http://journals.openedition.org/appareil/2214
"Le matérialisme auquel Simondon ne s’identifie pas est structuré par la bipartition traditionnelle entre êtres vivants et inertes, fondé donc sur le critère de l’organisation dont nous parlions précédemment. C’est même précisément à la validité de ce critère que Simondon s’en prend directement lorsqu’il se dissocie du matérialisme, et qu’il désamorce l’alternative entre matérialisme et spiritualisme. Le matérialisme qui est inacceptable pour lui, c’est le réductionniste, celui qui voit dans une complexification des processus propres à la matière inerte le seul moyen d’expliquer les structurations vitales et par extention psycho-sociales. Plutôt que de s’en remettre à une telle réduction du complexe au simple, il s’agit pour lui de « supposer un enchaînement depuis la réalité physique jusqu’aux formes biologiques supérieures, sans établir de distinction de classes et de genres41 ». Simondon prône donc une forme de continuisme entre matière et vie, mais un continuisme qui, d’une part, se veut encore compatible avec la discontinuité entre le physique et le vital, d’autre part se voit délesté d’une classification hautement discutable quant à son fondement. [...]
Il nous semble donc possible d’envisager la doctrine simondonnienne comme un matérialisme « reconsidéré », au sens où elle renvoie à une conception selon laquelle le vital apparaît au sein d’une réalité entièrement et seulement matérielle, sans être pour autant réductible, dans son organisation et dans ses modes opératoires, à un système physique. Nous disons « entièrement et seulement matérielle », dans la mesure où le régime d’individuation vitale, au sein duquel l’existence psycho-sociale et spirituelle de l’individu prend place chez Simondon, est à concevoir dans les termes d’une transformation de l’organisation d’un être toujours matériel, non comme le passage d’une substance à une autre. En quelque sorte, dire que tout est matériel chez Simondon signifie que, dans sa conception, la matière peut être tout ce qu’elle n’est pas dans un matérialisme traditionnel et réductionniste — ou encore, tout ce qu’elle n’est pas seulement dans un simple système d’individuation physique. C’est en ce sens fort que le matérialisme de Simondon est « reconsidéré ». Il faut donc, pour justifier cette qualification qui est la nôtre, commencer par admettre que la notion de « matérialisme » n’est pas simple et repérer ne serait-ce qu’un matérialisme non réductionniste par opposition au matérialisme réductionniste et traditionnel. Tout l’enjeu est alors de savoir ce qui caractérise, au-delà de son aspect énergétiste, le matérialisme de Simondon, et dans quelle mesure ce matérialisme permet effectivement de penser le caractère autogénétique du vivant et, ce faisant, la normativité vitale."
-Émilien Dereclenne, "Penser l’essence de la vie : le matérialisme comme question et comme préalable chez Simondon", Appareil [En ligne], 16 | 2015, mis en ligne le 09 février 2016.
"Le matérialisme auquel Simondon ne s’identifie pas est structuré par la bipartition traditionnelle entre êtres vivants et inertes, fondé donc sur le critère de l’organisation dont nous parlions précédemment. C’est même précisément à la validité de ce critère que Simondon s’en prend directement lorsqu’il se dissocie du matérialisme, et qu’il désamorce l’alternative entre matérialisme et spiritualisme. Le matérialisme qui est inacceptable pour lui, c’est le réductionniste, celui qui voit dans une complexification des processus propres à la matière inerte le seul moyen d’expliquer les structurations vitales et par extention psycho-sociales. Plutôt que de s’en remettre à une telle réduction du complexe au simple, il s’agit pour lui de « supposer un enchaînement depuis la réalité physique jusqu’aux formes biologiques supérieures, sans établir de distinction de classes et de genres41 ». Simondon prône donc une forme de continuisme entre matière et vie, mais un continuisme qui, d’une part, se veut encore compatible avec la discontinuité entre le physique et le vital, d’autre part se voit délesté d’une classification hautement discutable quant à son fondement. [...]
Il nous semble donc possible d’envisager la doctrine simondonnienne comme un matérialisme « reconsidéré », au sens où elle renvoie à une conception selon laquelle le vital apparaît au sein d’une réalité entièrement et seulement matérielle, sans être pour autant réductible, dans son organisation et dans ses modes opératoires, à un système physique. Nous disons « entièrement et seulement matérielle », dans la mesure où le régime d’individuation vitale, au sein duquel l’existence psycho-sociale et spirituelle de l’individu prend place chez Simondon, est à concevoir dans les termes d’une transformation de l’organisation d’un être toujours matériel, non comme le passage d’une substance à une autre. En quelque sorte, dire que tout est matériel chez Simondon signifie que, dans sa conception, la matière peut être tout ce qu’elle n’est pas dans un matérialisme traditionnel et réductionniste — ou encore, tout ce qu’elle n’est pas seulement dans un simple système d’individuation physique. C’est en ce sens fort que le matérialisme de Simondon est « reconsidéré ». Il faut donc, pour justifier cette qualification qui est la nôtre, commencer par admettre que la notion de « matérialisme » n’est pas simple et repérer ne serait-ce qu’un matérialisme non réductionniste par opposition au matérialisme réductionniste et traditionnel. Tout l’enjeu est alors de savoir ce qui caractérise, au-delà de son aspect énergétiste, le matérialisme de Simondon, et dans quelle mesure ce matérialisme permet effectivement de penser le caractère autogénétique du vivant et, ce faisant, la normativité vitale."
-Émilien Dereclenne, "Penser l’essence de la vie : le matérialisme comme question et comme préalable chez Simondon", Appareil [En ligne], 16 | 2015, mis en ligne le 09 février 2016.