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    Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570)

    Johnathan R. Razorback
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    Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570) Empty Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570)

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 12 Sep - 17:48

    "Que l'invasion du continent américain par les Européens ait, dans ses multiples dimensions, une portée incommensurable, nul doute. Unification du globe terrestre, découverte de l'autre (même s'il n'est pas reconnu comme tel, souvent jusqu'à nos jours), laboratoire d'innombrable métissages: c'est bien là le creuset de notre modernité." (p.III)

    "Pour les Indiens, non moins stupéfaits, l'arrivée des Espagnols signifie la ruine de leurs civilisations. Comment ont-ils vécu la défaite ? Comment l'ont-ils interprétée ? Et comment son souvenir s'est-il perpétué dans leur mémoire collective ?" (p.22)

    "Toute science procède en se détachant des données immédiates, pour construire des objets abstraits dont elle exprime les relations en formules rigoureuses, mais qui du même coup perdent la saveur unique de l'immédiat. En ethnologie comme en histoire deux attitudes à la fois s'opposent et se complètent: d'une part la restitution du singulier, du vécu, d'autre part l'aspiration à la loi, à l'universel." (p.24)

    "Avant l'arrivée des Espagnols, déjà, les Indiens avaient coutume de perpétuer le souvenir des principaux événements de leur histoire. Au Pérou, où les Incas ignoraient l'écriture, il s'agissait d'une tradition orale, mais au Mexique les Aztèques et les Mayas composaient en caractères idéographiques des chroniques qu'ils conservaient dans de véritables bibliothèques." (p.26)

    "Pour les Indiens, vaincus, la Conquête signifie au contraire une fin: la ruine de leurs civilisations." (p.35)

    "La conquête du Guatemala, en effet, réalisée par Alvarado en 1524-1525, suivit de peu la chute de Mexico, et elle fut très rapide. Il est possible que, devant la brutalité de l'événement, Quichés et Cakchiquels aient été frappés de la même stupeur que les Aztèques. Au contraire, la conquête du Yucatán fut plus tardive et plus lente: entreprise par Montejo en 1527, elle ne s'acheva, péniblement, qu'en 1541. En outre, les Mayas du Yucatán avaient déjà eu l'occasion, à plusieurs reprises, de rencontrer des hommes blancs. Dès 1511, lors du naufrage de Valdivia, quelques Espagnols avaient échoué sur le côté: c'est alors que Gonzalo Guerrero et Geronimo de Aguilar furent recueillis par les Indiens. Par la suite, l'expédition de Cordoba en 1517, celle de Grijalva en 1518, puis l'escale de Cortès en 1519 furent autant de contacts qui, sans comporter de conséquence militaire immédiate, permirent aux Indiens du Yucatan de s'accoutumer à l'étrangeté des Espagnols: si bien que, dans les documents mayas relatifs à la Conquête, la qualité divine des Espagnols s'efface." (p.48)

    "Le Pérou était déchiré par la guerre civile: les deux fils de Huanya Capac, le bâtard Atahuallpa et l'héritier légime Huascar se disputaient l'Empire. En 1533, Atahuallpa venait de capturer Huascar, mais des armées "légitimes" lui résistaient encore dans la région de Curzo. C'est alors qu'arrivent les Espagnols, et tout se passe comme si la réaction des Indiens à leur égard était déterminée par leur appartenance à l'une ou à l'autre des factions en lutte.
    Les premiers actes de Pizarro paraissent en effet favoriser les partisans de Huascar: aussi ces derniers voient-ils en lui un sauveur providentiel. Le frère de Huascar, Manco, s'empresse de faire alliance avec les Espagnols. Les Viracochas, fils du dieu civilisateur, ont soudain surgi pour punir Atahuallpa et rétablir l'ordre légitime
    ." (p.49)

    "Les armes à feu dont disposaient les Espagnols lors de la Conquête étaient peu nombreuses et de tir très lent. Elles eurent un effet surtout psychologique, provoquant (ainsi que les chevaux) la panique chez les Indiens. Du moins au début, lorsque les Espagnols bénéficiaient encore de la surprise: mais celle-ci se dissipa rapidement, et nous savons que les Indiens surent adapter leurs méthodes de combat en fonction de l'armement européen.
    Beaucoup plus efficaces furent les maladies qui décimèrent les Indiens dès leur premier contact avec les Blancs. Les terribles ravages de la variole à Mexico, avant le siège de la ville par Cortès, affaiblirent la résistance des Aztèques. Au Pérou, il semble qu'une épidémie ait sévi à la fin du règne de Huayna Capac, avant même que Pizarro n'entreprit sa troisième expédition.
    " (p.53-54)

    "L'on évoque encore la conception très particulière de la guerre chez les Indiens ; celle-ci revêt en effet un aspect essentiellement rituel: dans le combat, le but consiste non à éliminer l'adversaire, mais à le faire prisonnier pour le sacrifier aux dieux. C'est ainsi qu'on vit les Mexicains laisser échapper la victoire, à plusieurs reprises, parce qu'ils tentaient de capturer les Espagnols au lieu de les tuer. Dans cette perspective, les méthodes de combat des Blancs constituaient un scandale incompréhensible. En outre, pour les Indiens la guerre se terminait le plus souvent par un traité qui accordait aux vainqueurs le droit de conserver leurs coutumes, en échange d'un tribut. Ils ne pouvaient évidemment imaginer que les chrétiens se proposaient de détruire leur religion et leurs lois. Leur vision du monde, en ce sens, contribua à leur défaite." (p.54)

    "La victoire espagnole est [...] due surtout aux divisions politiques qui affaiblissaient ces empires. [...]
    Au Mexique, les Totonaques récemment soumis se révoltèrent contre Moctezuma et s'allièrent aux Espagnols, qui rencontrèrent ensuite auprès des Tlaxcalans un appui décisif. Au Pérou, Pizarro obtint le ralliement de la faction légitimiste contre les généraux d'Atahuallpa, et il bénéficia aussi du soutien des tribus qui, comme celle des Canaris, s'opposaient à la domination inca.
    " (p.54-55)

    "Les Incas vivent la domination espagnole, c'est-à-dire l'absence de l'Empereur, à la fois comme martyre et comme solitude. [...] Privés du père qui les guidait, ils mènent désormais une vie errante et dispersée, piétinés par les étrangers. Ils ne sont plus, littéralement, que des orphelins opprimés." (p.61)

    "Pizarro débarque en effet à Tumbez en 1531, et l'on admet qu'à partir des années 1570 l'histoire des Indiens du Pérou entre dans une phase nouvelle, marquée à la fois par la fin de la rébellion de Tupac Amaru (exécuté en 1572), par le gouvernement du vice-roi Francisco de Toledo (1567-1581) et, plus généralement, par l'extinction de la génération qui a vécu la Conquête." (p.101)

    "Traumatisme de la Conquête: nous avons employé l'expression pour désigner le choc psychologique provoqué par l'arrivée des hommes blancs et par la défaite des dieux traditionnels. Mais le choc continue, si l'on peut dire, pendant les premières années de la période coloniale. La domination espagnole, tout en mettant à profit les institutions de l'Empire inca, entraîne en même temps leur décomposition. Celle-ci ne signifie pas, cependant, la naissance d'un monde nouveau, radicalement étranger à l'ancien. Au contraire, par le terme de "destructuration", nous entendons la survivance de structures anciennes ou d'éléments partiels de celles-ci, mais hors du contexte relativement cohérent où elles se situaient: après la Conquête, des débris de l'Etat inca restent en place, mais le ciment qui les unissait se trouve désintégré.
    Pourquoi cette désintégration ? [...]
    La violence, par sa permanence, caractérise la société coloniale comme un fait de structure. Non certes que la violence soit absente des autres sociétés, à commencer par l'Empire inca lui-même: celui-ci s'est constitué par des conquêtes successives, et le gouvernement de l'Inca, malgré une autre légende, ne manqua pas de dureté. Mais les conquérants incas fondèrent leur Empire en reprenant à leur compte des institutions traditionnelles qui s'étaient d'abord développées au niveau même de la communauté. En ce sens on peut dire que la société inca, malgré sa complexité, gardait une certaine cohérence. [...]
    Au contraire, les Espagnols ont imposé brutalement, de l'extérieur, un groupe social de culture totalement étrangère (religion chrétienne, économie de marché, etc.). Ainsi la Conquête a déterminé la superposition de deux secteurs, l'un minoritaire mais dominant, l'autre majoritaire mais dominé."
    (p.134-135)

    "Une époque [vers 1519] où l'Europe comptait moins de 100 millions d'habitants et le monde, probablement, une population de l'ordre de 400 millions." (p.136-137)

    "Après la Conquête, dans toutes les possessions espagnoles d'Amérique, le nombre des Indiens décroît brutalement. Au Mexique et dans les Caraïbes, la chute démographique est provoquée, avant tout, par les maladies nouvelles (variole, rougeole, grippe, etc.) introduites par les Européens et contre lesquelles les indigènes, isolés pendant des siècles du reste de l'humanité, n'étaient pas immunisés. Dans les trente années qui suivent l'arrivée des Espagnols [...] la population du Mexique baisse de 75%." (p.145)

    "Si la population de l'Empire inca était de l'ordre de 8 millions d'habitants vers 1530 avant la Conquête, et si elle se trouve réduite à environ 1.3 million vers 1590, on comprend que cette chute d'au moins 80% ait complètement désorganisé les cadres traditionnels de la société." (p.152)

    "Le capitale est établie à Lima, et les mines de Potosi constituent bientôt l'autre aire d'attraction du pays. Entre ces deux pôles, Cuzco, ancien centre du monde, ne joue plus qu'un rôle de relais. Si l'on songe que le système économique de l'Empire inca se prolongeait en une représentation religieuse et cosmologique, qui en retour lui donnait sens, on conçoit la profondeur de la rupture coloniale." (p.153)

    "Généralement l'encomendero songe surtout à tirer profit des Indiens qui lui sont confiés, tandis que la Couronne doit veiller, théoriquement, au sort de tous ses sujets." (p.180-181)

    "La Conquête amène l'introduction de la monnaie dans un pays qui en était entièrement dépourvu." (p.184)

    "En 1562 encore, les Chupachos de Huanuco ne devaient à leur encomendero que des redevances en nature. Mais l'exemple de Chucuito a montré une nette évolution, à partir de 1559, dans le sens d'une aggravation constante du tribut en argent. Les Relaciones geograficas nous permettent de dresser un tableau des redevances vers 1582-1586: à cette date nous constatons que si le tribut comporte, suivant les régions, des prestations en blé, maïs, pommes de terre ou vêtements, il mentionne toujours, en outre, de l'argent." (p.186)

    "Le tribut en argent oblige donc les Indiens à adopter des activités nouvelles, mais au détriment de leurs activités traditionnelles, puisque ceux qui partent pour les mines, ou qui vont se louer au loin, abandonnent la culture de leurs champs et souvent ne reviennent pas. La diffusion du tribut en argent aggrave la destructuration du monde indigène." (p.187)

    "Les chefs indigènes mettent leur autorité au service des Espagnols: ils leur servent d'intermédiaires pour la levée du tribut. A Chucuito, ce sont les curaca [...] qui désignent chaque année les Indiens qui doivent partir pour la mita de Potosi: cette désignation leur donne un pouvoir redoutable." (p.197)

    "Le pouvoir des chefs indigènes s'affaiblit du fait même qu'ils en usent et en abusent, en dehors des liens traditionnels. Harcelés par les Espagnols, collaborant avec eux contre les Indiens, les curaca discréditent en même temps leur prestige: ils sont donc contraints d'affirmer leur autorité de façon despotique." (p.200)

    "Les grandes campagnes d'extirpation de l'idolâtrie connurent leur paroxysme au début du XVIIe siècle." (p.210)

    "Les missionnaires contraignirent les indigènes à enterrer leurs morts dans des cimetières consacrés: les Indiens durent obéir, mais avec horreur." (p.210)

    "Lorsque les Espagnols conquirent le Pérou, leur troupe ne comptait pas de femmes. Le métissage se développa donc rapidement." (p.213)

    "Les métis, loin d'établir un lien entre Indiens et Espagnols, représentent pour eux le même pôle de répulsion." (p.215)

    "[Les curaca] ont perdu quelques-uns de leurs privilèges traditionnels, mais ils tentent d'affirmer leur prééminence en s'assimilant d'une certaine manière, à commencer par le vêtement, aux Espagnols. Les autres Indiens imitent à leur tour leurs curaca encore prestigieux à leurs yeux, en adoptant plus ou moins complètement l'habit européen, selon leur rang ou leur fortune personnelle." (p.225)

    "Dans les années 1570, Toledo encouragea la création d'écoles destinées surtout aux chefs indigènes. [...] Les ordonnances de Toledo se proposent explicitement d'hispaniser un groupe privilégié ; l'organisation des Cabildos entre également dans cette politique de formation d'une classe dirigeante docile aux Espagnols.
    L'acculturation linguistique se développe donc dans l'aristocratie indigène, mais aussi se limite à celle-ci: la masse des Indiens ne comprend pas l'espagnol ; cette incompréhension [...] freine l'évangélisation
    ." (p.227-228)

    "Insuffisance numérique. Dans la province de Chucuito, peuplée de plus de 60 000 habitants en 1567, seize à dix-huit dominicains sont chargés de l'évangélisation: soit un religieux pour 3500 habitants." (p.229)

    "Les missionnaires gardent en prison de nombreux Indiens, accusés de sorcellerie. [...] Les prisonniers sont contraints de travailler au profit des religieux, qui leur font tisser de la ropa. Or il était facile d'accuser n'importe quel Indien de sorcellerie." (p.231)

    "Par structure, nous désignons un ensemble composé d'éléments unis par des rapports que régit une logique interne [...]
    Par système, nous désignons la structure plus vaste où prennent place des structures partielles.
    " (p.249)

    "Si la connaissance historique ne saurait faire resurgir intégralement le passé, tel qu'il fut vécu, elle découvre un ensemble de faits qu'ignorèrent les contemporains. Nous ne pouvons, par la lecture des documents indigènes, que tenter d'évoquer les événements avec l'approximation inévitable qu'impose la distance spatiale, temporelle, culturelle, qu'aucune magie jamais ne permettra d'abolir. Ces événements se dissolvent, au niveau de chaque vie individuelle, en une infinité de modalités concrètes ; de l'oubli où ont sombré toutes ces destinées singulières, chacune empreinte d'une coloration originale, nous ne pouvons sauver que des brides, au hasard des sources qui ont franchi les siècles. Mais notre compréhension, si ténue, si partielle, s'appuie en revanche sur un savoir dont ne disposaient pas les contemporains, et qui permet en quelque sorte de compenser, au niveau de l'analyse abstraite, cette saveur immédiate de l'événement que nous avons presque irrémédiablement perdue. Car il existe des dimensions de l'histoire qui n'affleurent pas à la conscience des acteurs, et dont ils subissent cependant le conditionnement ; dimensions multiples, que nous traduisons dans notre vocabulaire sous les rubriques de démographie, de mode de production, de mentalité, etc.: ce contexte non événementiel vient au secours de l'historien en l'informant sur les circonstances, les causes et les corrélations de l'événement." (p.306)
    -Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570), Gallimard, coll. folio histoire, 1971, 395 pages.

    "C'est seulement à cause du temps fou, à cause des sacerdotes fous que la tristesse est entrée en nous, que le christianisme est entré en nous. Parce que les très chrétiens sont arrivés ici avec le véritable dieu ; mais ce fut le commencement de l'aumône, la cause de la misère d'où est sortie la discorde occulte, le commencement des rixes avec les armes à feu, le commencement des offenses, le commencement de la spoliation, le commencement de l'esclavage par les dettes, le commencement des dettes collées aux épaules, le commencement de la bagarre continuelle, le commencement de la souffrance."
    -Le Chilam Balam, cité in Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570), Gallimard, coll. folio histoire, 1971, 395 pages, p.63.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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