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    Jacques Bainville, Histoire de France

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 19603
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    histoire - Jacques Bainville, Histoire de France Empty Jacques Bainville, Histoire de France

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 14 Aoû - 22:23

    "La tâche de l'historien consiste essentiellement à abréger." (p.13)

    "Michelet, dans son Moyen Age -en tenant compte des rectifications que Fustel de Coulanges et son école ont apportées sur nos origines-, reste digne d'être lu et donne en général une impression juste. A partir du seizième siècle, s'il est gâté par de furieux partis pris, ses vues sont encore parfois pénétrantes: c'est l'avantage et la supériorité des historiens qui ont du talent, même quand leurs théories sont contestables." (p.13)

    "Au-delà de 2500 ans, les origines de la France se perdent dans les conjectures et dans la nuit. Une vaste période ténébreuse précède notre histoire. Déjà, sur le sol de notre pays, des migrations et des conquêtes s'étaient succédé, jusqu'au moment où les Gaëls et Gaulois devinrent les maîtres, chassant les occupants qu'ils avaient trouvés ou se mêlant à eux. Ces occupants étaient les Ligures et les Ibères, bruns et de stature moyenne, qui constituent encore le fond de la population française. La tradition des druides enseignait qu'une partie des Gaulois était indigène, l'autre venue du Nord et d'outre-Rhin, car le Rhin a toujours paru la limite des Gaules. Ainsi, la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C'est mieux qu'une race. C'est une nation.
    Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang, ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grand communication entre le Nord et le Midi. Il y avait, avant la conquête romaine, de prodigieuses différences entre la colonie grecque de Marseille et les Cimbres d'entre Seine et Loire ou les Belges d'entre Meuse et Seine. D'autres éléments, au cours des siècles, se sont ajoutés en grand nombre à ceux-là. Le mélange s'est formé peu à peu, ne laissant qu'une heureuse diversité. De là viennent la richesse intellectuelle et morale de la France, son équilibre, son génie
    ." (p.15-16)

    "Si la France n'est pas dirigée pas des hommes d'un très grand bon sens, elle risque de négliger la mer pour la terre et inversement [...] Si elle n'a soin d'être forte sur mer, elle est à la merci d'une puissance maritime qui met alors obstacle à ses autres desseins. Si elle veut y être forte, la même puissance maritime prend ombrage de ses progrès et c'est un nouveau genre de conflit. Près de mille ans d'une histoire qui n'est pas finie seront partagés entre la mer et la terre, entre l'Angleterre et l'Allemagne. Ainsi l'histoire de France, c'est celle de l'élaboration et de la conservation de notre pays à travers des accidents, des difficultés, des orages, venus de l'intérieur comme de l'extérieur, qui ont failli vingt fois renverser la maison et après lesquels il a fallu reconstruire. La France est une œuvre de l'intelligence et de la volonté." (p.16-17)

    "A qui devons-nous notre civilisation ? A quoi devons-nous d'être ce que nous sommes ? A la conquête des Romains. Et cette conquête, elle eût échoué, elle se fût faite plus tard, dans des conditions différentes, peut-être moins bonnes, si les Gaulois n'avaient été divisés entre eux et perdus par leur anarchie. Les campagnes de César furent grandement facilitées par les jalousies et les rivalités des tribus. Et ces tribus étaient nombreuses: plus tard, l'administration d'Auguste ne reconnut pas moins de soixante nations ou cités. A aucun moment, même sous le noble Vercingétorix, la Gaule ne parvint à présenter un front vraiment uni, mais seulement des coalitions. Rome trouva toujours, par exemple chez les Rèmes (de Reims) et chez les Éduens de la Saône, des sympathies ou des intelligences. La guerre civile, le grand vice gaulois, livra le pays aux Romains. [...]
    Les Français n'ont jamais renié l'alouette gauloise et le soulèvement national dont Vercingétorix fut l'âme nous donne encore de la fierté. Les Gaulois avaient le tempérament militaire. Jadis, leurs expéditions et leurs migrations les avaient conduits à travers l'Europe, jusqu'en Asie Mineure.
    Ils avaient fait trembler Rome, où ils étaient entrés en vainqueurs. Sans vertus militaires, un peuple ne substitue pas ; elles ne suffisent pas à le faire subsister. Les Gaulois ont transmis ces vertus à leurs successeurs. L'héroïsme de Vercingétorix et ses alliés n'a pas été perdu: il a été comme une semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triompha et c'eût été un malheur s'il avait triomphé.
    Au moment où le chef gaulois fut mis à mort après le triomphe de César (51 avant l'ère chrétienne), aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux sacrifices humains. A cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude: César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtres par le fer et le feu et elle a été payée par beaucoup de sang. Elle nous a été apportée par la violence. Si nous sommes devenus des civilisés supérieurs, si nous avons eu, sur les autres peuples, une avance considérable, c'est à la force que nous le devons.
    Les Gaulois ne devaient pas tarder à reconnaître que cette force avait été bienfaisante. Ils avaient le don de l'assimilation, une aptitude naturelle à recevoir la civilisation gréco-latine qui, par Marseille et le Narbonnais, avait commencé à les pénétrer. Jamais colonisation n'a été plus heureuse, n'a porté de plus beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. D'autres colonisateurs ont détruit les peuples conquis. Ou bien les vaincus, repliés sur eux-mêmes, ont vécu à l'écart des vainqueurs. Cent ans après César, la fusion était presque accomplie et des Gaulois entraient au Sénat romain.
    Jusqu'en 476, jusqu'à la chute de l'Empire d'Occident, la vie de la Gaule s'est confondue avec celle de Rome
    ." (p.17-18)

    "Il est probable que, sans les Romains, la Gaule eût été germanisée. Il y avait, au-delà du Rhin, comme un inépuisable réservoir d'hommes. Des bandes s'en écoulaient par intervalles, poussées par le besoin, par la soif du pillage ou par d'autres migrations. Après avoir été des envahisseurs, les Gaulois furent à leur tour envahis. Livré à eux-mêmes, eussent-ils résisté ? C'est douteux. Déjà, en 102 avant Jésus-Christ, il avait fallu les légions de Marius pour affranchir la Gaule des Teutons descendus jusqu'au Rhône. Contre ceux qu'on appelait les Barbares, un immense service était rendu aux Gaulois: il aida puissamment la pénétration romaine. L'occasion de la première campagne de César, en 58, avait été une invasion germanique. César s'était présenté comme un protecteur. Sa conquête avait commencé par ce que nous appellerions une intervention armée." (p.19)

    "[La Chute de l'Empire romain] nous enseigne que le progrès n'est ni fatal ni continu. Elle nous enseigne encore la fragilité de la civilisation, exposé à subir de longues éclipses ou même à périr lorsqu'elle perd son assise matérielle, l'ordre, l'autorité, les institutions politiques sur lesquelles elle est établie." (p.20)

    "Au cinquième siècle, la collaboration de la Gaule et de Rome s'exprima encore d'une manière mémorable par Aétius, vainqueur d'Attila, aux Champs Catalauniques. Le roi des Huns, le "fléau de Dieu" était à la tête d'un empire qu'on a pu comparer à celui des Mongols. Lui-même ressemblait à Gengis-Khan et à Tamerlan. Il commandait à des peuplades jusqu'alors inconnues. Aétius le battit près de Châlons avec l'aide des Wisigoths et des Francs, et cette victoire est restée dans la mémoire des peuples (451).
    C'est la première fois que nous nommons les Francs destinés à jouer un si grand rôle dans notre pays et à lui donner leur nom. Il y avait pourtant de longues années qu'ils étaient établis le long de la Meuse et du Rhin et que, comme d'autres Barbares, ils servaient à titre d’auxiliaires dans les armées romaines. C'étaient des Rhénans et l'une de leurs tribus était appelée celle des Ripuaires parce qu'elle habitait la rive gauche du Rhin (Cologne, Trêves).
    Pourquoi une aussi grande fortune était-elle réservée aux Francs ? Connus de Rome dès le premier siècle, ils lui avaient donné, non seulement des soldats, mais, peu à peu, des généraux, un consul, et même une impératrice. Ce n'était pourtant pas ce qui les distinguait des autres barbares que Rome avait entrepris d'attirer, d'assimiler et d'utiliser contre les Allemands d'outre-Rhin. Les Francs étaient même, d'une manière générale, en retard sur les peuples d'origine germanique installés comme eux dans les limites naturelles de la Gaule. Les Goths et les Burgondes admis à titre d' "hôtes" depuis longtemps étaient plus avancés et plus dégrossis. Cette circonstance devait tourner à leur détriment.
    Au moment où l'Empire d'Occident disparut, les Francs, établis dans les pays rhénans et belges, étaient encore de rudes guerriers que rien n'avait amolli. Ils étaient soldats et leur gouvernement était militaire.
    Clodion, Pharamond, Mérovée, n'étaient que des chefs de tribus, mais des chefs. [...]
    Voilà ces Francs, peu nombreux mais ardent à la guerre, et qui se tiennent sur les points d'où l'on domine la France, ceux qui commandent les routes d'invasion et par où l'on va au cœur, c'est-à-dire à Paris. Ils étaient les mieux placés. Une autre circonstance leur fut peut-être encore plus favorable: les Francs n'étaient pas chrétiens. Cette raison de leur succès semble surprenante d'abord. On va voir par quel enchaînement naturelle elle devait les servir.
    De bonne heure, la Gaule était devenue chrétienne et elle avait eu ses martyrs. L'Église de Lyon, illustrée par le supplice de Pothin et de Blandine, fut le centre de la propagande. De bonne heure, ce christianisme gallo-romain eut pour caractère d'être attaché à l'orthodoxie. Dès qu'elle avait commencé à se répandre, la religion chrétienne avait connu les hérétiques. Nulle part les dissidents ne furent combattus avec autant d'ardeur qu'en Gaule, saint Irenée avait pris la défense du dogme contre les gnostiques. Saint Hilaire lutte contre une hérésie plus grave et qui faillit l'emporter: l'arianisme. Les Barbares déjà établis en Gaule, s'étant convertis, étaient tout de suite devenus ariens. Lorsque les Francs parurent à leur tour, il y avait une place à prendre. La Gaule elle-même les appelait. Et l'Église comprit que ces nouveaux venus, ces païens, rivaux naturels des Burgondes et des Goths, pouvaient être attirés dans la vraie croyance. Ce fut le secret de la réussite de Clovis
    ." (p.20-22)

    "Lorsque, à Tolbiac (496), [Clovis] fit voeu de recevoir le baptême s'il était vainqueur, l'ennemi était l'Allemand. Non seulement Clovis était devenu chrétien, mais il avait chassé au-delà du Rhin l'ennemi héréditaire. Dès lors, il était irrésistible pour la Gaule romanisée.
    On peut dire que la France commence à ce moment-là.
    " (p.24)

    "L'Empire, réfugié à Constantinople, n'avait plus d'autorité en Occident, mais il y gardait du prestige. Lorsque Clovis eut reçu d'Anastase la dignité et les insignes consulaires, ce qu'aucun autre roi barbare n'avait obtenu, sa position se trouva grandie. La dynastie mérovingienne se trouvait rattachée à l'Empire romain. Elle parut le continuer et elle fut dès lors "légitime". C'est une des raisons qui lui permirent de se prolonger pendant deux siècles et demi." (p.27)

    "Il n'y a donc pas lieu de parler d'une conquête ni d'un asservissement de la Gaule par les Francs, mais plutôt d'une protection et d'une alliance, suivies d'une fusion rapide." (p.28)

    "Des généraux gallo-romains commandèrent des armées franques. Les lois, les impôts furent les mêmes pour tous. La population se mêla spontanément par les mariages et le latin devint la langue officielle des Francs qui oublièrent la leur, tandis que se formait la langue populaire, le roman, qui, à son tour, a donné naissance au français.
    Les Gallo-Romains furent si peu asservis que la plupart des emplois restèrent entre leurs mains dans la nouvelle administration qui continua l'administration impériale
    ." (p.29)

    "L'usage des Francs était que le domaine royal fût partagé à l'exclusion des filles, entre les fils du roi défunt. Appliquée à la Gaule et aux conquêtes si récentes de Clovis, cette règle barbare et grossière était encore plus absurde. Elle fut pourtant observée. Sur ce point la coutume franque ne cède pas. Les quatre fils de Clovis se partagèrent sa succession. Il faudra attendre les Capétiens pour que monarchie et unité deviennent synonymes." (p.29-30)

    "L'ainé des fils de Clovis, Thierry, reçut, avec l'Austrasie ou pays de l'Est, la majeure partie de l'Empire franc: Metz en était la capitale. C'en était aussi la partie la plus exposée aux retours offensifs des Allemands, des Burgondes et des Goths, et Thierry fut avantagé parce qu'étant arrivé à l'âge d'homme c'était le plus capable de défendre le territoire. Ses frères adolescents s'étaient partagé la Neustrie ou pays de l'Ouest, les pays uniquement gallo-romains. On voit tout de suite que le roi d'Austrasie devait être le plus influent parce qu'il conservait un point d'appui chez les Francs eux-mêmes et dans la terre d'origine des Mérovingiens. Ayant un pied sur les deux rives du Rhin, il protégeait la Gaule contre les invasions germaniques. [...]
    Mais, à la mort de Théodebald, fils de Thierry, de terribles dissentiments éclatèrent dans la descendance de Clovis. Austrasiens et Neustriens se battirent pour la prééminence. Il s'agissait de savoir qui commanderaient. Les luttes dramatiques de Chilpéric et de Sigebert, l'interminable rivalité de Frédégonde et de Brunehaut, n'eurent pas d'autre cause. C'étaient des partis qui se déchiraient et toute idée de nationalité était absente de ces conflits.
    Après cette longue guerre civile, l'Empire des Francs se trouva de nouveau réuni dans une seule main, celle de Clotaire II
    ." (p.30-31)

    "Après Dagobert (638), ce fut la décadence ; les partages recommencèrent entre ses fils et l'effet des partages fut aggravé par les minorités. Les maires du palais devinrent les véritables maîtres." (p.32)

    "Le changement de dynastie se fit sans secousses (752). Il avait été admirablement amené. Toutes les précautions avaient été prises. Le dernier Mérovingien avait disparu, l'opinion publique approuvait. La consécration du Saint-Siège, le "sacre", rendait la nouvelle dynastie indiscutable et créait une autre légitimité. La substitution fut si naturelle qu'elle passa presque inaperçue. Le maire du palais était devenu roi. L'autorité était rétablie, le pouvoir puissant. Une ère nouvelle s'était ouverte, celle des descendants de Charles Martel, les Carolingiens." (p.35-36)

    "Dès qu'il fut le seul maître, en 771, Charlemagne se mit à l’œuvre. Son but ? Continuer Rome, refaire l'Empire. En Italie, il bat le roi des Lombards et lui prendra la couronne de fer. Il passa à l'Espagne: c'est son seul échec. Mais le désastre de Roncevaux, le cor de Roland, servent sa gloire et sa légende: son épopée devient nationale. Surtout, sa grande idée était d'en finir avec la Germanie, de dompter et de civiliser ces barbares, de leur imposer la paix romaine. Sur les cinquante-trois campagnes de son règne, dix-huit eurent pour objet de soumettre les Saxons. Charlemagne alla plus loin que les légions, les consuls et les empereurs de Rome n'étaient jamais allés. Il atteignit jusqu'à l'Elbe. "Nous avons, disait-il fièrement, réduit le pays en province selon l'antique coutume romaine." Il fut ainsi pour l'Allemagne ce que César avait été pour la Gaule. Mais la matière était ingrate et rebelle. Witikind fut peut-être le héros de l'indépendance germanique, comme Vercingétorix avait été le héros de l'indépendance gauloise. Le résultat fut bien différent. On ne vit pas chez les Germains cet empressement à adopter les mœurs du vainqueur qui avait fait la Gaule romaine. Leurs idoles furent brisées, mais ils gardèrent leur langue et, avec leur langue, leur esprit. Il fallut imposer aux Saxons la civilisation et le baptême sous peine de mort tandis que les Gaulois s'étaient latinisés par goût et convertis au christianisme par amour. La Germanie a été civilisée et christianisée malgré elle et le succès de Charlemagne fut plus apparent que profond. Pour la "Francie", les peuples d'outre-Rhin, réfractaires à la latinité, restaient des voisins dangereux, toujours poussés aux invasions. L'Allemagne revendique Charlemagne comme le premier de ses grands souverains nationaux. C'est un énorme contresens. Ses faux Césars n'ont jamais suivi l'idée maîtresse, l'idée romaine de Charlemagne: une chrétienté unie." (p.39-40)

    "Lothaire, l'ainé, voulait maintenir l'unité de l'Empire. Charles le Chauve et Louis le Germanique se liguèrent contre lui. C'était déjà plus qu'une guerre civile, c'était une guerre de nations. La Paix, qui fut le célèbre traité de Verdun, démembra l'Empire (843). Étrange partage, puisque Louis avait l'Allemagne, Lothaire une longue bande de pays qui allait de la mer du Nord jusqu'en Italie avec le Rhône pour limite de l'ouest, tandis que Charles le Chauve recevait le reste de la Gaule.
    L'unité de l'Empire carolingien était rompue. De cette rupture, il allait mourir encore plus vite que la monarchie mérovingienne n'était morte. Les partages étaient l'erreur inguérissable de ces dynasties d'origine franque. Celui de Verdun eut, en outre, un résultat désastreux: il créait entre la France et l'Allemagne un territoire contesté, et à la limite du Rhin était perdue pour la Gaule. De ce jour, la vieille lutte des deux peuples prenait une forme nouvelle. La France aurait à reconquérir ses anciennes frontières, à refouler la pression germanique: après plus de milles ans et des guerres sans nombre, elle n'y a pas encore réussi
    ." (p.43)

    "Le dixième siècle est probablement le plus atroce de notre histoire. Tout ce qu'on avait vu à la chute de Rome et pendant l'agonie des Mérovingiens fut dépassé. Seule, la lutte de tous les jours, la nécessité de vivre, qui ne laisse même plus de temps pour les regrets, empêcha les hommes de tomber dans le désespoir. Avec la décadence de l'autorité carolingienne, les calamités recommençaient. Au Sud, les Sarrasins avaient reparu. Et puis un autre fléau était venu: les Normands, qui, après avoir pillé les côtes, s'enhardissaient, remontaient les fleuves, brûlaient les villes et dévastaient le pays. L'impuissance des Carolingiens à repousser ces envahisseurs hâta la dissolution générale. Désormais, le peuple cessa de compter sur le roi. Le pouvoir royal devint fictif. L'Etat est en faillite. Personne ne lui obéit plus. On cherche protection où l'on peut.
    Alors les hauts fonctionnaires se rendent indépendants. Le système féodal, que Charlemagne avait régularisé et discipliné, s'affranchit et produit un pullulement de souverainetés. L'autorité publique s'est évanouie: c'est le chaos social et politique. Plus de Francie ni de France. Cent, mille autorités locales, au hasard des circonstances, prennent le pouvoir
    ." (p.45)

    "Les abus de la féodalité ne furent sentis que plus tard, quand les conditions eurent changé, quand l'ordre commença à revenir, et les abus ne s'en développèrent aussi qu'à la longue, la valeur du service ayant diminué et le prix qu'on payait étant resté le même." (p.47)

    "Ce fut un progrès, au dixième siècle, de vivre à l'abri d'un château fort. Les donjons abattus plus tard avec rage avaient été construits d'abord avec le zèle qu'on met à élever des fortifications contre l'ennemi." (p.47)

    "Le principe de l'élection triomphe: il affaiblit la royauté et il autorise toutes les ambitions. Plus tard, la royauté allemande restera soumise au régime électif tandis que la nouvelle monarchie française se fortifiera par l'hérédité." (p.48)

    "Presque rien de grand ne se fait vite. Il faut vaincre des traditions, des intérêts. Et il faut aussi pouvoir durer." (p.49)

    "Hugues Capet fut élu en qualité de prince national (987). [...]
    Les Capétiens duc héréditaires dans les domaines de l'Ile-de-France, suzerains dans le Maine, la Touraine, l'Anjou, étaient solidement installés au coeur du pays. Ils n'auraient plus qu'à s'affranchir de l'élection pour s'étendre et se développer, ce qui se fit de la manière la plus simple du monde. Hugues Capet ayant tout de suite associé au trône son fils aîné, l'élection du successeur eut lieu du vivant du roi. [...]
    La succession de mâle en mâle par ordre de primogéniture, conquête inaperçue des contemporains, allait permettre de refaire la France. [...]
    Il semble que les Capétiens aient eu devant les yeux les fautes de leurs prédécesseurs pour ne pas les recommencer. Les descendants de Charlemagne, de Charles le Chauve à Lothaire, s'étaient épuisés à reconstituer l'Empire. Ce fut également la manie des empereurs germaniques. Les Capétiens étaient des réalistes. Ils se rendaient un compte exact de leurs forces. Ils se gardèrent à leurs débuts d'inquiéter personne.
    La race de Hugues Capet, après avoir mis trois générations à prendre la couronne, régnera pendant huit siècles. L'avenir de la France est assuré par l'avènement de la monarchie nationale. A cette date de 987, véritablement la plus importante de notre histoire, il y a déjà plus de mille ans que César a conquis la Gaule. Entre la conquête romaine et la fondation de la monarchie française, il s'est écoulé plus de temps, il s'est passé peut-être plus d'événements que de 987 à nos jours. Au cours de ces mille années, nous avons vu que la France a failli plusieurs fois disparaître. Comme il s'en est fallu de peau que nous ne fussions pas français !
    " (p.52)

    "Au comte de Périgord qui s'était emparé de sa ville de Tours, Hugues ayant fait demander par un héraut: "Qui t'a fait comte ?" s'entendit répondre: "Qui t'a fait roi ?" (p.53)

    "Les huit grands fiefs étaient ceux de Flandre, de Normandie, de Bourgogne, de Guyenne, de Gasgogne, de Toulouse, de Gothie (Narbonne, Nîmes) et de Barcelone: la suzeraineté capétienne sur ces duchés et ces marches venait de l'héritage des Carolingiens. C'était un titre juridique qui restait à réaliser et qui ne le serait jamais partout. En fait, les grands vassaux étaient maîtres chez eux.
    La dignité royale et l'onction du sacre qui entraînait l'alliance de l'Église, une vague tradition de l'unité personnifiée par le roi: c'était toute la supériorité des Capétiens. Ils y joignaient l'avantage, qui ne serait senti qu'à la longue, de résider au centre du pays.
    " (p.56)

    "Incapable de résister aux Normands, l'empereur carolingien avait cédé à leur chef Rollon la province qui est devenue la Normandie. Et l'on vit encore le miracle qui s'est répété tant de fois dans cette période de notre histoire: le conquérant fut assimilé par sa conquête. En peu de temps, les nouveaux ducs de Normandie et leurs compagnons cessèrent d'être des pirates. Ils se firent chrétiens, prirent femme dans le pays, en parlèrent la langue, et, comme ils avaient l'habitude de l'autorité et de discipline, gouvernèrent fort bien ; le nouveau duché devint vigoureux et prospère. Les Normands ajoutèrent un élément nouveau, un principe actif, à notre caractère national. Toujours enclins aux aventures lointaines, ils s'en allèrent fonder un royaume dans l'Italie méridionale et en Sicile, portant au loin le nom français. Mais, tout près d'eux, une autre Conquête s'offrait aux Normands, celle de l'Angleterre, où déjà leur influence avait pénétré. Une seule bataille, celle d'Hastings, livra l'île à Guillaume le Conquérant en 1066. L'Angleterre, qui jusqu'alors ne comptait pas, qui était un pauvre pays encore primitif, peu peuplé, entre dans l'histoire et va singulièrement compliquer la nôtre. Allemagne, Angleterre: entre ces deux forces, il faudra nous défendre, trouver notre indépendance et notre équilibre. C'est encore la loi de notre vie nationale." (p.56-57)

    "Les Croisades corrigèrent en partie ce que la conquête de l'Angleterre avait d'alarmant. Elle décongestionnèrent la féodalité. En tournant les énergies et les goûts batailleurs vers une entreprise religieuse et idéaliste, Urbain II et Pierre l'Ermite rendirent un immense service à la jeune royauté. Si le pape eut une idée politique, elle visait probablement l'Allemagne avec laquelle il était en conflit. Toute la chrétienté et les plus fidèles partisans de l'empereur germanique obéissant à la voix du pontife: c'était une victoire du Sacerdoce sur l'Empire. Cependant le Capétien que sa modestie tenait à l'écart de ces grandes querelles, profiterait du déplacement de forces que la délivrance de la Terre sainte allait causer.
    Il se trouva qu'au moment de la première croisade, la plus importante de toutes (1096), le roi de France était en difficulté avec l'Église à cause d'un second mariage irrégulier. Philippe Ier ne participa d'aucune manière à l'expédition tandis que toute la chevalerie française partait. Nulle part, dans la chrétienté, l'enthousiasme pour la guerre sainte n'avait été plus grand que dans notre pays, au point que la croisade apparut aux peuples d'Orient comme une entreprise française. Il en résulta d'abord pour la France un prestige nouveau et qui devait durer dans la suite des siècles. Et puis, beaucoup des croisés disparurent. D'autres qui, pour s'équiper, avaient engagé leurs terres, furent ruinés. Ce fut une cause d'affaiblissement pour les seigneuries féodales. Et il y eut deux bénéficiaires: la bourgeoisie des villes et la royauté.
    " (p.58)

    "On avait recherché la protection des seigneurs pour être à l'abri des pirates: on voulut des droits civils et politiques dès que la protection fut moins nécessaire. La prospérité rendit le goût des libertés et le moyen de les acquérir. Ce qu'on appelle la révolution communale fut, comme toutes les révolutions, un effet de l'enrichissement, car les richesses donnent la force et c'est quand les hommes commencent à se sentir sûrs du lendemain que la liberté commence aussi du prix pour eux." (p.59)

    "Ce mouvement [communal] fut d'ailleurs très varié, comme l'était le monde de ce temps où tout avait un caractère local, où les conditions changeaient de province à province et de cité à cité." (p.60)

    "L'ambition du roi de France [Louis VI], au commencement du douzième siècle, était d'aller sans encombre de Paris à Orléans. [...]
    C'était un homme pour qui les leçons de l'expérience n'étaient pas perdues et il ne voulait pas s'exposer à créer une autre féodalité. Aussi choisit-il pour fonctionnaires de petites gens qui fussent bien à lui et qu'il changeait souvent de place. A sa suite, les rois de France s'entoureront de roturiers bons comptables et bons légistes. Son homme de confiance, Suger, un simple moine, sera le ministre type de la royauté.
    Voilà comment, par la force des choses, les Capétiens, issus du régime féodal, en devinrent les destructeurs. Ils devaient le soumettre ou être mangés par lui
    ." (p.60-61)

    "Quelle erreur de croire que ce siècle lui-même ait été celui de la foi docile et de l'obéissance au maître ! Ce fut le siècle d'Abélard, de sa fabuleuse célébrité, des controverses philosophiques, des audaces de l'esprit. Les hérésies reparaissaient et elles trouvèrent saint Bernard pour les combattre. La croisade contre les Albigeois était proche. Il y avait aussi des bouillonnements d'indiscipline et, pendant sa régence, il faudra que Suger ait la main lourde. Les hommes de ce temps-là ont eu les mêmes passions que nous." (p.62)

    "Louis VII s'était très bien marié. Il avait épousé Éléonore de Guyenne, dont la dot était tout le Sud-Ouest. Par ce mariage, la France, d'un seul coup, s'étendait jusqu'aux Pyrénées. Les deux époux ne s'entendirent pas et Louis VII paraît avoir eu de sérieux griefs contre la reine ; la France aussi a eu son "nez de Cléopâtre" qui a failli changer son destin. Toutefois cette union orageuse ne fut annulée qu'après quinze ans, lorsque Suger, le bon conseiller, eut disparu. Ce divorce fut une catastrophe. Bien qu'Éléonore ne fût plus jeune, elle ne manqua pas de prétendants et elle porte sa dot à Henri Plantagenêt, comte d'Anjou. C'était une des pires conséquences du démembrement de l'Etat par le régime féodal que le territoire suivît le titulaire du fief homme ou femme, comme une propriété. Dans ce cas, la conséquence fut une gravité sans pareille. Le hasard voulut, en outre, que le comte d'Anjou héritât presque tout de suite de la couronne d'Angleterre (1154). Le Plantagenêt se trouvait à la tête d'un royaume qui comprenait, avec son domaine angevin, la Grande-Bretagne et la Normandie et, par Éléonore de Guyenne, l'Auvergne, l'Aquitaine. Serré entre cet Etat et l'empire germanique, que deviendrait le royaume de France ? C'est miracle qu'il n'ait pas été écrasé. La fin du règne de Louis VII se passa à écarter la tenaille et à défendre les provinces du Midi contre l'envahissement anglo-normand. Une grande lutte avait commencé. Elle ne devait avoir de trêve qu'avec saint Louis. Ce fut la première guerre de cent ans." (p.63)

    "Philippe Auguste n'avait qu'une idée: chasser les Plantagenêts du territoire. Il fallait avoir réussi avant que l'empereur allemand, occupé en Italie, eût le loisir de se retourner contre la France. C'était un orage que le Capétien voyait se former. Cependant la lutte contre les Plantagenêts fut longue. Elle n'avançait pas. Elle traînait en sièges, en escarmouches, où le roi de France n'avait pas toujours l'avantage. Henri, celui qu'avait rendu si puissant son mariage avec Éléonore de Guyenne, était mort, Richard Coeur de Lion, après tant d'aventures romanesques, avait été frappé d'une flèche devant le château de Châlus: ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait encore de résultat. Vint Jean sans Terre: sa démence, sa cruauté offrirent à Philippe Auguste l'occasion d'un coup hardi. Jean était accusé de plusieurs crimes et surtout d'avoir assassiné son neveu Arthur de Bretagne. Cette royauté anglaise tombait dans la folie furieuse. Philippe Auguste prit la défense du droit et de la justice. Jean était son vassal: la confiscation de ses domaines fut prononcée pour cause d'immoralité et d'indignité (1202). La loi féodale, l'opinion publique était pour Philippe Auguste. Il passa rapidement à la saisie des terres confisquées où il ne rencontra qu'une faible résistance. Fait capital: la Normandie cessait d'être anglaise. La France pouvait respirer. Et, tour à tour, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Poitou tombèrent entre les mains du roi. Pas de géant pour l'unité française. Les suites du divorce de Louis VII étaient réparées. Il était temps.
    Philippe Auguste s'occupait d'en finir avec les alliés que Jean sans Terre avait trouvés en Flandre lorsque l'empereur Othon s'avisa que la France grandissait beaucoup. Une coalition des rancunes et des avidités se forma: le Plantagenêt, l'empereur allemand, les féodaux jaloux de la puissance capétienne, c'était un terrible danger national. [...] Devant le péril, Philippe Auguste ne manqua pas non plus de mettre les forces morales de son côté. Il avait déjà la plus grande, celle de l'Église, et le pape Innocent III, adversaire de l'Empire germanique, était son meilleur allié européen: le pacte conclu jadis avec la papauté par Pépin et Charlemagne continuait d'être bienfaisant. Philippe Auguste en appela aussi à d'autres sentiments. On forcerait à peine les mots en disant qu'il convoqua ses Français à la lutte contre l'autocratie et contre la réaction féodale, complice de l'étranger. [...] Les milices avaient suivi d'enthousiasme et, après la victoire qui délivrait la France, ce fut de l'allégresse à travers le pays. Qui oserait assigner une date à la naissance du sentiment national ?
    " (p.64-66)

    "Qu'était l'hérésie albigeoise ? Un mouvement politique. On y reconnaît ce qui apparaîtra dans le protestantisme: une manifestation de l'esprit révolutionnaire. Il y a toujours eu, en France, des éléments d'anarchie. [...]
    Comme les protestants, les Albigeois prétendaient purifier le christianisme. Ils s'insurgeaient contre la hiérarchie ecclésiastique et contre la société. Si l'on en croit les contemporains, leur hérésie venait des Bogomiles bulgares qui furent comme les bolcheviks du Moyen Age. Ce n'est pas impossible, car les idées circulaient alors aussi vite que de nos jours. Il est à remarquer, en outre, que le Languedoc, les Cévennes, âpres régions où le protestantisme trouvera plus tard ses pasteurs du désert, furent le foyer de la secte albigeoise.
    Elle se développa, avec la tolérance de la féodalité locale, jusqu'au jour où la croisade fut prêchée à travers la France, au nom de l'ordre autant qu'au nom de la foi. Dès le moment où Simon de Montfort et ses croisés se mirent en marche, l'affaire changea d'aspect. Elle devint la lutte du Nord contre la féodalité du Midi et la dynastie toulousaine. L'adversaire était le comte de Toulouse au moins autant que l'hérésie. Le Nord triompha. Mais, avec un sens politique profond, Philippe Auguste refusa d'intervenir en personne et d'assumer l'odieux de la répression. Il n'avait que peu de goût pour les croisades et celle-là, s'il y eût pris part, eût gâté les chances de la monarchie dans la France méridionale. La féodalité du Sud ne se releva pas de cette lutte. Du moins les rancunes qui en restèrent n'atteignirent pas le Capétien. Elle ne compromirent pas son œuvre d'unité.
    En mourant (1223), Philippe Auguste ne laissait pas seulement une France agrandie et sauvée des périls extérieurs. Il ne laissait pas seulement un trésor et de l'ordre au-dedans. Sa monarchie était devenue si solide qu'il put négliger la précaution qu'avaient observée ses prédécesseurs. Il ne prit pas la peine d'associer son fils ainé au trône avant de mourir. Louis VIII lui succéda naturellement et personne ne demanda qu'une élection eût lieu. A peine se rappelait-on qu'à l'origine la monarchie avait été élective. De consuls à vie, les Capétiens étaient devenus rois héréditaires. Depuis Hugues Capet, il avait fallu près de deux siècle et demi pour que l'hérédité triomphât. Évènement immense. La France avait un gouvernement régulier au moment où les empereurs d'Allemagne tombaient les uns après les autres, au moment où l'autorité du roi d'Angleterre était tenue en échec par la grande charte de ses barons
    ." (p.67-68)

    "En 1226, lorsque Louis VIII mourut, son fils ainé avait onze ans. Les minorités ont toujours été un péril. Celle-là compte parmi les plus orageuses. Le règne de saint Louis a commencé, comme celui de Louis XIV, par une Fronde, une Fronde encore plus dangereuse, car ceux qui la conduisaient étaient de puissants féodaux. Les vaincus de Bouvines étaient avides de prendre leur revanche et d'en finir avec l'unificateur capétien. Les conjurés contestaient la régence de Blanche de Castille." (p.68)

    "En 1236, Louis IX est majeur. Il vient d'épouser Marguerite de Provence. Mariage politique qui prépare la réunion d'une autre province." (p.69)

    "Saint Louis savait frapper fort et frapper juste. A la bataille de Taillebourg, en 1242, il avait brisé le dernier retour offensif des Plantagenêts. On a admiré que, parti pour délivrer Jérusalem, il fût allé, comme Bonaparte, droit en Égypte, clef de la Palestine et de la Syrie.
    Cette expédition tourna mal. C'était la fin des Croisades et le royaume chrétien de Jérusalem ne pouvait plus être sauvé. Saint Louis fut fait prisonnier par les Mameluks après des combats chevaleresques et ne retrouva sa liberté qu'en payant rançon
    ." (p.70-71)

    "Il mettait le "Parlement" au-dessus des autres juridictions. C'est sous son règne que cette cour d'appel et de justice reçoit ses attributions principales. Et le Parlement jouera un grand rôle dans notre histoire. En unifiant le droit, il unira la nation. Il renforcera l'État en éliminant peu à peu les justices féodales, jusqu'au jour où le Parlement lui-même, devenu pouvoir politique, sera un danger pour la monarchie." (p.72)

    "Sous son règne [...] la France était devenue plus prospère, la vie plus douce, plus sûre, plus humaine." (p.72-73)

    "Contre la papauté, [Philippe le Bel] défendit les droits de la couronne et l'indépendance de l'Etat français.
    Boniface VIII s'était mêlé de choses qui ne le regardaient pas. Il ne se contenait pas de reprocher à Philippe le Bel d'avoir touché ou saisi les revenus de l'Église -le grand souci du roi, tandis qu'il était aux prises avec les difficultés, européennes, étant de ne pas laisser sortir d'argent de France. Le pape critiquait le gouvernement de Philippe le Bel, l'accusait d'oppression et de tyrannie, intervenait même dans les finances puisqu'un de ses griefs était l'altération des monnaies, mesure nécessitée par la guerre, elle aussi [...]
    Philippe le Bel reçut mal ces remontrances et la France les reçut aussi mal que lui. Pour frapper les imaginations, comme s'y prendrait aujourd'hui la presse, le roi publia de la bulle
    Ausculta fili un résumé qui grossissait les prétentions du pape. [...] Enfin, pour mieux marquer qu'il avait la France derrière lui, le roi convoqua des états généraux. On a prétendu de nos jours que c'était une innovation, que de ces états de 1302 dataient une institution et l'origine des libertés publiques. A la vérité, il y avait toujours eu des assemblées. L'une d'elles, nous l'avons vu, avait élu Hugues Capet. Les bourgeois des villes, les gens de métier avaient coutume de délibérer sur les questions économiques, en particulier celle des monnaies. La convocation de 1302 ne les surprit pas et ne paraît pas avoir été un événement, car l'élection des représentants du troisième ordre -le "tiers état"- n'a pas laissé de traces et tout se passa comme une chose naturelle et ordinaire puisque la convocation fut du mois de mars et qu'on se réunit dès avril, à Paris, dans l'église Notre-Dame. Nobles, bourgeois, clergé même, tous approuvèrent la résistance de Philippe le Bel au pape. Le roi de France "ne reconnaissait point de supérieur sur la terre". [...]
    Boniface VIII, qui avait une grande force de caractère, n'était pas homme à céder. Il maintint sa prétention de convoquer à Rome un concile pour juger le Capétien et "aviser à la réforme du royaume". Philippe le Bel était menacé d'excommunication s'il refusait de laisser partir pour Rome les prélats français. Toutefois, il chercha à négocier. Sa nature le portait à épuiser les moyens de conciliation avant de recourir aux grands remèdes. C'est seulement quand il vit que le pape était résolu à l'excommunier et à user contre lui de ses forces spirituelles, ce qui eût peut-être amené un déchirement de la France, que Philippe prit le parti de prévenir l'attaque et de frapper un grand coup. Il était temps, car déjà la parole pontificale agissait et le clergé, les ordres religieux, les Templiers surtout, hésitaient à suivre le roi et à donner tort à la papauté. C'est alors que le chancelier Guillaume de Nogaret se rendit à Rome, trouva Boniface VIII à Anagni et s'empara de sa personne. Délivré, le pape mourut d'émotion quelques jours plus tard (1303). [...]
    Les bulles de Boniface VIII étaient annulées. Le roi de France était maître chez lui. Il avait joué gros jeu pour sauver son autorité et l'unité morale du royaume. Le signe de sa victoire, ce fut que Clément V, ancien archevêque de Bordeaux, passa pour un pape français et s'établit à Avignon. Pendant trois quarts de siècle, les papes y resteront sous la protection de la monarchie française
    ." (p.79-81)

    "Philippe le Bel, pour trouver de l'argent, s'adressa à ceux qui en avaient et que l'opinion publique l'engageait à frapper. Il mit de lourdes taxes sur les marchands étrangers et sur les Juifs qui faisaient le commerce de la banque. Est-ce aussi pour se procurer des ressources qu'il détruisit l'ordre du Temple ? Oui et non. Le procès des Templiers se rattache au conflit avec Boniface VIII. L'ordre n'était pas seulement riche. Il était puissant. C'était déjà un Etat dans l'Etat. Et il était international. En prenant parti pour Boniface VIII, il avait menacé l'unité du royaume. Le procès des Templiers, qui eut un si grand retentissement, fut avant tout un procès politique. Philippe le Bel ne fut si acharné à brûler comme hérétiques de nombreux chevaliers et leur grand maître, Jacques de Molay, que pour donner à cette opération de politique intérieure un prétexte de religion et de moralité." (p.82)

    "Philippe le Bel réunit à la France la Champagne, la Marche et Angoulême, Lyon et le Vivarais, [...] il maria son second fils, Philippe le Long, à l'héritière de Bougogne [...] il garda, de la dure entreprise de Flandre, Lille, Douai et Orchies. C'était, au milieu des pires difficultés, un des plus grands efforts d'expansion que la France eût accomplis depuis le premier Capétien." (p.82-83)

    "[La flotte française] fut détruite en 1340 à la funeste bataille de l'Écluse: la guerre de Cent Ans a commencé par ce désastre, par l'équivalent de Trafalgar. Désormais, l'Angleterre est maîtresse des routes maritimes. Elle envahira la France où et quand elle voudra. [...]
    L'armée anglaise traversa la Normandie, pillant les villes ouvertes. Elle remonta la Seine, menaça Paris. Philippe VI, pendant ce temps, inquiétait l'ennemi du côté de la Guyenne. Il remonta en hâte avec son armée et son approcha détermina Édouard [III], qui se sentait bien en l'air, exposé à une aventure, à s'en aller au plus vite vers le Nord. Plusieurs fois sa retraite faillit être coupée, tant qu'il dut se résoudre à faire tête, croyant tout perdu. En somme, il redoutait l'armée française, il ne se fiait pas assez à la supériorité de ses moyens. Il avait pourtant l'avantage de la tactique et du matériel. Le calcul et l'organisation l'emportèrent sur l'imprudence d'une vaine bravoure dans la fatale journée de Crécy: notre principale force militaire y fut détruire (1346). Édouard III put assiéger et prendre Calais. Pendant deux siècles, l'Angleterre gardera cette "tête de pont".
    Édouard III ne poursuivit pas ses avantages. La guerre coûtait cher, les armées étaient peu nombreuses, ce qui rendait prudent. Une trêve, plusieurs fois renouvelée, fut signée avec la France. Elle durait encore lorsque Philippe VI mourut en 1350
    ." (p.92-93)

    "Un historien a pu dire qu'à l'avènement de Jean le Bon "la trahison était partout". [...] Le roi Jean n'était sûr de personne, des féodaux moins que des autres. Il essaya de s'attacher la noblesse par le sentiment de l'honneur, exploita la mode, créa un ordre de chevalerie: ce qu'on prend pour des fantaisies moyenâgeuses avait un sens politique. Ce Jean, qu'on représente comme un étourdi, un agité romanesque et glorieux, se rendait compte de la situation. Son autorité était compromise. Il n'hésita pas à faire décapiter sans jugement un connétable, le comte d'Eu, qui avait vendu aux Anglais la place de Guînes. Mais il allait trouver un traître dans sa propre famille. Charles le Mauvais, roi de Navarre, petit-fils de Louis Hutin, s'estimait injustement évincé du trône de France. Lui et les siens agitaient le pays par leurs intrigues et leurs rancunes. Jean chercha vainement à le gagner par des procédés généreux. Charles le Mauvais était puissant. Il avait des fiefs et des domaines un peu partout en France, des partisans, une clientèle. Le parti de Navarre ne craignit pas d'assassiner le nouveau connétable par vengeance: ce fut le début des crimes politiques et de la guerre civile. Jean résolut de sévir, de séquestrer les domaines du roi de Navarre, qui passa ouvertement à l'Angleterre. Ce fut le signal de la reprise des hostilités avec les Anglais (1355).
    La lutte s'annonce mal pour la France. Le roi doit compter avec Charles le Mauvais, perfide, presque insaisissable, sur lequel par un beau coup d'audace, il ne met un jour la main que pour voir une partie du royaume s'insurger en sa faveur. Jean procède à des exécutions sommaires, fait reculer les rebelles, mais n'ose, à tort, verser le sang de sa famille, et se contente d'emprisonner le roi de Navarre qui lui demande pardon à genoux: nous verrons bientôt reparaître le Mauvais, pire dans son orgueil humilié. Cependant les troupes anglaises se sont mises en mouvement. Elles envahissent et ravagent la France, cette fois celle du Midi, et avancent par le Sud-Ouest. C'était le moment de la nouvelle rencontre, inévitable depuis Crécy. Édouard III s'y était préparé. L'argent lui manquait: l'Angleterre industrielle et commerçante en emprunta, sur le monopole des laines, aux banquiers florentins. A la France, surtout agricole, cette ressource faisait défaut. L'impôt seul pouvait remplir le Trésor, et moins que jamais les Français étaient d'humeur à payer des impôts tandis qu'ils se plaignaient des expédients financiers auxquels la couronne était réduite. Jean dut d'adresser aux états provinciaux pour obtenir des subsides et, en 1355, convoqua des états généraux. Là parut Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Avertie par le chancelier des dangers que courait la France, l'assemblée consentit à voter des taxes, mais à la condition de les percevoir par des agents à elle et d'en contrôler l'emploi. Elle ajouta de sévères remontrances au gouvernement sur la gestion des finances publiques. Que les impôts soient votés et perçus par les représentants de ceux qui les paient, le principe était bon. La monarchie l'acceptait. Elle avait elle-même tant de difficultés à trouver de l'argent ! Elle eût volontiers laissé la tâche à d'autres. Mais les états tombaient mal. Ils ne furent pas plus heureux que le roi. Une partie de la France était en rébellion. La Normandie, l'Artois, la Picardie n'avaient pas voulu "députer" aux états généraux et refusèrent d'acquitter les taxes. [...] Les états, devant le refus des contribuables, remplacèrent les taxes sur le sel et sur les ventes par un prélèvement sur le revenu qui fut accueilli de la même manière. Cependant l'ennemi ravageait notre territoire. "La résistance aux impôts votés par les états, dit Michelet, livrait le royaume à l'Anglais".
    Jean le Bon dut se porter à la rencontre de l'envahisseur avec des troupes qui n'étaient ni mieux armées ni mieux instruites que celle de Crécy. Ces dix ans avaient été perdus dans le mécontentement et les dissensions. La France n'avait fait aucun progrès militaire. Sa seule armée, l'armée chevaleresque et féodale, se battit selon des principes qui ne valaient plus rien et recommença les fautes de Crécy. Cette fois le désastre fut complet. A Poitiers, le roi Jean, qui s'était battu en personne, la hache à la main, fut pris et emmené à Londres par les Anglais (1356)
    ." (p.93-95)

    "La disparition du roi créa une situation révolutionnaire. Le dauphin Charles, nommé lieutenant du royaume, restait seul à Paris. Il devait, plus tard, être un de nos meilleurs souverains. C'était alors un très jeune homme, froid, d'aspect timide et chétif, précocement calculateur. Il n'eut pas d'autorité dans Paris, déjà grande ville tumultueuse. On vit alors tous les phénomènes de la "débâcle". A la nouvelle de la catastrophe de Poitiers, on chercha les responsables. On accusa les nobles, c'est-à-dire les militaires. On cria à la trahison. Le dauphin ayant convoqué les états généraux, l'assemblée commença, comme toutes les assemblées en pareil cas, par nommer une commission d'enquête qui exigea l'institution d'un conseil de surveillance auprès du dauphin et des fonctionnaires publics, ainsi qu'un comité de l'armée chargé "d'ordonner pour le fait des guerres". C'était une tentative de gouvernement parlementaire et, tout de suite, la politique apparut. Il y eut un parti navarrais aux états. Une des requêtes présentées par la commission tendait à mettre en liberté le roi de Navarre, illégalement détenu. [...]
    Aux requêtes des états, le dauphin avait répondu d'une façon dilatoire et demandé d'en référer à son père. Cependant la confusion s'aggravait dans le pays. Les Anglais et les Navarrais dévastaient les campagnes. Des bandes armées, les grandes compagnies, se livraient au brigandage. Paris, qui s'entourait en hâte de murs, s'emplissait de réfugiés, qui répandaient l'alarme et la fièvre. [...]
    Le roi Jean fit savoir de Londres qu'une trêve étant signée avec l'Angleterre, il n'y avait plus lieu de voter les impôts proposés par les états ni, par conséquent, de tenir la session de Pâques. L'agitation de Paris s'accrut et, dès lors, Étienne Marcel se comporta en véritable chef révolutionnaire. Il fallait au mouvement l'appui d'un parti et d'un nom. Un coup de main délivra Charles le Mauvais qui, par complicité du prévôt des marchands, vint à Paris et harangua le peuple. Cependant Étienne Marcel faisait prendre à ses partisans des cocardes rouges et bleues. Son plan était d'humilier le dauphin, de détruire son prestige et ce qui lui restait d'autorité. Un joue, s'étant rendu au Louvre avec une troupe en armes et suivi d'une grande foule, il adressa au dauphin de violentes remontrances. Puis, sur un signe du prévôt, les deux maréchaux, conseillers du jeune prince, qui se tenaient auprès de lui, furent assassinés sous ses yeux. Le dauphin lui-même, couvert de leur sang, fut coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu comme Louis XVI le sera un jour du bonnet rouge.
    Ces scènes révolutionnaires, qui ont eu, quatre cents ans plus tard, de si frappantes répétitions, ne s'accordent guère avec l'image qu'on se fait communément de l'homme du Moyen Age, pieusement soumis à ses rois. On sait mal comment le dauphin, captif d'Étienne Marcel, après la sanglante journée du Louvre, réussit à s'échapper de Paris. Ayant atteint l'âge de dix-huit ans, il prit le titre de régent et, réfugié en Champagne, il obtint l'appui des états de cette province. Ce fut le point de départ de la résistance. Beaucoup de députés aux états généraux, effrayés, avaient fui Paris. Ils tinrent à Compiègne une assemblée qui se prononça pour le régent, et lui accorda les ressources nécessaires pour lever des troupes moyennant la promesse de réformes. Aussitôt le dauphin commença l'investissement de Paris, Étienne ayant refusé de se soumettre.
    C'était la guerre civile, la dispute pour le pouvoir. Elle éveilla des instincts éternels et "l'anarchie spontanée" éclata. Dans toute la région qui entoure la capitale, dans le pays de Laon, d'Amiens, de Beauvais, de Soissons, où le mouvement communal avait déjà revêtu, jadis, les formes plus violentes, ce fut une terrible Jacquerie. Étienne Marcel accueillit avec joie, s'il ne l'avait provoquée, cette révolte paysanne et s'entendit avec ses chefs. Mais les Jacques, auxquels il prêtait la main, furent battus, presque par hasard, à Meaux. Charles le Mauvais lui-même, pour ne pas s'aliéner les nobles qui étaient dans son parti, s'associa à la répression et il y eut grand massacre de révoltés. Avec la Jacquerie, Étienne Marcel perdait un grand espoir. Il ne comptait plus que sur Charles le Mauvais, auquel il donna le titre de capitaine général de Paris, mais qui, devenu prudent, négociait déjà avec le dauphin. En somme, l'effroi qu'avait répandu la Jacquerie rétablissait les affaires de la royauté. Paris, serré de près, manquait de vivres et commençait à murmurer. On murmura plus encore lorsque le prévôt des marchands eut appelé des Anglais dans la ville. Le parti royaliste, terrorisé par des massacres après la fuite du régent, releva la tête. Bientôt Étienne Marcel fut tué, au moment où, selon la légende, il plaçait lui-même les gardes qui devaient ouvrir les portes de la ville au roi de Navarre: la dernière ressource du chef révolutionnaire paraît en tout cas avoir été d'offrir la couronne à Charles le Mauvais. Étienne Marcel finit comme un traître.
    Jean Maillart et les bourgeois parisiens qui avaient mené cette contre-révolution arrêtèrent les amis du prévôt et envoyèrent des députés au régent qui reprit possession de la ville. On était en juillet 1358: les troubles duraient depuis près de deux ans. [...]
    Le futur roi Charles, qui allait devenir Charles le Sage, vivra longtemps sous l'impression de ces événements révolutionnaires comme Louis XIV vivra sous l'impression de la Fronde.
    La royauté était rétablie dans sa capitale, mais la guerre civile n'avait pas arrangé les affaires de la France. L'état de guerre durait. Les campagnes, à la merci des Anglais, foulées aux pieds, se défendaient comme elles pouvaient [...]
    Il fallait au royaume la paix d'abord. Celle qu'offrit Édouard III était telle (le vieil État anglo-normand en eût été reconstitué), que les états généraux autorisèrent le régent à la repousser. Alors Édouard III se prépara de nouveau à envahir la France et cette menace eut un effet salutaire: Charles le Mauvais lui-même eut honte de ne pas paraître bon Français et conclut un accord provisoire avec le régent, tandis que les milices pourchassaient les grandes compagnies. Édouard III, débarqué à Calais avec une puissante armée, se heurta partout à des populations hostiles, à des villes qui s'enfermaient dans leurs murs. Il parut devant Paris et les Français se gardèrent de lui offrir la bataille. Las de battre un pays désert, Édouard III, craignant un désastre, rabattit ses exigences. On signa en 1360 le traité de Brétigny, qui nous laissait la Normandie, mais nous enlevait tout le Sud-Ouest jusqu'à la Loire. Le tribut de guerre, dit rançon du roi Jean, fut fixé à trois millions d'écus d'or payables en six annuités. Invasion, démembrement du territoire, indemnité écrasante: tel fut le prix du "hutin" qui avait commencé aux dernières années de Philippe le Bel pour s'épanouir dans les révolutions de Paris
    ." (p.95-100)

    "Le roi Jean, délivré, vécut encore quatre ans qu'il passa à nettoyer le pays des brigands qui l'infestaient. Quand son fils Charles lui succéda (1364), il s'en fallait de beaucoup que cet ouvrage fût fini." (p.100)

    "Un grand règne de réparation et de restauration commençait. Charles V, qui fut surnommé le Sage, c'est-à-dire le savant, celui qui sait [...] est dépourvu de panache. Il vit comme vivra Louis XI, renfermé. Il calcule, médite, thésaurise, il suit un plan, c'est un constructeur, l'homme dont la France a besoin. Il pansera ses plaies, il la remettra à son rang en moins de vingt années.
    Son idée elle n'est pas difficile à saisir. La France ne peut pas se résigner au traité de Brétigny ou bien elle renonce à vivre. Il faut que l'Anglais sorte du royaume ou bien il finira par en devenir le maître. Pour le chasser, deux conditions nécessaires: une armée d'abord, une marine ensuite. D'armée, Charles V n'en a pas. Il est si loin d'en avoir une que son célèbre et fidèle connétable, Du Guesclin, n'a été d'abord que le capitaine d'une de ces bandes qui guerroient un peu partout. Le roi s'attache Du Guesclin, rallie par lui quelques-unes des grandes compagnies, en forme peu à peu des troupes régulières. Les Navarrais, toujours poussés en avant par l'Angleterre, sont battus à Cocherel: petite victoire, grandes conséquences. Le roi de Navarre comprend qu'il n'a plus rien à espérer, que l'ordre revient que le temps des troubles est fini. Charles le Sage transige avec Charles le Mauvais, en attendant mieux. [...]
    Pour libérer le territoire, il n'y avait qu'un moyen et Charles V, sage et savant homme de la réflexion et des livres, le comprit. C'était que l'Anglais ne fût plus maître de la mer. Dès que les communications entre l'île et le continent cesseraient d'être assurés, les armées anglaises, dans un pays hostile et qui supportait mal leur domination, seraient perdues. Créer une marine: œuvre de longue haleine, qui veut de la suite, de l'argent, et il a toujours été difficile d'intéresser le Français terrien aux choses de la mer. Charles V prépara de loin notre renaissance maritime et comptait, en attendant, sur la flotte de ses alliés d'Espagne
    ." (p.100-101)

    "Alors, ayant noué des alliances de terre et de mer, Charles V écouta l'appel des populations cédées et dénonça le traité de Brétigny. La campagne, menée par Du Guesclin, consistait à user l'ennemi, usure qui devint plus rapide quand la flotte anglaise eut été battue et détruite par les Espagnols devant La Rochelle. Les conditions de la lutte changeaient. Des corsaires français ou à la solde de la France inquiétaient les convois et parfois les ports de l'ennemi. Édouard III, alarmé, voulut frapper un coup, mais il lui fallut un an pour envoyer en France une nouvelle armée. La consigne fut de lui refuser partout le combat, de ne pas retomber dans les fautes de Crécy et de Poitiers. Cette armée anglaise allait à l'aventure, cherchant un adversaire qui se dérobait. Elle alla finir, exténuée, presque ridicule, à Bordeaux, tandis que château par château, ville après ville, les provinces du Sud-Ouest étaient délivrées. Charles V eut d'ailleurs soin d'entretenir leur patriotisme par l'octroi de nombreux privilèges. [...]
    Édouard III, découragé, finit par accepter des pourparlers de paix. Charles V voulait l'évacuation complète du territoire, sans oublier Calais. L'Angleterre refusa et la guerre reprit
    ." (p.101-102)

    "Si Charles V avait vécu dix ans de plus, il est probable que Jeanne d'Arc eût été inutile: il n'y aurait plus eu d'Anglais en France. A la fin de son règne, les rôles étaient renversés. Nos escadres, commandées par l'amiral Jean devienne, émule sur mer du Du Guesclin, ravageaient librement les côtes anglaises. Nos alliés espagnols entraient jusque dans la Tamise. En France, les Anglais ne possédaient plus que Bayonne, Bordeaux et Calais. Leur expulsion complète n'était plus qu'une question de temps, car leurs affaires intérieures allaient mal. Édouard III et le Prince Noir étaient morts. Richard II avait treize ans et sa minorité devait être tumultueuse: déjà Wyclif avait annoncé la Réforme, le commerce souffrait et une Jacquerie, plus terrible que celle qu'on avait vue chez nous, allait venir. Mais il semblait que la fortune fût lasse d'être fidèle à la France, comme elle l'avait été pendant trois cents ans. Par la mort de Charles le Sage (1380), nous allions retomber dans les faiblesses d'une minorité suivie d'une catastrophe, épargnée jusque-là à la monarchie capétienne: à peine majeur, le roi deviendrait fou." (p.103)

    "Un des grands enseignements de l'histoire, c'est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d'avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu'imprévues." (p.104)
    -Jacques Bainville, Histoire de France, Éditions Perrin, coll. tempus, 2014 (1924 pour la première édition), 552 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 13 Jan - 13:10, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 13 Jan - 13:10

    "Charles VI atteignit sa majorité. Ses intentions étaient bonnes. Il rappela les conseillers de son père, qu'on appelait par dérision les marmousets. Jean de Vienne, Clisson vivaient encore. Avec eux il entreprit d'achever la libération du territoire. Mais le jeune roi n'avait pas la prudence de Charles V: il voulut en finir d'un coup avec l'Angleterre, l'envahir, recommencer Guillaume le Conquérant. Depuis sept ans, la flotte, faute d'argent et de gouvernement, avait été négligée. L'expédition, par le mauvais vouloir des ducs, ne fut pas prête à temps. Elle ne partit jamais mis sur leurs gardes, les Anglais, qui ne pouvaient guère mieux que cette diversion excitèrent la Bretagne. C'est en allant châtier le parti anglais de Montfort que Charles VI fut frappé de folie dans la forêt du Mans (1392).
    Le roi fou: étrange et funeste complication. Ailleurs, le malheureux eût été déposé. La France le garda avec une curieuse sorte de tendresse, par respect de la légalité et de la légitimité, chez certains avec l'idée secrète que cette ombre de roi serait commode et laisserait bien des licences. Les oncles se hâtèrent de revenir. La France, en effet, va être libre, libre de se déchirer dans les guerres civiles.
    Toute guerre civile est une guerre d'idées où se mêlent des intérêts. Dans le drame qui commence, il y a la querelle du schisme, l'intervention, auprès des deux papes, de l'université de Paris, la grande puissance intellectuelle de la France d'alors, la grande remueuse des esprits, forte de son ancienneté, de son éclat et de ses privilèges, mi-cléricale et mi-laïque, presque internationale par la foule des étudiants étrangers qu'elle attirait. La papauté était divisée, l'Université prit le rôle d'arbitre du conflit, et, pour forcer les deux papes rivaux à céder, décida de sa propre autorité qu'il ne convenait plus d'obéir ni à l'un ni à l'autre. Cependant la monarchie française continuait à soutenir le pape d'Avignon. Cette politique était celle du duc d'Orléans, frère du roi fou, et nouveau venu dans le Conseil de régence où les autres ducs avaient dû l'accueillir à regret. Que Louis d'Orléans, dans ce conseil de princes, ait représenté l'intérêt de la France et de la tradition nationale, il n'en faut pas douter. "On ne peut nier, dit Michelet, que le parti d'Orléans ne fût le seul qui agît pour la France et contre l'Anglais, qui sentît qu'on devait profiter de l'agitation de ce pays, qui tentât des expéditions". Louis d'Orléans eut contre lui l'Université, à cause de l'affaire du pape ; les contribuables, parce que, pour continuer Charles le Sage, il fallait lever des impôts, enfin le duc de Bourgogne, parce que ce prince, par ses possessions de Flandre et des Pays-Bas, se trouvait engagé dans un système qui n'était plus français. Ce nouveau duc, Jean sans Peur, cousin germain du roi et du duc d'Orléans, n'était déjà plus des nôtres, il était nationalisé Flamand. Sous les apparences d'un Français, il y avait un étranger au Conseil de régence. Il était désigné pour rallier les mécontents.
    Entre Louis et Jean sans Peur, ce fut d'abord une lutte sourde. Ce que faisait Orléans, Bourgogne le défaisait. Orléans établissait des taxes: elles étaient supprimées par Bourgogne. Moyen de popularité facile. Moyen aussi de ménager l'Angleterre, comme la politique permanente des Flamands le voulait. Le roi anglais, Richard II, était devenu pour nous un ami. Il avait épousé la fille de Charles VI. Et il était trop occupé des séditions de son royaume pour reprendre la guerre en France. Ce fut une des raisons de sa chute, non la seule, car il fut imprudent et extravagant avec ses Anglais et leur Parlement, si difficiles à gouverner. Richard II subit le sort d'Édouard II, à qui l'Angleterre reprochait aussi de lui avoir donné une reine française. Richard fut détrôné par son cousin Henri de Lancastre, puis assassiné. A la place d'un brouillon inoffensif, l'Angleterre avait un roi qui serait et notre adversaire et le père d'Henri V, l'homme d'Azincourt, un ennemi encore plus cruel que ne l'avait été Édouard III. L'action discrète de Jean sans Peur favorisa Lancastre contre l'intérêt de la France.
    En somme, dans le gouvernement des ducs, l'influence bourguignonne l'emportait toujours. C'était elle qui menait l'Etat français. Il fallait que Louis d'Orléans, pour être aussi puissant que son cousin, eût comme lui des possessions hors de France. Il acquit le Luxembourg d'où il surveillait les Pays-Bas. Le duc de Bourgogne se sentit menacé et ne songea plus qu'à supprimer son rival. Un soir de 1407, il fit tuer son cousin dans une rue de Paris.
    L’assassinat du duc d'Orléans coupa la France en deux. Il cristallisa les partis et fut le signal de la guerre civile. De part et d'autre, on alla chercher des auxiliaires où l'on put en trouver, même anglais. Le parti d'Orléans amena les terribles Gascons du comte d'Armagnac. Le nom d'Armagnac lui en resta, opposé aux Bourguignons. Les ducs de Bourgogne n'avaient cessé de flatter Paris. Paris se prononça pour eux. L'Université, toujours passionnée par l'affaire du schisme, toujours opposée au pape "français", le pape d'Avignon, celui du duc d'Orléans, devint bourguignonne et justifia le crime de Jean sans Peur. Il y eut là des mois d'agitation inouïe, une agitation de parole et de plume comme dans toutes les grandes affaires qui ont divisé la France. L'Université disputeuse se grisait et, de même qu'elle voulait donner un statut à l'Église, elle voulut donner des lois à la France. Le duc de Bourgogne songeait-il à imiter Henri de Lancastre, à prendre la couronne ? Il ne semble pas. De même qu'Étienne Marcel l'avait offerte à Charles de Navarre, l'Université la lui offrait: il répondit qu'il n'était pas capable de gouverner si grand royaume que le royaume de France. Peut-être se contentait-il de favoriser chez nous le désordre: ses intérêts et son cœur étaient aux Pays-Bas.
    Jean sans Peur, s'il était dilettante, put jouir du prompt embarras de l'Université, de ces docteurs, de ces disputeurs de profession, chargés tout à coup, par le triomphe de la parole, d'un mandat politique. L'Université demanda le concours du Parlement: la suprême cour de justice ne voulut pas sortir de son rôle, ces hauts magistrats ne voulurent pas se compromettre dans une aventure. L'Université ne fut pas arrêtée par ce refus. Elle était poussée par son orgueil et par son prolétariat, ses étudiants pauvres, ses moines mendiants. Ces intellectuels entreprenaient une révolution et comme il leur fallait des exécutants, ils trouvèrent pour alliée la vieille, puissante et violente corporation de la boucherie. Voilà le carme Eustache en compagnie de Caboche, les théologiens avec les écorcheurs. L'Université de Gerson la main dans la main des émeutiers. L'imprudente théologie fut vite dépassée par les cabochiens. Comme sous Étienne Marcel, Paris vit des scènes révolutionnaires (1413). La Bastille, construite par Charles le Sage pour surveiller la capitale, fut assiégée par le peuple: il y aura, le 14 juillet 1789, un vague souvenir de cet assaut lorsque l'émeute se portera contre la vieille forteresse devenue inoffensive et désarmée. Enfin les insurgés, conduits par un médecin, voulurent s'emparer de la famille royale. L'hôtel Saint-Paul fut forcé à plusieurs reprises et les "traîtres" que le peuple réclamait enlevés sous les yeux du jeune dauphin, quelques-uns massacrés. Le duc de Bourgogne assistait à ces violences qui étaient l’œuvre de ses partisans. C'était la Terreur. Pour l'apaiser, le duc de Berry conseilla de promulguer l'ordonnance qu'on appelle la grande ordonnance cabochienne et qui mettait bout à bout les réformes demandées ou réalisées depuis un demi-siècle. Ce n'était pas assez pour contenter les écorcheurs et les excès continuèrent. Mais l'Université et les bourgeois commençaient à trembler devant les terroristes. Dès lors la réaction ne tarda plus. Les Armagnacs en furent l'instrument et Jean sans Peur, compromis avec les cabochiens, dut s'enfuir.
    Un désastre national fut encore le prix dont ces désordres se payèrent. Le nouveau roi anglais Henri IV menait, fermement, l'Angleterre. Contre la Jacquerie, les lollards, le puritanisme naissant, il la gouvernait avec les propriétaires et l'Église établie. Son fils Henri V, qui lui succéda bientôt, reprit les desseins d'Édouard III, releva sa marine et débarqua une armée devant Harfleur qui fut pris après un siège d'un mois: il n'y avait plus, pour l'arrêter, de marine ni d'armée françaises. Avec Harfleur, l'Angleterre tenait notre grand arsenal maritime, l'embouchure de la Seine, la Normandie. Comme pour prouver qu'il n'avait rien à craindre, Henri V remonta lentement vers sa base de Calais, trouvant partout la complicité bourguignonne. La France fût restée inerte sans sa chevalerie. On peut déplorer la témérité, l'imprévoyance de cette noblesse qui alla, comme à Crécy et à Poitiers, se faire massacrer à Azincourt (1415). Du moins, elle fut patriote: quelques Bourguignons se mêlèrent aux rangs des Armagnacs qui eurent l'honneur de provoquer la résistance à l'envahisseur. Et surtout de quoi se plaindre ? Nous n'avions plus d'autres soldats que ces gentilshommes imprudents.
    Le désastre d'Azincourt ne ranima pas la France, elle se dissolvait. Par un autre malheur, les chances de l'avenir reculèrent. En quelques mois, trois dauphins moururent. Seul resta le quatrième fils de Charles VI, un enfant. La longue incapacité du roi fou ne finirait que pour une nouvelle minorité: Henri V pouvait se proclamer roi de France. D'ailleurs les Français se battaient entre eux devant l'ennemi. La reine elle-même, la Bavaroise Isabeau, avait passé au duc de Bourgogne, de plus en plus populaire parce que son parti était celui de la paix à tout prix avec les Anglais. Bientôt les Bourguignons ouvrirent à Jean sans Peur les portes de Paris. Ce fut une terrible revanche pour les exilés, pour les vaincus des journées cabochiennes qui revinrent avides de vengeance. Des milliers de personne du parti armagnac avaient été arrêtées: il ne fut pas difficile de réveiller la furie des écorcheurs et de la foule. A deux reprises, des massacres eurent lieu dans les prisons. Étrange ressemblance de ces scènes avec celles de septembre 1792. [...]
    Jean sans Peur finit par rétablir un peu d'ordre dans Paris, mais la France était dans le chaos. La confusion des idées était extrême. Il n'y avait plus de gouvernement. Le duc de Bourgogne tenait en son pouvoir le roi fou, parlait en son nom et avait pour complice la reine Isabeau, l'indifférente et obèse Bavaroise. Le dauphin Charles s'était retiré avec ses partisans au sud de la Loire. Cependant Henri V procédait méthodiquement à la conquête de la France, prenait Rouen et s'installait en Normandie. On reprochait à Jean sans Peur de trahir. Sans doute ne voulut-il pas conclure avec l'Angleterre une paix qui ne pouvait être que honteuse et s'exposer à la protestation du dauphin: l'âme de la résistance nationale se fût réfugiée chez le futur roi. Jean chercha donc à se rapprocher du jeune prince. Deux entrevues eurent lieu. A la seconde, à Montereau, une altercation éclata. Le duc de Bourgogne fut assassiné, ainsi que lui-même jadis avait fait tuer le duc d'Orléans (1419).
    Ce nouveau crime politique, commis en présence du dauphin bien que celui-ci ne l'eût pas commandé, précipita la fin du drame. Comme jadis le parti d'Orléans, le parti bourguignon cria vengeance, en appela au pays. Cette vengeance, le nouveau duc de Bourgogne, Philippe le Bon, l'exerça contre la France. Il la livra à Henri V qui épousa une fille de Charles VI et qui deviendrait roi de France à sa mort, les deux couronnes devant alors être confondues. Ainsi la France était conquise par l'Angleterre, elle perdrait son gouvernement national puisque le dauphin Charles, le "soi-disant dauphin" était déchu de ses droits au trône par un document signé de Charles VI privé de ses dernières lueurs de raison. Dans ces mots "soi-disant dauphin" il y avait une imputation terrible: celle que Charles VII n'était pas le fils de son père. Tel fut le honteux traité de Troyes (20 mai 1420). Plus honteuse l'acceptation de l'Université, du Parlement, de tous les corps constitués de France. La signature de Charles étant nulle, les états généraux consentirent à donner la leur. Paris même, ce fier Paris, acclama Henri V, "moult joyeusement et honorablement reçu". Henri V s'empressa de prendre possession de la Bastille, du Louvre et de Vincennes. De ces forteresses, un roi étranger commanderait les Parisiens. Voilà ce que les révolutions leur avaient apporté: elles sont la seule cause de cet incroyable abaissement.
    " (p.107-113)

    "En 1422, Henri V était mort prématurément, deux mois avant Charles VI. C'est-à-dire que l'Anglais n'eut pas l'héritage que lui réservait le traité de Troyes. Il ne fut pas roi de France. Il ne fut pas sacré à Reims. Il laissait un fils de neuf mois qui ne pouvait, lui non plus, recevoir la consécration et prononcer le serment d'où le pouvoir légitime découlait. Ce fut, pour la cause de Charles VII, pour la cause nationale, une chance inestimable: la voie restait libre. On comprend l'importance que Jeanne d'Arc, avec une intuition merveilleuse, attacha à faire sacrer le dauphin sans délai.
    De 1422 à 1429, l'héritier de la couronne de France, proscrit, dénué de ressources, reconnu par un petit groupe de fidèles seulement, erre dans les parties de son royaume qui ne sont pas occupées par les Anglais. Encore le vrai roi n'y a-t-il guère d'autorité. Il est le "roi de Bourges", où il réside ordinairement. Cette chétive royauté est bien nominale. Charles VII ne peut même pas lever de soldats. Il n'a avec lui que quelques bandes d'Armagnacs, quelques Écossais qu'il paie quand par hasard il a de l'argent. Charles VII ; qui ne peut aller à Reims occupé par les Anglais, n'est que le dauphin. Il n'est qu'un prétendant. Ses droits sont contestés. Sa naissance l'est elle-même. Comment peut-on être sévère pour les hésitations et les faiblesses de ce malheureux jeune homme de vingt ans, si mal préparé à la tâche (il était le quatrième fils du roi fou), si mal soutenu par un pays démoralisé, si mal entouré que ses conseillers se querellaient entre eux, comme il arrive dans les affaires qui ne vont pas bien et où l'on aigrit ? Charles VII tenta ce qu'il put: une réconciliation avec le duc de Bourgogne, qui échoua ; un mariage, qui réussit, avec la fille du duc d'Anjou. Il avait le sentiment d'un rôle national à remplir, seul moyen de retrouver sa couronne. Les ressources matérielles lui manquaient autant que le ressort moral et toutes ses petites entreprises militaires étaient vouées à l'échec. Devant l'Angleterre victorieuse, devant la puissante maison de Bourgogne, le roi de Bourges se sentait écrasé. Le régent anglais, le duc de Bedford, avait entrepris la soumission méthodique de la France. Orléans assiégé était sur le point de succomber après une belle et longue défense, après quoi les Anglais eussent été les maîtres de l'Ouest et du Centre. La cause de Charles VII semblait perdue. Il songeait à se retirer dans le Dauphiné. D'autres lui conseillaient de quitter la France.
    Tout allait changer en quelques semaines. La résistance d'Orléans avait fini par forcer l'attention du pays, par le réveiller. Orléans, c'était un symbole. L'assassinat du duc d'Orléans par le duc de Bourgogne, la captivité de Charles d'Orléans, le fils de la victime, le touchant et pur poète, vingt-cinq ans prisonniers à Londres: autant de souvenirs, d'images, d'émotions. Orléans était la ville du parti d'Orléans, du parti national, la ville ennemie des Bourguignons et des cabochiens. Les histoires héroïques de son siège coururent la France. Elles allaient jusqu'aux limites de Champagne et de Lorraine, dans ce village de Domrémy où Jeanne d'Arc entendait ses saintes. Et les voix lui disaient ce qu'il fallait faire, ce que nous voyons distinctement aujourd'hui, mais ce que le plus grand des politiques, vivant en ce temps-là, n'eût peut-être vu que pour le juger impossible: "Délivrer Orléans et sacrer le dauphin à Reims".
    C'était la mission de Jeanne d'Arc et elle l'a remplie. Pour la France, c'était le salut. D'un consentement universel, il n'est dans aucun temps, dans aucun pays, aussi pure héroïne, récit plus merveilleux. Nul ne pourra l'entendre que ses yeux ne s'emplissent de larmes. Ce que nous voulons montrer ici, c'est comme le sublime épisode de Jeanne d'Arc entre harmonieusement dans l'histoire de la France, continue le passé et prépare l'avenir.
    Jeanne d'Arc a aujourd'hui moins de sceptiques qu'elle n'en trouva de son temps. Dès le jour où une force mystérieuse poussa cette jeune fille de dix-huit ans à quitter son père, sa mère et son village pour sauver la France, les objections ne manquèrent pas. Jamais elles ne la découragèrent. Ceux qui crurent en elle, le peuple le premier, eurent raison contre les raisonneurs. Et ceux-là mêmes qui n'avaient pas la foi, mais qui voulaient le bien du royaume, se dirent qu'après tout les affaires étaient si bas qu'on ne risquait rien à essayer ce concours providentiel. La cause du dauphin ne pouvait plus compter que sur un miracle. Et ce miracle, la France l'attendait, car à peine Jeanne d'Arc fut-elle partie de Vaucouleurs pour se rendre auprès de Charles VII, que son nom vola de bouche en bouche et rendit courage aux assiégés d'Orléans.
    Du point de vue le plus terrestre, du point de vue politique, ce qu'il y a d'incomparable chez Jeanne d'Arc, c'est la justesse du coup d’œil, le bon sens, la rectitude du jugement. Pour sauver la France créée par ses rois, confondue avec eux, il fallait relever la royauté. Pour relever la royauté, il fallait rendre confiance et prestige à l'héritier qui finissait par perdre espoir, et peut-être doutait de sa naissance même. C'est pourquoi la première rencontre de Jeanne et de Charles VII est si émouvante. Le geste de Jeanne, reconnaissant le dauphin qui la met à l'épreuve, et tombant à ses genoux, est décisif. Le principe sauveur, la monarchie, est désigné. A l'homme, au roi légitime, la confiance en lui-même est rendue.
    Elle fut rendue à tous. Il n'était pas rare que les militaires et les politiques qui aimaient le mieux Jeanne d'Arc ne voulussent pas l'écouter. Presque toujours c'était elle qui avait raison, ses pressentiments étaient vérifiés et elle dégageait un tel esprit de tranquille certitude que les gens faisaient sans effort ce qu'elle avait dit. Ainsi fut levé le siège siège-d'Orléans (8 mai 1429). Puis, sans perdre une minute, n'écoutant pas les avis, intéressés ou désintéressés, des faux sages, Jeanne conduisit le roi à Reims. La vraie sagesse était de suivre son inspiration. D'enthousiasme, les Anglais qui essayaient de barrer le passage furent bousculés à Patay. D'enthousiasme, Troyes fut pris. Les gouverneurs bourguignons, effrayés par ce mouvement populaire, ne recevant pas de secours de Bedford, ouvrirent les portes de Châlons et de Reims. Le dauphin y fut sacré solennellement, selon les rites. Dès lors, le petit prince anglais ne pouvait plus être en France qu'un faux roi.
    La France, après le sacre, retrouvait avec sa monarchie la condition de son indépendance et l'instrument de son salut. Mais tout ce qui pouvait se faire par miracle était fait. Jeanne d'Arc, après l'apothéose de Reims, eut un de ces pressentiments qui ne la trompaient pas: sa mission était finie. Il ne lui manquait plus que l'auréole du martyre. Son rêve eût été de conduire le roi à Paris après l'avoir conduit à Reims. Elle échoua devant la ville, restée de cœur et d'âme bourguignonne: le "bourgeois de Paris", dans son célèbre Journal, injurie l'héroïne des "Armignats". Autre échec devant Compiègne: tombée aux mains de Jean de Ligny, Bourguignon, Jeanne, d'ordre du duc de Bourgogne, fut livrée aux Anglais. La lutte des partis continuait et elle forme l'élément capital du procès de Rouen. Jeanne d'Arc personnifiait la patrie pour les uns, pour les autres les noms détestées d'Orléans et d'Armagnac. Bedford et Winchester, pour condamner la sainte au bûcher, pour se venger en déconsidérant sa cause, se servirent encore de nos guerres civiles. Qui fut leur homme ? Cauchon, une des lumières de l'université de Paris, l'Université bourguignonne, pleine de rancune. Cauchon eut soin de la consulter: l'Université déclara coupable et envoya au feu celle qui représentait le parti d'Orléans (30 mai 1431). La haine de l'Université contre Jeanne d'Arc est la même qui avait associé les docteurs aux bouchers, les intellectuels aux cabochiens. L'odieux du procès et de la condamnation doit équitablement se partager entre les Anglais et leurs serviteurs français du parti bourguignon, le parti de l'Angleterre, le parti de l'étranger.
    Pourtant, une des grandes idées de la "bonne Lorraine" avait été la réconciliation des Français. Grâce au mouvement national que son intervention avait déterminé, le retentissement et l'horreur de son martyre réalisèrent son vœu. La domination anglaise était de plus en plus détestée. Paris même se lassait. Le duc de Bourgogne se sentait abandonné de ses partisans et la protection de l'Angleterre commençait à lui peser. Quatre ans après la mort de Jeanne d'Arc, au congrès d'Arras, il se réconciliait avec Charles VII qui n'acheta pas trop cher cet accord en exprimant des regrets pour l'assassinat de Jean sans Peur. Brève réconciliation. La maison de Bourgogne sera encore l'ennemie de la France. Mais il n'y aura plus chez nous que des débris du parti bourguignon. Un an après le traité d'Arras, les Parisiens ouvrent leurs portes aux gens du roi et ils aident Richemont à chasser la garnison anglaise.
    Rien n'était encore fini. Les Anglais tenaient toujours une partie du royaume. Le reste était dans le chaos et la misère. Comme Charles le Sage, Charles VII avait tout à refaire: l'administration, les finances, l'armée, en un mot l'Etat. Et le roi de France n'avait que de misérables ressources: à la cour somptueuse de Bourgogne, dans le grand apparat de la Toison d'or, on se moquait du "roi de Gonesse" montée sur "un cheval trottier". Et non seulement Charles VII ne disposait que de faibles moyens, mais tout le monde avait perdu l'habitude d'obéir: les grands vassaux donnaient le mauvais exemple. Il faudra juger le duc d'Alençon, coupable d'avoir négocié avec l'Angleterre.
    Le beau feu d'enthousiasme et de patriotisme qui avait pris naissance à Domrémy ne pouvait durer toujours. Surtout, il ne pouvait suffire à remplacer l'organisation et la discipline. Rétablir l'ordre, chasser les Anglais: ce fut, pendant vingt ans, la tâche de Charles VII. Il l'accomplit à la manière capétienne, petitement d'abord, pas à pas, posant une pierre après l'autre, aidé dans sa besogne par des gens de peu ou de rien, des bourgeois administrateurs, l'argentier Jacques Cœur, le maître de l'artillerie Jean Bureau. "Le bien servi" fut le surnom de Charles VII. Il eut le talent de se faire servir, d'écouter les bons conseils, d'exploiter les dévouements, d'être ingrat au besoin, bref de tout ramener au bien de l'Etat. Le résultat fut qu'à la mort du roi, l'Angleterre, en France, ne tenait plus que Calais. La victoire de Formigny (1450) effaça Crécy, Poitiers, Azincourt.
    " (p.114-119)

    "Avec ces troubles d'Angleterre, la guerre de Cent Ans s'éteint. A si peu de temps du bûcher de Rouen, le théatre tourne, la scène change. Voici la France, à peine délivrée des Anglais, attirée vers l'est où ses frontières sont cruellement inachevées." (p.119)

    "L'anarchie profite toujours à quelqu'un, souvent aux grands, jamais aux petits." (p.121-122)

    "Louis XI avait sur les grands féodaux l'avantage de l'organisation royale, de l'armée permanente laissée par Charles VII. "Le roi est toujours prêt", disait avec dépit le Téméraire. Quand le duc de Bourgogne arriva, Louis XI avait déjà mis hors de jeu les ducs de Bourbon et de Nemours, grâce à quoi une bataille, qui eut lieu à Montlhéry (1465), fut indécise et Louis XI put rentrer dans Paris qu'il dispensa d'impôts pour être plus sûr de sa fidélité, car la trahison courait partout, même au camp royal, ce qui explique beaucoup des sévérités qu'il eut plus tard. Une bataille à Montlhéry ! Représentons-nous la faiblesse d'un gouvernement dont le sort se jouait à quelques lieues de sa capitale.
    Cependant Bourguignons, Bretons, Lorrains avaient opéré leur jonction et menaçaient Paris que Louis XI ne put empêcher de passer à l'ennemi qu'à force de flatteries et de cadeaux. Il se jugeait lui-même en si mauvaise posture qu'il parlait de se réfugier en Suisse ou chez son ami le duc de Milan. Par bonheur, les coalisés hésitèrent. Louis XI profita de ce moment d'hésitation pour tenter les princes. Places fortes, provinces, argent: il leur offrit beaucoup, un peu moins pourtant que ce qu'ils auraient pu prendre. A ce prix, qui était lourd, Louis XI écartait le péril. Il montrait que la prétendue ligue du Bien Public n'était qu'une ligue d'avidités.
    Louis XI l'avait échappé belle, mais il s'était encore démuni, affaibli, et ce ne serait pas une petite affaire de ressaisir ce qu'il avait cédé, la Normandie à l'un, la Guyenne à l'autre, tout un démembrement de la France. Peut-on reprocher à Louis XI de n'avoir signé à Conflans qu'avec la pensée de ne pas tenir ? Il faudrait un volume pour entrer dans le détail de la politique qu'il suivit alors, des multiples intrigues qu'il noua, convoquant les états généraux pour leur faire déclarer que la cession de la Normandie était nulle, reprenant cette province à son frère, encourageant les révoltes de Liège et de Dinan contre le duc de Bourgogne.
    Charles le Téméraire, qui venait de succéder à son père, nourrissait de vastes et dangereux desseins. Il voulait fondre en un bloc ses domaines faits de pièces et de morceaux, relier la Bourgogne aux Pays-Bas, soit par la Champagne, soit par la Lorraine, gouverner sans avoir à rendre hommage au roi de France ni à respecter les coutumes flamandes. Déjà, il avait terriblement châtié les villes de la Meuse. Louis XI sentit que son tour allait venir et voulut prévenir le danger. Se fiant à son adresse, il demanda une entrevue à son cousin et, muni d'un sauf-conduit en règle, se rendit à Péronne. Comment le renard n'avait-il pas senti le piège ? A peine était-il arrivé à Péronne que Charles le Téméraire, alléguant une nouvelle révolte des Liégeois, dont il rendait le roi responsable, le retint prisonnier. Il ne le relâcha qu'après l'avoir humilié. Louis XI dut aller, de compagnie avec le duc de Bourgogne, écraser, à Liège, nos fidèles alliés. Il avait dû promettre aussi de donner la Champagne à son frère. Louis XI accepta tout, signa tout, sacrifia les Liégeois et sa fierté pour sauver la Champagne. Il fit tant qu'en retrouvant sa liberté il obtint que, si son frère y consentait il pourrait lui donner une autre province moins importante que la Champagne. Louis XI s'était tiré du plus mauvais pas de sa vie. Mais pourquoi Charles le Téméraire l'avait-il laissé partir quand il le tenait à sa merci ? On ne peut trouver qu'une raison: la force morale que représentait le roi, le devoir qui liait le vassal, même le grand vassal, au suprême suzerain. Ainsi jadis les Plantagenêts avaient respecté leur hommage au roi de France. La féodalité portait en elle-même cet important correctif. Elle protégeait, elle servait encore le souverain qui lui a porté de si rudes coups.
    C'est à la suite de cette aventure que Louis XI infligea à ceux qui l'avaient trahi ses plus célèbres châtiments. Le cardinal La Balue avait trempé dans le guet-apens de Péronne. Ce prince de l'Église eut la vie sauve, mais il fut enfermé dans une de ces cages de fer qu'on employait en Italie et dont il avait lui-même recommandé l'emploi. Ces châtiments, que la légende a retenus, frappaient les esprits. C'était ce que cherchait Louis XI et c'étaient la plus simple de ses tâches. Il était nécessaire d'inspirer de la crainte. A chaque instant, il fallait réprimer des séditions de seigneurs ou de villes. Partout le roi trouvait des ennemis. [...]
    Vis-à-vis de son grand adversaire, le roi avait adopté pour tactique la prudence. Il le voyait s'engager dans des entreprises de plus en plus hasardeuses, affronter la Lorraine, l'Alsace, l'Allemagne, la Suisse. Louis XI le sentit perdu. Désormais il se garda d'intervenir autrement qu'en lui suscitant des ennemis. Il fit confiance au temps, attendit son heure. Il donna même Saint-Quentin pour que le duc de Bourgogne se tournât d'un autre côté. Ce côté, c'était celui de Granson et de Morat où les cantons suisses infligèrent deux graves défaites au puissant duc. Il ne s'en remit pas. Rien ne lui réussit plus. Devant Nancy, dont il voulait faire la capitale de son Etat, la tête d'une Lotharingie nouvelle, il trouva une mort misérable (1477).
    Plus grand bonheur ne pouvait arriver à la France. Sans effort de notre part, un ennemi dangereux était abattu. Et puis, Charles n'avait pas de fils: ses apanages retourneraient donc à la couronne. Ils n'y retournèrent pas sans des difficultés qui eussent été plus grandes si le Téméraire n'avait fini dans un désastre: Louis XI dut encore mettre des garnisons en Bourgogne, en Picardie et en Artois. Quant à l'héritière, Marie de Bourgogne, les Pays-Bas lui restaient en propre. Elle était déjà à marier, presque fiancée à Maximilien, le fils de l'empereur Frédéric. On reproche à Louis XI de ne pas lui avoir donné son fils. Mais le dauphin n'avait que huit ans et Marie de Bourgogne avait des rancunes contre la maison de France. Elle porta les Pays-Bas dans la maison d'Autriche. Funeste mariage ! Trois siècles plus tard, Louis XV disait devant le tombeau de Marie et de Maximilien: "Voilà l'origine de toutes nos guerres". Cependant, sur le moment même, le mal ne parut pas si grand. L'empereur germanique était si faible, si dépourvu de ressources, que son fils ne songea pas à revendiquer l'héritage entier de Charles le Téméraire. Quand à donner un prince du sang pour époux à Marie de Bourgogne, comme le suggérait Commines, Louis XI refusa avec raison. Pas plus que son père, il ne se souciait de recommencer les apanages, de ressusciter peut-être un parti bourguignon.
    D'ailleurs, il recueillait de toutes parts. Le bon roi René, le roi d'Aix, mourait bientôt lui laissant l'Anjou, tandis que la Provence, allant à un héritier sans enfants, revenait peu après à la France. Un accident de cheval enlevait Marie et mettait fin aux dernières difficultés de la succession de Bourgogne. La paix d'Arras fut conclue avec Maximilien. Alors Louis XI posséda paisiblement. Picardie, Bourgogne, Provence et Roussillon, Maine et Anjou: voilà ce qu'il laissait à la France. Énorme progrès, non seulement par l'étendue et la richesse de ces provinces, mais parce qu'elles groupaient ce qui était épars et formaient autant de barrières contre les invasions. On ne peut mieux dire que Michelet: "Le royaume, jusque-là ouvert, se ferma pour la première fois et la paix perpétuelle fut fondée pour les provinces du centre". De plus, la grande féodalité ennemie de l'Etat s'éteignait. Il ne restait plus à craindre que la maison de Bretagne. Il ne restait plus à craindre que la maison de Bretagne. Louis XI avait achevé de réduire les grands vassaux ; le duc de Nemours fut décapité. Déjà le connétable de Saint-Pol l'avait été pour trahison. Enfin, autre résultat du règne: dès 1475 il avait été signé à Picquigny, avec l'Angleterre, une paix définitive, qui fermait la guerre de Cent Ans.
    Tout cela, ce grand pas vers l'unité et la sécurité de la France, sans guerre. Louis XI n'aimait pas le risque des batailles et il avait une armée pour intimider l'adversaire plutôt que pour s'en servir. Quel gré lui en a-t-on eu ? Aucun. Ce roi vivait sans luxe, entouré d'hommes obscurs, Olivier le Dain ou le médecin Coctier. Il était avare du sang de son peuple, et ne menait à l'échafaud que des princes traîtres ou rebelles. Sa légende n'en est pas moins sinistre et elle a porté jusqu'à nous les racontars du temps, tout ce que les agents bourguignons propageaient. Les foules sont romanesques et sentimentales. Pour elles, Louis XI, tout en calcul, qui choisissait ses victimes utiles, resta l'homme noir. On plaignit Saint-Pol et Nemours. On se défendit mal d'admirer Charles le Téméraire, un de ces hommes qui, à l'exemple de Napoléon, frappent les imaginations jusque par leur fin tragique. Mais, pour Louis XI, le résultat seul comptait. Il mettait loin en arrière l'orgueil et l'amour-propre. Héroïque, chevaleresque et même, si l'on veut, plus franc, n'eût-il pas couru au-devant du danger ? A des moments difficiles, il avait su rompre et s'humilier. Il n'avait eu que des ambitions modestes, réalisables: s'arrondir, donner ou rendre à la France ce qui était français. En face de lui, le duc de Bourgogne forçait le temps et la nature. Une catastrophe l'attendait. Cependant, jusqu'à nos jours, de graves historiens ont reproché à Louis XI d'avoir été cruel pour d'illustres personnages, d'avoir versé du sang. Comme la foule, ils se soucient peu des cadavres que le Téméraire avait entassés, des villes qu'il avait détruites, des populations qu'il avait anéanties. L'histoire mélodrame s'attendrit sur La Balue, Saint-Pol et Nemours. Elle passe légèrement sur le sac de Liège. Elle ne compte pas les milliers d'humbles vies humaines que Louis XI a épargnées et celles qu'il a protégées en donnant à la France de l'ordre et ses frontières.
    Ce règne, dont la vraie gloire n'a été vue qu'après bien longtemps, assurait une longue période de solidité et de prospérité. On frémit quand on pense à ce qui fût arrivé si Louis XI était mort quelques années plus tôt, avant que la grande féodalité eût perdu la partie. En 1483, son fils Charles VIII n'avait que treize ans. Une minorité recommençait mais dans des conditions aussi bonnes que possible. L'opposition des princes avait cessé d'être redoutable: une femme en vint à bout. Louis XI avait désigné pour la régence sa fille Anne de Beaujeu, confidente de sa politique et de ses pensées. Régence aussi heureuse et aussi habile que celle de Blanche de Castille. Aux grands qui s'étaient encore soulevés, le duc d'Orléans à leur tête, Anne sacrifia les hommes les plus impopulaires de l'entourage de son père, mais elle préserva son œuvre. Les grands, pour porter un coup à la monarchie, réclamaient les états généraux. La régente les convoqua plus largement qu'ils ne l'avaient jamais été, non seulement toutes les provinces, mais toutes les classes, les paysans même, une vraie représentation nationale qui vint, munie de "cahiers", comme elle viendra en 1789. On entendit tout, dans cette assemblée, des demandes de réformes administratives, qui d'ailleurs ne furent pas perdues, et des théories politiques, jusqu'à celle de la souveraineté du peuple que développa Philippe Pot. Comme l'avait calculé la régente, l'espoir des princes fut trompé. Les états de 1484, réunis par prudence à Tours et non à Paris, ne trouvèrent pas leur Étienne Marcel. Alors les féodaux déçus prirent les armes. D'avance leur cause était perdue et l'opinion publique jugea bien en appelant leur soulèvement "la guerre folle". Elle eut ce résultat que le seul des princes qui restât puissant, le duc de Bretagne, fut vaincu.
    A ce moment, la régente eut à prendre une décision délicate. Dans un sens comme dans l'autre, il y avait à perdre et à gagner. Le moyen de réunir à la couronne les Bretons toujours ombrageux et jaloux de leur indépendance, c'était de marier Charles VIII avec l'héritière de Bretagne, la jeune duchesse Anne. Mais Louis XI, au traité d'Arras, avait convenu que le dauphin épouserait Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien et de Marie de Bourgogne. A quoi valait-il mieux renoncer ? A la Bretagne ou bien à la Franche-Comté et à l'Artois, dot la princesse Marguerite ? Il semble que Maximilien lui-même ait dicté le choix de la cour de France. On apprit que le veuf ambitieux avait épousé la duchesse Anne en secret et par procuration. Maximilien maître de la Bretagne, c'était l'ennemi installé en France. Le mariage fut déclaré nul avec l'appui du pape et ce fut Charles VIII qui épousa. La Bretagne deviendrait française. Enfin cette porte, trop longtemps ouverte à l'étranger, se fermait.
    Tout allait bien pour la France. Le duc d'Orléans, le premier des princes, le futur Louis XII, s'était réconcilié avec le roi qui lui avait pardonné. L'Angleterre allait de guerre civile en guerre civile. Maximilien était devenu empereur, mais l'empereur germanique, dans ses Allemagnes divisées, continuait à avoir plus de difficultés que de puissance. Ni lui ni les Anglais ne purent rien contre le mariage breton.
    Charles VIII, devenu majeur, était à la tête d'un Etat pacifié, prospère et de la plus belle armée d'Europe. La France le poussait à agir. Elle s'était ennuyée sous Louis XI. Comme il lui est arrivé maintes fois, elle était lasse d'une vie prosaïque. Une autre génération était venue. Les maux de la guerre étaient oubliés. On aspirait au mouvement, à la gloire. Où diriger ce besoin d'activité ? Oh ! les tâches ne manquaient pas. La France n'était pas encore finie. Vers la Lorraine et le Rhin, entrevus par Charles VII, il restait beaucoup à faire, mais ce n'est pas là qu'allaient les imaginations. Et puis, pour épouser la duchesse bretonne, pour rompre le projet de mariage autrichien, Charles VIII avait renoncé par traité à la Franche-Comté et à l'Artois. Reprendre sa parole eût entraîné des complications, peut-être des périls. Une route restait ouverte et le sentiment public y poussait le jeune roi. C'était plus fort que le raisonnement: tout conspirait à nous entraîner en Italie. Sagement, Charles VII et Louis XI avaient refusé de soutenir les droits sur Naples qu'ils tenaient de la maison d'Anjou. Ils avaient résisté aux sollicitations des cités italiennes. Mais un esprit d'aventures soufflait en France. Beaucoup d'Italiens étaient venus: leur pays de soleil attirait. En développant le commerce -l'essor de Lyon date de ce temps-là-, Louis XI avait donné naissance à de nouveaux courants: Lyon et ses soies sont en rapport avec le Piémont et la Lombardie. Et il avait encore, cet avare, donné naissance à des idées e luxe: d'Italie, il ne venait pas seulement des cages de fer. Italiam ! Italiam ! C'était un désir, le goût de l'art, du beau, plus que celui des conquêtes, qui animait les Français. Si l'on cherche les résultats des brillantes campagnes de Charles VIII, de son entrée à Rome, de sa chevauchée jusqu'à Naples, on les trouvera surtout dans l'ordre esthétique. Le beau voyage ! Ce fut une vraie guerre de magnificence. Qu'elle plut aux Français ! Avec quelle complaisance il fut parlé des exploits de Bayard et de la Trémoïlle ! Quelle revanche des années grises où Louis XI, enfermé à Plessis-lès-Tours, coiffé de son vieux chapeau, ruminait de longs calculs !
    Il y avait toutefois, dans ces guerres d'Italie, une idée politique ; c'était d'écarter Maximilien qui, épousant toujours, tenait de sa seconde femme Blanche Sforza des droits sur le Milanais. C'était aussi écarter l'Espagne dont les princes s'étaient emparés du royaume de Naples au détriment de la maison d'Anjou. L'anarchie italienne attirait les convoitises et l'Italie nous appelait à l'aide. Savonarole, à Florence, saluait le roi de France des noms de libérateur et de vengeur. Ainsi tout invitait Charles VIII à franchir les Alpes.
    Cette guerre, si désirée, si fêtée, fut aussi le principe de complications infinies, d'une suite de coalitions et de ligues jusqu'au jour où, par le mariage du fils de Maximilien avec Jeanne la Folle, l'empereur germanique, Charles Quint, deviendra roi d'Espagne, et réalisera la puissance la plus dangereuse que la France ait rencontrée depuis qu'elle s'est affranchie de l'Angleterre. Alors la France trouvera devant elle l'Allemagne qui, par la maison d'Autriche, recommence à compter en Europe. Les Hasbourg, partis de si peu de chose, ne cessaient de s'élever par les mariages et par de patients accroissements de leurs domaines héréditaires. Combien de fois déjà, en Flandre, en Bretagne même, la France n'avait-elle pas eu affaire à eux ? On les retrouvera en Italie. On les eût retrouvés ailleurs. Le grand conflit approchait sans qu'on le vit bien de part ni d'autre. La France et Maximilien négocièrent beaucoup au sujet de l'Italie où les choses s'embrouillaient à plaisir. On sera même allié un moment contre la république de Venise.
    L'expédition de Charles VIII, si éclatante à ses débuts, finit mal, l'Italie versatile s'étant tournée contre les Français qu'elle avait appelés. Il fallut, pour en sortir, bousculer à Fornoue les soldats de la "ligue italienne" (1495). Ce fait d'armes sauvait la face, et la guerre d'Italie, en France, ne cessa pas d'être populaire. Elle n'avait rien coûté: l'armée s'était nourrie sur l'habitant. Elle avait même rapporté, avec de la gloire, un somptueux butin. Cette guerre, elle sera reprise par Louis XII, et Louis XII sera l'un des plus aimés de nos rois.
    Charles VIII, après un règne très court, mourut d'accident, ne laissant que des filles. Comme la royauté française s'était affermie ! A la mort du dernier fils de Philippe le Bel, l'avènement des Valois n'avait pas été sans causer du trouble. Louis d'Orléans, Louis XII, cousin de Charles VIII, succéda sans difficultés (1498). C'était le petit-fils de la victime fameuse, dont la mort, jadis, avait divisé la France. Tout cela était loin. Le nouveau roi lui-même avait oublié un moment que sa famille avait personnifié le parti de la France et, pendant la minorité de Charles VIII, il avait pris part à la folle guerre des princes. Il avait vite expié et regretté cette erreur de jeunesse. [...] Pour que le bénéfice du mariage de Charles VIII ne fût pas perdu, Louis XII se hâta d'épouser à son tour la Bretagne avec la veuve de son cousin.
    Louis XII a gardé dans l'histoire le nom de "père du peuple" que les états généraux de 1506 lui ont donné. Ce règne, si occupé au dehors des nouvelles guerres d'Italie, et dont la politique extérieure ne fut pas irréprochable, a été, à l'intérieur, celui de la bonne administration. Autant que les peuples peuvent être heureux, les Français d'alors semblent l'avoir été. Il y a peu de périodes où ils se soient montrés aussi contents de leur gouvernement. L'histoire recueille en général plus de récriminations que d'éloges. Presque toujours on s'est plaint. Presque toujours les gens ont trouvé que les choses allaient mal. Sous Louis XII, c'était un concert de bénédictions. La France se félicite des impôts, qui sont modérés, de la police, qui est efficace, de la justice, qui est juste. Le commerce lui-même, si exigeant, est satisfait. Depuis saint Louis, pareil épanouissement ne s'était vu. Comme alors, ce fut une douceur de vivre, en comparaison, peut-être, des temps si durs, legs des guerres civiles et de l'invasion, par lesquels la France avait passé. A ces moments-là on bénit le pouvoir. Sans doute, quand la France ne court pas de grand péril extérieur, quand il n'y a pas au-dedans de factions, qui la déchirent, elle se gouverne aisément. Elle a tout ce qu'il faut pour être heureuse. La popularité de Louis XII a été due pour une part à des circonstances favorables. La monarchie française était aussi, au jugement des contemporains, le meilleur gouvernement qui existât alors. Elle était tempérée par ses propres traditions et le mode de formation du royaume y répandait naturellement les libertés. Il fallait respecter les coutumes et les franchises des provinces nouvellement réunies, la Bourgogne, la Bretagne, et des privilèges à peu près équivalents s'étendaient aux autres provinces. La France était seule en Europe à offrir ce mélange d'unité et de diversité. Dans des conditions politiques et sociales bien différentes de celles d'aujourd'hui, les Français ont eu ainsi une existence enviable. Chaque classe avait son statut, ses droits, mais aucune n'était fermée. On accédait librement au clergé. Quant à la noblesse, la bourgeoisie s'y poussait d'un mouvement continu et cette noblesse prenait l'habitude de servir. Les droits seigneuriaux étaient de plus en plus limités et régularisés, de moins en moins lourds. La loi sortait de la coutume. Et l'ensemble formait une harmonie qu'admira Machiavel, venu d'un pays où tout n'était que confusion. Entre les Français et leur gouvernement, qui se rencontraient dans la ligne moyenne de la modération et du bon sens, la convenance était parfaite. On comprend que la monarchie capétienne, qui avait déjà résisté à tant d'orages, se soit si profondément enracinée, que la France lui soit redevenue à plusieurs reprises et lui soit restée fidèle longtemps.
    Il s'en faut pourtant de beaucoup que l'activité de Louis XII au-dehors ait été aussi heureuse. La guerre d'Italie, qu'il avait reprise, qui gardait toujours le même charme, tourna plus mal encore que sous Charles VIII. Après des débuts faciles, la France s'englua dans les complications italiennes. Les alliances, les ligues, avec ou contre les Espagnols, avec ou contre Maximilien, avec ou contre Jules II, se nouaient et se dénouaient d'un jour à l'autre. Louis XII partageait le royaume de Naples avec le roi d'Espagne, puis le partage entraînait la brouille et nous étions vaincus à Cérignole. Associé un moment à l'empereur au pape contre la république de Venise, Louis XII entre bientôt en conflit avec Jules II, qui coalise contre la France Maximilien, Ferdinand le Catholique, Henri VIII d'Angleterre, les Suisses et la république de Venise.
    (124-136)
    -Jacques Bainville, Histoire de France, Éditions Perrin, coll. tempus, 2014 (1924 pour la première édition), 552 pages.



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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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