrayantes, des barbaries les plus grossières, (enfin ils faisaient leur leçon), et vous ne pouvez pas même vous en faire une idée ; le premier janvier 1789 on installa partout la lumière électrique. Nos bons adversaires de l’École d’en face nous disent presque : jusqu’au premier janvier 1789 brillait le soleil naturel ; depuis le premier janvier 1789 nous ne sommes plus qu’au régime de la lumière électrique. Les uns et les autres exagèrent.

    Le débat n’est pas entre un ancien régime, une ancienne France qui finirait en 1789 et une nouvelle France qui commencerait en 1789. Le débat est beaucoup plus profond. Il est entre toute l’ancienne France ensemble, païenne (la Renaissance, les humanités, la culture, les lettres anciennes et modernes, grecques, latines, françaises), païenne et chrétienne, traditionnelle et révolutionnaire, monarchiste, royaliste et républicaine, – et d’autre part, et en face, et au contraire une certaine domination primaire, qui s’est établie vers 1881, qui n’est pas la République, qui se dit la République, qui parasite la République, qui est le plus dangereux ennemi de la République, qui est proprement la domination du parti intellectuel.

    Le débat est entre toute cette culture, toute la culture, et toute cette barbarie, qui est proprement la barbarie.
    " (p.71-72)

    "Le 2 Décembre fut une perturbation, une introduction d’un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu’il y eut dans l’histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l’introduction d’une démagogie." (p.76)

    "La suite, la continuation de la troisième République ne continue pas le commencement de la troisième République. Sans qu’il y ait eu en 1881 aucun grand événement, je veux dire aucun événement inscriptible, à cette date la République a commencé de se discontinuer." (p.77-78)

    "L’enseignement secondaire donne un admirable exemple, fait un admirable effort pour maintenir, pour (sauve)garder, pour défendre contre l’envahissement de la barbarie cette culture antique, cette culture classique dont il avait le dépôt, dont il garde envers et contre tout la tradition. C’est un spectacle admirable que (celui que) donnent tant de professeurs de l’enseignement secondaire, pauvres, petites gens, petits fonctionnaires, exposés à tout, sacrifiant tout, luttant contre tout, résistant à tout pour défendre leurs classes. Luttant contre tous les pouvoirs, les autorités temporelles, les puissances constituées. Contre les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l’opinion ; contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l’inspecteur d’Académie, le recteur de l’Académie, l’inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement ; littéralement contre leur pain. Contre leurs chefs, contre leurs maîtres, contre l’administration, la grande Administration, contre leurs supérieurs hiérarchiques, contre leurs défenseurs naturels, contre ceux qui devraient naturellement les défendre. Et qui les abandonnent au contraire. Quand ils ne les trahissent pas. Contre tous leurs propres intérêts. Contre tout le gouvernement, notamment contre le plus redoutable de tous, contre le gouvernement de l’opinion, qui partout est toute moderne. Pourquoi. Par une indestructible probité. Par une indestructible piété. Par un invincible, un insurmontable attachement de race et de liberté à leur métier, à leur office, à leur ministère, à leur vieille vertu, à leur fonction sociale, à un vieux civisme classique et français. Par un inébranlable attachement à la vieille culture, qui en effet était la vieille vertu, qui était tout un avec la vieille vertu, par une continuation, par une sorte d’héroïque attachement au vieux métier, au vieux pays, au vieux lycée. Pour quoi. Pour tâcher d’en sauver un peu. C’est par eux, par un certain nombre de maîtres de l’enseignement secondaire, par un assez grand nombre encore heureusement, que toute culture n’a point encore disparu de ce pays. Je connais, je pourrais citer moi tout seul, moi tout petit cent cinquante professeurs de l’enseignement secondaire qui font tout, qui risquent tout, qui bravent tout, même et surtout l’ennui, le plus grand risque, la petite fin de carrière, pour maintenir, pour sauver tout ce qui peut encore être sauvé. On trouverait difficilement cinquante maîtres de l’enseignement supérieur, et même trente, et même quinze, qui se proposent autre chose (outre la carrière, et l’avancement, et pour commencer précisément d’être de l’enseignement supérieur) qui se proposent autre chose que d’ossifier, que de momifier la réalité, les réalités qui leur sont imprudemment confiées, que d’ensevelir dans le tombeau des fiches la matière de leur enseignement.

    Je citerais cent cinquante professeurs de l’enseignement secondaire qui font tout ce qu’ils peuvent, et même plus, pour essayer seulement de sauvegarder un peu, dans ce vieux pays, un peu de bon goût, un peu de tenue, un peu d’ancien goût, un peu des anciennes mœurs de l’esprit, un peu de ce vieil esprit de la liberté de l’esprit. [...]

    Il faut dire que l’enseignement secondaire, tout démantelé qu’il soit, tout défait que l’on l’ait fait, est encore la citadelle, le réduit de la culture en France
    ." (p.85-87)

    "Il faut avant tout et surtout se défier, se méfier de soi, de son propre jugement, de son propre connaissement. [...] Prendre son billet au départ, dans un parti, dans une faction, et ne plus jamais regarder comment le train roule et surtout sur quoi le train roule, c’est, pour un homme, se placer résolument dans les meilleures conditions pour se faire criminel." (p.88-89)

    "L’affaire Dreyfus fut une affaire élue. Elle fut une crise éminente dans trois histoires elles-mêmes éminentes. Elle fut une crise éminente dans l’histoire d’Israël. Elle fut une crise éminente, évidemment, dans l’histoire de France. Elle fut surtout une crise éminente, et cette dignité apparaîtra de plus en plus, elle fut surtout une crise éminente dans l’histoire de la chrétienté. Et peut-être de plusieurs autres. Ainsi par un recoupement, par une élection peut-être unique elle fut triplement critique. Elle fut triplement éminente. Elle fut proprement une affaire culminante." (p.94-95)

    "Nous étions autrement fiers, autrement droits, autrement orgueilleux, infiniment fiers, portant haut la tête, infiniment pleins, infiniment gonflés des vertus militaires. Nous avions, nous tenions un tout autre ton, un tout autre air, un tout autre port de tête, nous portions, à bras tendus, un tout autre propos. Je ne me sens aucunement l’humeur d’un pénitent. Je hais une pénitence qui ne serait point une pénitence chrétienne, qui serait une espèce de pénitence civique et laïque, une pénitence laïcisée, sécularisée, temporalisée, désaffectée, une imitation, une contrefaçon de la pénitence. Je hais une humiliation, une humilité qui ne serait point une humilité chrétienne, l’humilité chrétienne, qui serait une espèce d’humilité civile, civique, laïque, une imitation, une contrefaçon de l’humilité. Dans le civil, dans le civique, dans le laïque, dans le profane je veux être bourré d’orgueil. Nous l’étions. Nous en avions le droit. Nous en avions le devoir. Non seulement nous n’avons rien à regretter. Mais nous n’avons rien, nous n’avons rien fait dont nous n’ayons à nous glorifier. Dont nous ne puissions, dont nous ne devions nous glorifier. On peut commencer demain matin la publication de mes œuvres complètes. On pourrait même y ajouter la publication de mes propos, de mes paroles complètes. Il n’y a pas, dans tous ces vieux cahiers, un mot que je changerais." (p.97)

    "M. Barrès a fort bien noté plusieurs fois que le mouvement dreyfusiste fut un mouvement religieux. Il a même écrit, et il y a longtemps, qu’il fallait regretter que cette force religieuse fût perdue. Sur ce point au moins nous sommes en mesure de le rassurer. Cette force religieuse ne sera point perdue. Aux reconstructions qui s’imposent, aux restitutions, nous avons dit le mot aux restaurations qui s’annoncent nous venons la tête haute ; fiers et tout pleins de notre passé, battus de tant d’épreuves, forgés par nos misères mêmes. Aux restaurations qui s’annoncent nous venons la mémoire pleine, le cœur plein, les mains pleines et pures." (p.107)

    "Il parvenait à ces profondeurs de bonté douce incroyables qui ne peuvent être qu’à base de désabusement." (p.126-127)

    "Nous qui avons tout sacrifié pour nous opposer notamment à la démagogie combiste, issue de notre dreyfusisme, politique issue de notre mystique, nous ne sommes point dans le dreyfusisme une quantité négligeable, qu’il faille ni que l’on puisse négliger dans les comptes, éliminer et mépriser dans et pour les opérations de l’histoire. C’est nous au contraire qui sommes le centre et le cœur du dreyfusisme, qui le sommes restés, c’est nous qui sommes l’âme. L’axe passe par nous." (p.133)

    "Dans cette incurable lâcheté du monde moderne, où nous osons tout dire à l’homme, excepté ce qui l’intéresse, où nous n’osons pas dire à l’homme la plus grande nouvelle, la nouvelle de la seule grande échéance nous avons menti nous-mêmes tant de fois, nous avons tant menti à tant de mourants et à tant de morts qu’il faut bien espérer que quand c’est notre tour nous ne croyons pas nous-mêmes tout à fait aux mensonges que l’on nous fait." (p.149)

    "Notre socialisme n’a jamais été ni un socialisme parlementaire ni un socialisme de paroisse riche. Notre christianisme ne sera jamais ni un christianisme parlementaire ni un christianisme de paroisse riche. Nous avions reçu dès lors une telle vocation de la pauvreté, de la misère même, si profonde, si intérieure, et en même temps si historique, si éventuelle, si événementaire que depuis nous n’avons jamais pu nous en tirer, que je commence à croire que nous ne pourrons nous en tirer jamais." (p.157)

    "Comment on perd une bataille qui était gagnée, demandez-le à Jaurès." (p.161)

    "Quand Jaurès, par une suspecte, par une lâche complaisance à tout le hervéisme, et à Hervé lui-même, à Hervé personnellement, d’une part, pour la patrie, laissait dire et laissait faire qu’il fallait renier, trahir et détruire la France ; créant ainsi cette illusion politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antifrançais ; et quand d’autre part, pour la foi, quand mû par les plus bas intérêts électoraux, poussé par la plus lâche, par la plus basse complaisance aux démagogies, aux agitations radicales il disait, il faisait que l’affaire Dreyfus et le dreyfusisme entrassent, comme une partie intégrante, dans la démagogie, dans l’agitation radicale anticléricale, anticatholique, antichrétienne, dans la séparation des Églises et de l’État, dans la loi des Congrégations, waldeckiste, dans la singulière application, dans l’application combiste de cette loi ; créant ainsi cette illusion, politique, que le mouvement dreyfusiste était un mouvement antichrétien ; il ne nous trahissait pas seulement, il ne nous faisait pas seulement dévier, il nous déshonorait. Il ne faut jamais oublier que le combisme, le système combiste, la tyrannie combiste, d’où sont venus tous ces maux, a été une invention de Jaurès, que c’est Jaurès qui par sa détestable force politique, par sa force oratoire, par sa force parlementaire a imposé cette invention, cette tyrannie au pays, cette domination, que lui seul l’a maintenue et a pu la maintenir ; que pendant trois et même quatre ans il a été, sous le nom de M. Combes, le véritable maître de la République." (p.163)

    " "Nous nous refuserons aussi bien à accepter les dogmes formulés par l’État enseignant, que les dogmes formulés par l’Église. Nous n’avons pas plus confiance en l’Université qu’en la Congrégation. » Mais il faut que je m’arrête de citer [Bernard-Lazare]." (p.169-170)

    "Notre socialisme même, notre socialisme antécédent, à peine ai-je besoin de le dire, n’était nullement antifrançais, nullement antipatriote, nullement antinational. Il était essentiellement et rigoureusement, exactement international. Théoriquement il n’était nullement antinationaliste. Il était exactement internationaliste. Loin d’atténuer, loin d’effacer le peuple, au contraire il l’exaltait, il l’assainissait. Loin d’affaiblir, ou d’atténuer, loin d’effacer la nation, au contraire il l’exaltait, il l’assainissait. Notre thèse était au contraire, et elle est encore, que c’est au contraire la bourgeoisie, le bourgeoisisme, le capitalisme bourgeois, le sabotage capitaliste et bourgeois qui oblitère la nation et le peuple." (p.172)

    "Toutes les difficultés de l’Église viennent de là, toutes ses difficultés réelles, profondes, populaires : de ce que, malgré quelques prétendues œuvres ouvrières, sous le masque de quelques prétendues œuvres ouvrières et de quelques prétendus ouvriers catholiques, de ce que l’atelier lui est fermé, et de ce qu’elle est fermée à l’atelier ; de ce qu’elle est devenue dans le monde moderne, subissant, elle aussi, une modernisation, presque uniquement la religion des riches et ainsi qu’elle n’est plus socialement si je puis dire la communion des fidèles. Toute la faiblesse, et peut-être faut-il dire la faiblesse croissante de l’Église dans le monde moderne vient non pas comme on le croit de ce que la Science aurait monté contre la Religion des systèmes soi-disant invincibles, non pas de ce que la Science aurait découvert, aurait trouvé contre la Religion des arguments, des raisonnements censément victorieux, mais de ce que ce qui reste du monde chrétien socialement manque aujourd’hui profondément de charité. Ce n’est point du tout le raisonnement qui manque. C’est la charité. Tous ces raisonnements, tous ces systèmes, tous ces arguments pseudo-scientifiques ne seraient rien, ne pèseraient pas lourd s’il y avait une once de charité. Tous ces airs de tête ne porteraient pas loin si la chrétienté était restée ce qu’elle était, une communion, si le christianisme était resté ce qu’il était, une religion du cœur. C’est une des raisons pour lesquelles les modernes n’entendent rien au christianisme, au vrai, au réel, à l’histoire vraie, réelle du christianisme, et à ce que c’était réellement que la chrétienté. (Et combien de chrétiens y entendent encore. Combien de chrétiens, sur ce point même, sur ce point aussi, ne sont-ils pas modernes.)" (p.175-176)

    "Le christianisme n’est plus socialement la religion des profondeurs, une religion peuple, la religion de tout un peuple, temporel, éternel, une religion enracinée aux plus grandes profondeurs temporelles mêmes, la religion d’une race, de toute une race temporelle, de toute une race éternelle, mais qu’il n’est plus socialement qu’une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués ; par conséquent tout ce qu’il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond ; de plus inexistant ; tout ce qu’il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel ; et d’autre part et surtout tout ce qu’il y a de plus contraire à son institution ; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution. À la vertu, à la lettre et à l’esprit de son institution. De sa propre institution. Il suffit de se reporter au moindre texte des Évangiles." (p.177-178)

    "Sans Jaurès, Hervé n’était rien. Par Jaurès, avec Jaurès il devint autorisé, il devint authentique, il devint (comme) un membre, et secrètement à beaucoup près le plus redouté, du gouvernement de la République. Par Jaurès, par le jauressisme, par le combisme, c’était le gouvernement même pour ainsi dire qui recevait, qui endossait Hervé." (p.191-192)

    "Les antidreyfusistes professionnels disaient : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus est un traître. Nous les dreyfusistes professionnels nous disions : Il ne faut pas être un traître et Dreyfus n’est pas un traître. Hervé est un qui dit, et Jaurès laisse dire à Hervé, et Dreyfus même laisse Jaurès laisser dire à Hervé, et en un sens, et en ce sens au moins Dreyfus même laisse dire à Jaurès même : Il faut être un traître." (p.194)

    "Par son endossement, par son invention, par son imposition du combisme Jaurès créa en arrière cette illusion que le dreyfusisme était anticatholique, antichrétien. Par son endossement de l’hervéisme il créa en arrière cet illusion que le dreyfusisme était antinationaliste, antipatriote, antifrançais. Par son endossement (dans le combisme) de la démagogie primaire et laïque il crée en arrière cette illusion que le dreyfusisme était barbare, était contre la culture. Par son endossement (dans le socialisme) du syndicalisme démagogique, je veux dire de ce qu’il y a de démagogique dans le syndicalisme, dans l’invention et dans l’enseignement du sabotage, il créa en arrière cette illusion que dreyfusisme était un élément important, peut-être, capital, du désordre, de la désorganisation industrielle, de la désorganisation nationale." (p.205)

    "Nos adversaires ne sauront jamais, nos ennemis ne pouvaient pas savoir ce que nous avons sacrifié à cet homme, et de quel cœur nous l’avons sacrifié. Nous lui avons sacrifié notre vie entière, puisque cette affaire nous a marqués pour la vie. Nos ennemis ne sauront jamais, nous qui avons bouleversé, retourné ce pays nos ennemis ne sauront jamais combien peu nous étions, et dans quelles conditions nous nous battions, dans quelles conditions ingrates, précaires, dans quelles conditions de misère et de précarité. Combien par conséquent pour vaincre, puisque enfin nous vainquîmes, il nous fallut déployer, manifester, retrouver en nous, dans notre race, les plus anciennes, les plus précieuses qualités de la race. La technique même de l’héroïsme, et nommément de l’héroïsme militaire. Il ne faut pas se prendre aux mots. La discipline des anarchistes, par exemple, fut notamment admirable. Il n’échappe point à tout homme avisé que c’était en nous qu’étaient les vertus militaires. En nous et non point, nullement dans l’État-Major de l’armée. Nous étions, une fois de plus nous fûmes cette poignée de Français qui sous un feu écrasant enfoncent des masses, conduisent un assaut, enlèvent une position." (p.207-208)

    "Les fondateurs viennent d’abord. Les profiteurs viennent ensuite." (p.212)

    "C’est une prétention qui fait sourire, que cette prétention des antisémites, que tous les Juifs sont riches. Je ne sais pas où ils le prennent, comment ils font leur compte. Ou plutôt je le sais trop, quand ils sont sincères. Mettons que je le sais bien. L’explication est bien simple. C’est que dans le monde moderne, comme je l’ai indiqué si souvent dans ces cahiers mêmes, nul pouvoir n’existe, n’est, ne compte auprès du pouvoir de l’argent, nulle distinction n’existe, n’est, ne compte auprès de l’abîme qu’il y a entre les riches et les pauvres, et ces deux classes, malgré les apparences, et malgré tout le jargon politique et les grands mots de solidarité, s’ignorent comme à beaucoup près elles ne se sont jamais ignorées. Infiniment autrement, infiniment plus elles s’ignorent et se méconnaissent. Sous les apparences du jargon politique parlementaire il y a un abîme entre elles, un abîme d’ignorance et de méconnaissance, de l’une à l’autre, un abîme de non communication. Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd’hui il n’y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d’incommunication. Les antisémites bourgeois ne connaissent donc que les Juifs bourgeois, les antisémites mondains ne connaissent et haïssent que les Juifs mondains, les antisémites qui font des affaires ne connaissent et ne haïssent que les Juifs qui font des affaires. Nous qui sommes pauvres, comme par hasard nous connaissons un très grand nombre de Juifs pauvres, et même misérables. Dans cette région des Juifs pauvres l’affaire Dreyfus, la trahison politique et politicienne, la trahison parlementaire, la banqueroute frauduleuse de l’affaire Dreyfus et du dreyfusisme a causé des ravages effroyables et qui ne seront jamais réparés. Ravages d’argent, de travail, de situations, de carrière, – de santé, – mais aussi ravages de cœur, désabusement qui est venu se joindre à l’éternel désabusement de la race." (p.218-219)

    "La si grande philosophie de M. Bergson, qui demeurera dans l’histoire, qui sera comptée parmi les cinq ou six grandes philosophies." (p.225)

    "Non seulement nous fûmes des héros, mais l’affairé Dreyfus au fond ne peut s’expliquer que par ce besoin d’héroïsme qui saisit périodiquement ce peuple, cette race, par un besoin d’héroïsme qui alors nous saisi nous toute une génération. Il en est de ces grands mouvements, de ces grandes épreuves de tout un peuple comme de ces autres grandes épreuves les guerres." (p.243)
    -Charles Péguy, Notre Jeunesse, 1910.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 24 Mar - 17:04



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 7 Nov - 12:01, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 5 Aoû - 14:06

    https://books.openedition.org/pulg/7098

    « La philosophie de M. Bergson est presque aussi mal comprise par ses adversaires que par ses partisans. » (p.11)

    « Moi qui n’ai aucun système et qui à cause de cela ne ferai aucune fortune, (je dis même intellectuelle). » (p.15)

    « Il faut être bête, il ne faut pas être systématique, et ceci aussi est indispensable pour ne pas faire de carrière : il faut dire ce que l’on voit. Je vois que le pathétique des Grecs et des Français, étant classique, est infiniment plus clair que la critique allemande, qui est romantique. Ou plutôt que le pathétique des Grecs et des Français est clair et que la critique allemande ne l’est pas. Et la critique des Grecs et des Français, étant classique, est profonde, et le pathétique allemande, étant romantique, ne l’est pas.
    Rien n’est aussi clair que les invocations ou que les lamentations d’Antigone. Rien n’est aussi clair que les stances de Polyeucte. Par contre rien n’est aussi profond qu’une analyse et une critique platonicienne, rien n’est plus profond qu’une analyse et une critique de Pascal. » (p.16-17)

    « Homère, qui est la plus grande clarté, n’est-il pas aussi la plus grand profondeur. » (p.17)

    « Le profond et le mystérieux n’est pas forcément sombre et tourmenté. » (p.18)

    « Il est vrai que l’immense majorité des hommes pense par idées toutes faites. Par idées apprises. […] Il y a une paresse universelle et pour ainsi dire infatigable. C’est le travail qui se fatigue, mais la fatigue ne se fatigue pas. La dénonciation de cette paresse, de cette fatigue, de cet intellectualisme constant est au seuil de l’invention bergsonienne. » (p.20-21)

    « Le cartésianisme est une des trois ou quatre grandes philosophies du monde. » (p.25)

    « Une grande philosophie n’est pas celle qui n’a pas des brèches. C’est celle qui a des citadelles.
    Une grande philosophie n’est pas celle qui n’est jamais battue. […] C’est une philosophie qui vainc quelque part. Une grande philosophie n’est point une
    philosophie sans reproche. C’est une philosophie sans peur. » (p.34-35)

    « Quoi qu’on pense métaphysiquement du système bergsonien, quand Bergson a fait jaillir sa méthode, il a conquis sa part dans l’histoire éternelle. » (p.45)

    « Les plus grandes révolutions dans tous les ordres, n’ont point été faites avec et par des idées extraordinaires et c’est même le propre du génie que de procéder par les idées les plus simples. » (p.47)

    « Le bergsonisme n’a jamais été ni un irrationalisme ni un antirationalisme. » (p.49)

    "Les tables de Bacon n’ont jamais fait faire une invention ni une découverte. Il n’y a pas d’exemple qu’une invention ni une découverte ait été faite par un officiel. Les inventeurs et les découvreurs suivent de tout autres instincts. Les inventeurs et les découvreurs courent de tout autres aventures. Les inventeurs et les découvreurs n’ont jamais été des fonctionnaires de l’enregistrement. Les tables de Bacon n’ont jamais servi qu’aux professeurs à montrer comment une invention (et une découverte, mais c’est toujours une invention), aurait dû être faite, après qu’elle avait été faite. Quant à Bacon, il n’a jamais rien inventé, que les tables pour que les autres inventent. Il n’a jamais rien découvert, que les tables pour que les autres découvrent.

    Ou plutôt les tables pour que les autres aient inventé, les tables pour que les autres aient découvert.

    Les tables de Bacon n’ont jamais servi qu’aux historiens des inventions à expliquer comment les inventions avaient été faites, après qu’elles avaient été faites. Et même comment il était fatal qu’elles se fissent ; et qu’elles se fissent ainsi. Ce n’était pas ça du tout. Mais l’essentiel, c’est qu’il y ait une histoire. Et surtout peut-être c’est qu’il y ait des historiens.

    Les tables de Bacon sont peut-être faites pour le contrôleur. Et pour l’inspecteur du contrôleur. Elles ne sont certainement pas faites pour le wattman." (pp.46-47)

    "Les fameuses règles de Bacon n’ont introduit dans l’histoire du monde aucune fécondité. Nous ne leur devons rigoureusement rien. Ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Tous ceux qui depuis les premiers balbutiements de la pensée grecque avaient fait une invention, une découverte, un mouvement avaient sans y penser appliqué les règles de Bacon. Tous ceux avant Bacon. Mais depuis Bacon tout homme qui se lèverait de bon matin avec le ferme propos d’appliquer les règles baconiennes, et qui n’aurait que ce ferme propos, qui ne ferait jouer que ce ferme propos, ce tout homme ne ferait pour cela ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Et on n’a jamais vu une invention, une découverte, un mouvement de pensée sortir de la contemplation des règles de Bacon. Et voilà une belle application, et non la moins importante, des tables de présence, et d’absence et des variations concomitantes." (p.111)
    -Charles Péguy, « Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne », Cahiers de la Quinzaine, 26 avril 1914, repris in Note conjointe, Gallimard, NRF,
    1935, 319 pages.

    « L’invention du journal est sans aucun doute celle fait époque, celle qui marque une date depuis le commencement du monde, et cette date est la date même du commencement de la décréation. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. » (p.96)

    « Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce. » (p.101)

    « Corneille nous montre comment la grâce agit, comment elle surprend, comment elle saisit, comme elle pénètre. » (p.107)

    « Que l’homme qui a arraché la France aux servitudes intellectuelles allemandes ait contre lui, et à ce point, les politiciens d’une action dite française ; que l’homme qui a réintroduit la vie spirituelle dans le monde ait contre lui, et à ce point, les politiciens de la vie spirituelle, voilà ce que je nomme un retournement et une gageure et un scandale voulu et une bataille à l’envers ; ou plutôt une triple bataille à l’envers. Et voilà ce qui ne se comprendrait pas si nous ne savions que nous vivons précisément dans le retournement diamétral des partis ; et généralement si nous ne savions que les partis politiques sont les diamétralement contraires aux mystiques dont ils prétendent être les prolongements. Rien n’est contraire aux mystiques de la liberté comme les politiciens de la liberté. Rien n’est contraire aux mystiques françaises comme les politiciens de l’action française. Rien n’est contraire aux mystiques de la vie spirituelle comme les politiciens de la vie spirituelle.
    J’avouerai toutefois que je ne suis pas surpris que les politiciens français de la vie spirituelle aient aussi hâtivement réussi à faire condamner la pensée de M. Bergson par la bureaucratie romaine. Il était tout naturel qu’une bureaucratie, quelle qu’elle fût, fût prévenue contre la philosophie, contre la pensée qui s’est élevée le plus diamétralement, ainsi que nous venons de le voir, qui s’est contrariée le plus diamétralement à l’habitude, au vieillissement, à la momification, à la bureaucratie, à la mort. » (p.126-127)

    « En somme [Bergson] a aujourd’hui contre lui tout le monde. C’est signe qu’il est grand. » (p.128)

    « Il s’agit de s’être bien battu. Se battre bien est de nous. La victoire n’est pas de nous. » (p.136)

    « Un beau combat, et en matière de pensée un beau débat, voilà ce qui importe. Dieu est servi. » (p.141)

    « On peut dire que dans le monde moderne les Français sont encore les représentants éminents et peut-être les seuls de la race chevaleresque (ainsi rigoureusement définie), et que les Allemands sont les représentants imminents, et peut-être les seuls, de la race de domination. Et c’est pour cela que nous ne nous abusons pas quand nous croyons que tout un monde est intéressé dans la résistance de la France aux empiétements allemands. Et que tout un monde périrait avec nous. Et que ce serait le monde même de la liberté. Et ainsi que ce serait le monde même de la grâce. » (p.147)

    « S’il fallait renoncer à toutes les valeurs de l’homme et du monde à mesure que les politiciens s’en emparent et entreprennent de les exploiter, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus rien. » (p.150)

    « [Jeanne d’Arc] pensait trouver un roi de baronnage et de courtoisie, un roi de grâce et de chevalerie, un roi de croisade et de chrétienté. Elle trouva un roi homme d’affaires et un roi de courtage.
    On a beaucoup parlé de l’ingratitude de son roi envers elle. Ce ne fut pas seulement l’ingratitude profonde et comme essentielle de l’homme envers le sauveteur et envers le sauveur. Ce ne fut pas seulement cette profonde ingratitude pour ainsi dire de nature. Ce ne fut pas seulement et en outre une profonde ingratitude de caractère. Ce ne fut pas seulement et en outre la profonde et l’orgueilleuse ingratitude et le ressentiment inexpiable du riche envers le pauvre et du puissant envers le misérable à qui il doit quelque chose et même tout. Ce ne fut pas seulement et en outre la profonde ingratitude de race de cette famille qui fournit les plus célèbres ingratitudes de l’histoire (bourbonienne et) orléaniste. Ce ne fut pas seulement, si j’en oublie, le recueil des mortelles, des usuelles ingratitudes. Un plus grave malentendu encore séparait le roi de France et le divisait de la plus grande sainte de France et du monde. Elle était venue vers un roi chevalier. Et elle trouva un roi commerçant. Elle était venue vers un roi de justice. Et elle trouva un roi misérablement calculateur. Elle était venue vers un roi de guerre. Et elle trouva un roi de tremblements. Elle était venue vers un roi de grâce. Et elle trouva un pauvre négociateur. […]
    Elle était venue vers un deuxième saint Louis. Et elle ne trouva qu’un deuxième Philippe le Bel. » (p.155-157)

    « Du moment que la royauté s’était faite commerçante elle devait trouver plus commerçant qu’elle. Et du moment qu’elle s’était faite « philosophe » elle devait fatalement trouver plus philosophe qu’elle. Et c’était justice. Il faut être ce que l’on est et nous retrouvons ici cette pensée qui est dessous tout cet essai et qui ne nous a pas quittés. Mieux vaut celui qui est bien lui dans l’ordre le plus bas que celui qui n’est pas lui dans un ordre censément plus élevé. […] Quand la Révolution décapita la royauté, ce ne fut pas un nouveau régime qui décapita de l’ancien régime. […] Ce fut du nouveau régime déclaré qui décapita du nouveau régime honteux. » (p.159)

    « Celui qui trahit sa race, son être, son institution propre, où veut-il que se prenne le respect. » (p.160)

    « Il faut relire le Cid. Ou plutôt il faut le lire pour la première fois, et nous-mêmes d’un regard inhabitué. L’amour de Chimène et de Rodrigue pour l’honneur est une des nourritures les plus profondes de leur propre amour. Et leur amour est une nourriture profonde et une offrande perpétuelle qu’ils font à l’honneur. Et l’honneur qu’ils rendent à l’amour est encore une nourriture de leur amour. » (p.169)

    « Dans toute guerre civile il y a un point de déshonneur propre.
    Et c’est encore un de ces cas où le plus innocent n’est jamais innocent. Et où les mains les plus pures ne sont jamais pures. Et où celui qui n’est pas criminel est criminel tout de même et traîne après lui une affreuse mémoire, une mélancolie, un immense regret pire que le remords. » (p.204)

    « Tant que l’on considérerait le présent comme le passé d’aujourd’hui, comme le passé instantané, comme le instantanément passé, comme la limite en par ici du passé, comme le passé à la limite en par ici, comme le plus récent et l’instantanément et le à la limite enregistré on demeurait lié soi-même dans les ligatures raides du déterminisme, du matérialisme, du mécanisme. Car on prenait le présent à l’envers. » (p.230)

    « Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. » (p.235)

    « Ce raidissement de l’argent, qui commande toute la société moderne, cette immense vénalité, cet universel remplacement des forces souples par de l’argent raide a son point d’origine économique, civique, moral, psychologique et métaphysique dans le raidissement du présent, dans cette ossification, dans cette momification du présent qui a fait tout le matérialisme et l’intellectualisme et le déterminisme et le mécanisme. Tout est venu, toute cette immense et universelle vénalité est venue de l’épargne et du livret de caisse d’épargne. Elle est toute venue de ce que par esprit d’épargne on a voulu mettre de côté le présent. Et pour être bien sûr de le mettre de côté on l’a mis au passé. » (p.251)

    « L’avarice est devenue sans aucun doute le péché central. Elle est au centre du monde moderne. » (p.253)
    -Charles Péguy, « Note sur M. Descartes et la philosophie cartésienne », Cahiers de la Quinzaine, 1er août 1914, repris in Note conjointe, Gallimard, NRF, 1935, 319 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 9 Déc - 13:42, édité 2 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 4 Oct - 18:09

    https://fr.book4you.org/book/1182776/8b9578?dsource=recommend

    "Le linguiste Ferdinand Brunot, doyen de la faculté des lettres de Paris, est le chef du parti des humanités modernes. Le littéraire Gustave Lanson le seconde en réclamant une licence et même une agrégation de lettres modernes. Lorsque l'académicien Jean Richepin réunit en 1911 les adversaires du décret de 1902 dans la Ligue pour la culture française, celle-ci compte dans son comité directeur des hommes aussi divers que Maurras, Péguy et Gide, associés dans la défense du latin et des humanités classiques. Brunot réplique en fondant les Amis du français et de la culture moderne, ralliant la plupart des professeurs de la Sorbonne, anciens dreyfusistes désabonnés des Cahiers de la quinzaine." (pp.12-13)

    "Les instituteurs qu'il accuse de saboter le métier, ce sont ses frères de lait, les meilleurs de ceux qu'un Naudy n'a pas tirés du primaire supérieur pour les expédier au lycée, et qui sont passés par l'école normale. Mais Péguy les accuse à présent eux aussi d'avoir trahi, d'être « sortis du peuple », de s'être embourgeoisés, de s'être politiqués, de s'être syndiqués, de s'être acoquinés avec les professeurs de la Sorbonne, les ennemis du lycée, pour en finir avec l'ancienne France, celle du christianisme médiéval et du latin qui s'était conservée jusqu'en 1902 dans le secondaire. Alliance immorale du supérieur corrupteur et du primaire perverti contre le latin du lycée. Or Péguy s'y était trouvé: « rosa, roste, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde ». Ce monde dont les sorbonnards ont convaincu les instituteurs qu'il fallait l'interdire aux enfants du peuple en prolongeant le primaire jusqu'au bachot moderne, pour le réserver de nouveau aux héritiers. Péguy, lui, n'est pas « sorti du peuple », il reste fidèle au peuple en réclamant le latin pour le peuple. Ce sont les « vieillards aigris » de la Sorbonne et leurs complices du primaire qui abaissent le niveau de l'école." (pp.14-15)
    -Antoine Compagnon, préface à Charles Péguy, L'Argent, Éditions des Équateurs, 2008 (1913 pour la première édition), 101 pages.

    "L'ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d'argent. L'ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d'argent. Quant aux ouvriers ils n'ont plus qu'une idée, c'est de devenir des bourgeois. C'est même ce qu'ils nomment devenir socialistes. Il n'y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans.

    Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu'un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l'ancienne France, l'ancien peuple, le peuple, tout court, qu'il a littéralement participé de l'ancienne France, du peuple. On peut même dire qu'il en a participé entièrement, car l'ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s'est faite si je puis dire d'un seul tenant, et en moins de quelques années." (p.25)

    "Nous avons connu un peuple, nous l'avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un. Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l'ancienne France et aujourd'hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras n'est pas pour un atome un homme de l'ancienne France.

    Nous essaierons, si nous le pouvons, de représenter cela. Une femme fort intelligente, et qui se dirige allégrement vers ses septante et quelques années disait: Le monde a moins changé pendant mes soixante premières années qu'il n'a changé depuis dix ans. Il faut aller plus loin. Il faut dire avec elle, il faut dire au-delà d'elle: Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé depuis trente ans. Il y a eu l'âge antique, (et biblique). Il y a eu l'âge chrétien. Il y a l'âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d'une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l'institution, pour la dignité, (et même, au fond, d'une ferme de Xénophon), qu'aujourd'hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c'était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu'il allait vous dire, ce n'était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d'aujourd'hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d'une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d'une paroisse actuelle." (pp.26-27)

    "Il y a des innocences qui ne se recouvrent pas. Il y a des ignorances qui tombent absolument. Il y a des irréversibles dans la vie des peuples comme dans la vie des hommes." (p.28)

    "Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd'hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s'en veulent, se battent; se tuent.

    De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j'étais déjà indigne d'être de ce temps-là.) Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd'hui on renâcle."(p.29)

    "Aujourd'hui tout le monde est bourgeois.

    Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu'à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu'à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l'idée qu'ils partaient travailler. À onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c'est toujours du Hugo ; et c'est toujours à Hugo qu'il en faut revenir: Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout." (pp.30-31)

    "Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen Âge régissait la main et le cœur. C'était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu'à la perfection, égal dans l'ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l'ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu'à ses plus extrêmes exigences. J'ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales." (p.31)

    "Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c'est le propre d'un honneur. Il fallait qu'un bâton de chaise fût bien fait. C'était entendu. C'était un primat. Il ne fallait pas qu'il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu'il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu'il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu'on voyait. C'est le principe même des cathédrales." (p.33)

    "Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c'est le propre d'un honneur. Il fallait qu'un bâton de chaise fût bien fait. C'était entendu. C'était un primat. Il ne fallait pas qu'il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu'il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu'il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu'on voyait. C'est le principe même des cathédrales." (p.35)

    "On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux. Il ne s'agit pas là-dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C'est un fait, un des rares faits que nous connaissions, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable." (p.37)

    "Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d'eux-mêmes, d'abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c'était ça le socialisme, et que c'était ça la révolution." (p.37)

    "Si la bourgeoisie était demeurée non pas tant peut-être ce qu'elle était que ce qu'elle avait à être et ce qu'elle pouvait être, l'arbitre économique de la valeur qui se vend, la classe ouvrière ne demandait qu'à demeurer ce qu'elle avait toujours été, la source économique de la valeur qui se vend.

    On ne saurait trop le redire, c'est la bourgeoisie qui a commencé à saboter et tout le sabotage a pris naissance dans la bourgeoisie. C'est parce que la bourgeoisie s'est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l'homme que le travailleur s'est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail. C'est parce que la bourgeoisie s'est mise à faire perpétuellement des coups de bourse sur le travail de l'homme que le travailleur, lui aussi, par imitation, par collusion et encontre, et on pourrait presque dire par entente, s'est mis à faire continuellement des coups de bourse sur son propre travail. C'est parce que la bourgeoisie s'est mise à exercer un chantage perpétuel sur le travail de l'homme que nous vivons sous ce régime de coups de bourse et de chantage perpétuel que sont notamment les grèves: ainsi est disparue cette notion du juste prix, dont nos intellectuels bourgeois font aujourd'hui des gorges chaudes, mais qui n'en a pas moins été le durable fondement de tout un monde. Car, et c'est ici la deuxième et la non moins redoutable infection: en même temps que la bourgeoisie introduisait et pratiquait en grand le sabotage pour son propre compte, en même temps elle introduisait dans le monde ouvrier les théoriciens patentés du sabotage. En même temps qu'en face elle en donnait l'exemple et le modèle, en même temps dedans elle en donnait l'enseignement. Le parti politique socialiste est  entièrement composé de bourgeois intellectuels.

    Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l'outil. Pour ne point parler ici de la désertion militaire, qui est un cas particulier de la grande désertion, comme la gloire militaire était un cas particulier de la grande gloire. Ce sont eux qui ont fait croire au peuple que c'était cela le socialisme et que c'était cela la révolution. Les partis syndicalistes socialistes ont pu croire plus ou moins sincèrement qu'ils opéraient ou qu'ils constituaient par eux-mêmes une réaction contre les partis politiques, contre le parti unifié; par un phénomène historique très fréquent, par une application nouvelle et une vérification nouvelle d'une très vieille loi des antagonismes cette réaction à une politique est elle-même politique, ce parti constitué est lui-même un nouveau parti politique, un autre parti politique, un antagoniste parti politique. Les partis syndicalistes sont eux-mêmes, eux autant, infestés, et infectés d'éléments politiques, les mêmes, d'autres intellectuels, des mêmes, d'autres bourgeois, des mêmes. Ils ont pu croire plus ou moins sincèrement qu'ils s'étaient débarrassés de l'ancien personnel politique socialiste. Ils ne se sont pas débarrassés de l'ancien esprit politique socialiste, qui était éminemment un esprit bourgeois, nullement un esprit peuple. À première vue il peut sembler qu'il y a beaucoup plus de véritables ouvriers dans le personnel socialiste syndicaliste que dans le personnel politique socialiste, qui lui est pour ainsi dire entièrement composé de bourgeois. Et c'est vrai si on veut, si on procède, si on veut voir, si on veut compter par les méthodes superficielles d'un recensement sociologique. Ce n'est vrai qu'en apparence. En réalité ils sont encore infiltrés, et infectés, d'éléments intellectuels purs, purement bourgeois. Et surtout le très grand nombre d'ouvriers qu'on y voit ne sont pas réellement des ouvriers, ne procèdent pas réellement, directement du peuple, purement de l'ancien peuple. Ce sont en réalité des ouvriers de deuxième zone, de la deuxième formation, des ouvriers embourgeoisés, (les pires des bourgeois)." (pp.39-41)

    "C'est une grande misère que de voir des ouvriers écouter un Jaurès. Celui qui travaille écouter celui qui ne fait rien. Celui qui a un outil dans la main écouter celui qui n'a dans la main qu'une forêt de poils. Celui qui sait enfin écouter celui qui ne sait pas, et croire que c'est l'autre qui sait." (p.47)

    "A présent que l'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je dis: Nous avons connu un peuple que l'on ne reverra jamais. Je ne dis pas: On ne verra jamais de peuple. Je ne dis pas: La race est perdue. Je ne dis pas: Le peuple est perdu. Je dis: Nous avons connu un peuple que l'on ne reverra jamais.

    On en verra d'autres. Depuis plusieurs années des symptômes se multiplient qui laissent entrevoir un avenir meilleur. Aujourd'hui est meilleur qu'hier, demain sera meilleur qu'aujourd'hui. Le bon sens de ce peuple n'est peut-être point tari pour roujours. Les vertus uniques de la race se retrouveront peut-être." (p.47)

    "Évidemment on ne vivait point encore dans l'égalité. On n'y pensait même pas, à l'égalité, j'entends à une égalité sociale. Une inégalité commune, communément acceptée, une inégalité générale, un ordre, une hiérarchie qui paraissait naturelle ne faisaient qu'étager les différents niveaux d'un commun bonheur. On ne parle aujourd'hui que de l'égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l'on n'ait jamais vue dans l'histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n'avaient aucunement cette impression que nous avons d'être au bagne. Ils n'avaient pas comme nous cette impression d'un étranglement économique, d'un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d'un cran. Ils n'avaient point inventé cet admirable mécanisme de la grève moderne à jet continu, qui fait toujours monter les salaires d'un tiers, et le prix de la vie d'une bonne moitié, et la misère, de la différence." (p.49)

    "Notre jeune école normale était le foyer de la vie laïque, de l'invention laïque dans tout le département, et même j'ai comme une idée qu'elle était un modèle et en cela et en tout pour les autres départements, au moins pour les départements limitrophes. Sous la direction de notre directeur particulier, le directeur de l'école annexe, de jeunes maîtres de l'école normale venaient chaque semaine nous faire l'école. Parlons bien: ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara 1 de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! - Vive la nation, on sentait qu'ils l'eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l'ennemi, pour nous, confusément tout l'ennemi, l'esprit du mal, c'était les Prussiens. Ce n'était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C'était en 1880. C'est en 1913. Trente-trois ans. Et nous y sommes revenus.

    Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes; sévères; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liséré violet. Le violet n'est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l'enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un recroisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d'uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n'est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C'est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Je crois avoir dit qu'ils étaient très vieux. Ils avaient au moins quinze ans. Toutes les semaines il en remontait un de l'école normale vers l'école annexe ; et c'était toujours un nouveau; et ainsi cette école normale semblait un régiment inépuisable. Elle était comme un immense dépôt, gouvernemental, de jeunesse et de civisme." (pp.50-51)

    "Suivant le beau mot de [Louis] Lapicque ils pensaient que l'on n'a pas seulement des devoirs envers ses maîtres mais que l'on en a aussi et peut-être surtout envers ses élèves. Car enfin ses élèves, on les a faits. Et c'est assez grave. Ces jeunes gens qui venaient chaque semaine et que nous appelions officiellement des élèves-maîtres, parce qu'ils apprenaient à devenir des maîtres, étaient nos aînés et nos frères. Là j'ai connu, je dis comme élève-maître, cet homme d'un si grand cœur et de tant de bonté qui fit depuis une si belle et si sérieuse carrière scientifique, Charles Gravier, et qui est je pense aujourd'hui assistant de malacologie au muséum. Et qui devrait être plus."

    "Il y a dans l'enseignement et dans l'enfance quelque chose de si sacré, il y a dans cette première ouverture des yeux de l'enfant sur le monde, il y a dans ce premier regard quelque
    chose de si religieux que ces deux enseignements se liaient dans nos cœurs et que nous savons bien qu'ils y resteront éternellement liés. Nous aimions l'Église et la République ensemble, et nous les aimions d'un même cœur, et c'était d'un cœur d'enfant, et pour nous c'était le vaste monde, et nos deux amours, la gloire et la foi, et pour nous c'était le nouveau monde." (p.57)

    "Tout le monde a une métaphysique. Patente, latente. Je l'ai assez dit. Ou alors on n'existe pas. Et même ceux qui n'existent pas ont tout de même, ont également une métaphysique. Nos maîtres n'en étaient pas là. Nos maîtres existaient. Et vivement. Nos maîtres avaient une métaphysique. Et pourquoi le taire. Ils ne s'en taisaient pas. Ils ne s'en sont jamais tus. La métaphysique de nos maîtres, c'était la métaphysique scolaire, d'abord. Mais c'était ensuite, c'était ensuite, c'était surtout la métaphysique de la science, c'était la métaphysique ou du moins une métaphysique matérialiste, (ces êtres pleins d'âme avaient une métaphysique matérialiste, mais c'est toujours comme ça), (et en même temps idéaliste, profondément moraliste et si l'on veut kantienne), c'était une métaphysique positiviste, c'était la célèbre métaphysique du progrès. La métaphysique des curés, mon Dieu, c'était précisément la théologie et ainsi la métaphysique qu'il y a dans le catéchisme." (p.59)

    "Nous étions des petits bonshommes sérieux et certainement graves. J'avais entre tous et au plus haut degré cette maladie. Je ne m'en suis jamais guéri. Aujourd'hui même je crois encore tout ce qu'on me dit. Et je sens bien que je ne changerai jamais. D'abord on ne change jamais. J'ai toujours tout pris au sérieux. Cela m'a mené loin.

    Nous croyions donc intégralement aux enseignements de nos maîtres, et également intégralement aux enseignements de nos curés. Nous absorbions intégralement les ou la métaphysique de nos maîtres, et également intégralement la métaphysique de nos curés. Aujourd'hui je puis dire sans offenser personne que la métaphysique de nos maîtres n'a plus pour nous et pour personne aucune espèce d'existence et la métaphysique des curés a pris possession de nos êtres à une profondeur que les curés eux-mêmes se seraient bien gardés de soupçonner. Nous ne croyons plus un mot de ce qu'enseignaient, des métaphysiques qu'enseignaient nos maîtres. Et nous croyons intégralement ce qu'il y a dans le catéchisme et c'est devenu et c'est resté notre chair. Mais ce n'est pas encore cela que je veux dire.

    Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu'une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégralement nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu'il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheureusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur ni qu'ils aient jamais eu notre confidence.

    Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissimulons pas. C'est le problème même de la déchristianisation de la France. On me pardonnera cette expression un peu solennelle. Et ce mot si lourd. C'est que l'événement que je veux exprimer, que je veux désigner, est peut-être lui-même assez solennel. Et un peu lourd. Il ne s'agit pas ici de nier; ni de se masquer les difficultés. Il ne s'agit pas de fermer les yeux. Que ceux qui ont la confession n'aient certainement pas la confidence, ce n'est point une explication, c'est un fait, et le centre même de la difficulté.

    Je ne crois pas que cela tienne au caractère même du prêtre. Je me rends très bien compte que depuis quelques années je me lie de plus en plus avec de jeunes prêtres qui viennent me voir aux Cahiers deux ou trois fois par an. Je n'y éprouve aucune gêne, aucun empêchement. Ces commencements de liaison se font en toute ouverture de cœur, en toute simplicité, en toute ouverture de langage. Vraiment sans aucun sentiment de défense. Comment se fait-il que nous n'ayons jamais eu, même avec nos vieux curés, même avec ceux que nous aimions le plus, même avec ceux que nous aimions filialement, qu'une liaison un peu réticente et un certain sentiment de défense. C'est là un de ces secrets du cœur où l'on trouverait les explications les plus profondes.

    Nous ne croyons plus un mot de ce que disaient nos vieux maîtres; et nos maîtres ont gardé tout notre cœur, un maintien, une ouverture entière de confidence. Nous croyons entièrement ce que disaient nos vieux curés, (je n'ose pas dire plus qu'ils ne le croyaient eux-mêmes, parce qu'il ne faut jamais dire ce que l'on pense), et nos vieux curés ont certainement eu notre cœur; c'étaient de si braves gens, si bons, si dévoués, mais ils n'ont jamais eu de nous cette sorte propre d'entière ouverture de confidence que nous donnions de piano et si libéralement à nos maîtres laïques. Et que nous leur avons gardée toute." (pp.60-63)

    "Ce que les curés disaient, au fond les instituteurs le disaient aussi. Ce que les instituteurs disaient, au fond les curés le disaient aussi. Car les uns et les autres ensemble ils disaient. Les uns et les autres et avec eux nos parents et dès avant eux nos parents ils nous disaient, ils nous enseignaient cette stupide morale, qui a fait la France, qui aujourd'hui encore l'empêche de se défaire. Cette stupide morale à laquelle nous avons tant cru. À laquelle, sots que nous sommes, et peu scientifiques, malgré tous les démentis du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans le secret de nos cœurs. Cette pensée fixe de notre solitude, c'est d'eux tous que nous la tenons. Tous les trois ils nous enseignaient cette morale, ils nous disaient que un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien. Ce qu'il y a de plus fort c'est qu'ils le croyaient. Et ce qu'il y a de plus fort, c'est que c'était vrai." (pp.68-69)

    "Et c'est peut-être là la différence la plus profonde, l'abîme qu'il y ait eu entre tout ce grand monde antique, païen, chrétien, français, et notre monde moderne, coupé comme je l'ai dit, à la date que j'ai dit. Et ici nous recoupons une fois de plus cette ancienne proposition de nous que le monde moderne, lui seul et de son côté, se contrarie d'un seul coup à tous les autres mondes, à tous les anciens mondes ensemble en bloc et de leur côté. Nous avons connu, nous avons touché un monde, (enfants nous en avons participé), où un homme qui se bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la pauvreté.

    C'était une sorte de contrat sourd entre l'homme et le sort, et à ce contrat le sort n'avait jamais manqué avant l'inauguration des temps modernes. Il était entendu que celui qui faisait de la fantaisie, de l'arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s'évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu'il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas soupçonner qu'un temps venait, et qu'il était déjà là, et c'est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que celui qui joue." (pp.71-72)

    "À nous il nous était réservé que la pauvreté même nous fût infidèle. Pour tout dire d'un mot à nous il nous était réservé que le mariage même de la pauvreté fût un mariage adultère.

    En d'autres termes ils ne pouvaient prévoir, ils ne pouvaient imaginer cette monstruosité du monde moderne, (qui déjà surplombait), ils n'avaient point à concevoir ce monstre d'un Paris comme est le Paris moderne où la population est coupée en deux classes si parfaitement séparées que jamais on n'avait vu tant d'argent rouler pour le plaisir, et l'argent se refuser à ce point au travail.

    Et tant d'argent rouler pour le luxe et l'argent se refuser à ce point à la pauvreté.

    En d'autres termes, en un autre terme ils ne pouvaient point prévoir, ils ne pouvaient point soupçonner ce règne de l'argent. Ils pouvaient d'autant moins le prévoir que leur sagesse était la sagesse antique même. Elle venait de loin. Elle datait de la plus profonde antiquité, par une filiation temporelle, par une descendance naturelle que nous essayerons peut-être d'approfondir un jour.

    Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous [Mathieu, XXVI, 11], et la guerre des riches et des pauvres fait la plus grosse moitié de l'histoire grecque et de beaucoup d'autres histoires et l'argent n'a jamais cessé d'exercer sa puissance et il n'a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses crimes. Il n'en est pas moins vrai que le mariage de l'homme avec la pauvreté n'avait jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il ne fut pas seulement rompu, mais l'homme et la pauvreté entrèrent dans une infidélité éternelle." (pp.75-76)

    "Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes, qui soient dans le cinquième." (p.88)

    "Le plus beau métier du monde, après le métier de parent, (et d'ailleurs c'est le métier le plus apparenté au métier de parent), c'est le métier de maître d'école et c'est le métier de professeur de lycée. Ou si vous préférez c'est le métier d'instituteur et c'est le métier de professeur de l'enseignement secondaire.

    Mais alors que les instituteurs se contentent donc de ce qu'il y a de plus beau. Et qu'ils ne cherchent point à leur tour à expliquer, à inventer, à exercer un gouvernement spirituel; et un gouvernement temporel des esprits. Ce serait aspirer à descendre. C'est à ce jeu précisément que les curés ont perdu la France. Il n'est peut-être pas très indiqué que par le même jeu les instituteurs la perdent à leur tour. Il faut se faire à cette idée que nous sommes un peuple libre. Si les curés s'étaient astreints, et limités, à leur ministère, le peuple des paroisses serait encore serré autour d'eux. Tant que les instituteurs enseigneront à nos enfants la règle de trois, et surtout la preuve par neuf, ils seront des citoyens considérés." (p.92)
    -Charles Péguy, L'Argent, Éditions des Équateurs, 2008 (1913 pour la première édition), 101 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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