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    Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l'amour & autres oeuvres

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 28 Juin - 9:49

    "[L'idée que la connaissance de l'amour doit être aussi intuitive, spontanée, émotionnelle que l'amour lui-même] trouve une justification dans la nouvelle éthique des vertus qui s'est développée depuis une vingtaine d'années (Marcia W. Baron, Philip Pettit, Michael Slote, Three Methods of Ethics, Londres, Blackwell, 1997). Selon cette conception, la vertu s'exprime dans certaines réactions émotionnelles comme la pitié, la compassion, le mépris, l'indignation, la honte ou la fierté. Il s'agirait d'une forme de sensibilité morale. On serait bon, vertueux si on éprouvait les émotions qu'il convient de ressentir dans une certaine situation: de la compassion pour les victimes, de l'indignation devant l'injustice, etc. On serait mauvais, méchant dans le cas contraire. Cette théorie moderne de la sensibilité morale a en commun avec l'ancienne théorie des vertus formalisée par Aristote [...] l'idée que le jugement ou le comportement moral n'est pas une affaire de théorie, de règles, de principes généraux mais de sagesse, de compréhension immédiate, non conceptuelle de ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans une situation particulière. Les émotions ont une place importante dans cette nouvelle éthique des vertus, parce qu'elles semblent avoir toutes les propriétés nécessaires pour être ces moyens de compréhension immédiate." (p.note 1 p.17)

    "On pourrait trouver deux justifications aux incursions abstraites, purement conceptuelles, des philosophes dans le domaine de l'amour:

    1. La nécessité d'une analyse critique des clichés philosophiques et non philosophiques sur l'amour.
    2. L'importance de l'examen de la valeur morale de l'amour
    ." (p.20)

    "La définition conative de l'amour comme souci du bien de l'aimé, désir d’œuvrer à son bonheur, me semble exposée à une objection puissante.
    Il est courant d'aimer quelqu'un sans se soucier de son bien ou travailler à le rendre heureux.
    Certes, l'amour qu'on porte à ses enfants conduits à prendre soin d'eux, se soucier de leur bien-être, promouvoir quotidiennement ce qui semble être le meilleur pour eux. Dans ces cas-là, l'amour s'exprime dans le fait qu'on se croit agent des intérêts de l'enfant. Mais il y a toutes sortes de personne ou d'êtres qu'on aime mais dont on ne pense pas qu'on soit agent de leurs intérêts: parents, frères et sœurs, amis, professeurs admirés, Dieu et les anges.
    Quand je pense à l'idée de Dieu ou à un très proche, je ne me sens pas immédiatement envahi par le souci de son bien-être, par le désir de l'aider, à moins qu'il ne m'ait adressé une demande précise. Pourtant, je peux me sentir plein d'amour à son égard.
    On peut aimer aussi quelqu'un et lui faire beaucoup de mal
    ." (p.71)

    "Le vocabulaire qui nous sert à parler de nos émotions négatives est incroyablement varié: honte, culpabilité, regret, remords, gêne, embarras, ressentiment, haine, agressivité, cruauté, sadisme, masochisme, colère, indignation, mépris, jalousie, envie, peur, angoisse, dégoût, tristesse, déception, désespoir, et ainsi de suite.
    Pour les émotions positives, nous sommes moins précis et moins créatifs linguistiquement. Nous distinguons, certes, la joie et l'enthousiasme, la fierté et la vanité, la sympathie et l'admiration.
    Mais nous n'avons qu'un seul mot, "amour", pour qualifier une gamme extrêmement étendue de sentiments et de comportements qui auraient pu recevoir chacun un nom différent: amour sexuel (on pourrait dire "érotisme"), amour filial, amour fraternel, amour de la musique, amour de Dieu, amour des chats, amour du chocolat, amour de la nature, amour de l'argent ("cupidité" pourrait faire l'affaire cependant), amour de la logique, amour de soi (nous avons quand même "vanité"), etc.
    Ce phénomène n'est pas propre à la langue française
    ." (p.72-73)

    "Parmi les grands sujets existentiels, l'amour n'a aucun concurrent sérieux. Un milliard cinq cents millions d'entrées pour le mot "love" (amour) sur le net alors que "death" (mort) atteint à peine trois cent trente-cinq millions (cinq fois moins !), et que "happiness" (bonheur) stagne à soixante-sept millions et quatre cent mille." (p.75)

    "Il est absurde de se demander s'il est rationnel ou irrationnel d'avoir très mal au ventre quand on vous a frappé à l'estomac. La question de la rationalité des sensations ne se pose pas." (p.78)

    "Les émotions sont dirigées vers des objets [...] intentionnelles. En revanche, les sensations ne sont pas dirigées vers des objets, mais causées par des objets. Elles ne sont pas intentionnelles. On ne demande pas "De quoi as-tu mal ?" mais "Pourquoi as-tu mal ?as-tu mal ?"." (p.79)

    "L'amour n'est pas attaché à un seul état affectif, qu'il soit agréable (comme la joie) ou désagréable (comme la haine).
    Il est plutôt un
    amplificateur de toutes sortes d'émotions: joie, enthousiasme, mais aussi haine, jalousie, colère, etc. Ce que je veux dire par là, c'est que l'amour rend toutes ces émotions plus intenses sans être entièrement défini par l'une d'entre elles (que ce soit la joie ou la jalousie).
    Il est tout aussi impossible d'identifier
    a priori les tendances d'action typiques de l'amour que ses causes ou ses raisons. On peut fuir celle ou celui qu'on aime comme on peut chercher obstinément sa présence." (p.81)

    "Le fait que l'amour est intentionnel nous invite à le ranger du côté des émotions par opposition aux sensations." (p.82)

    "En réalité, le souci du bien de l'autre n'est ni une condition nécessaire ni suffisante de l'amour.
    Il ne suffit pas de se soucier du bien d'une personne pour l'aimer (on peut se soucier du bien des autres par devoir, sans les aimer). Il n'est pas nécessaire de se soucier du bien d'une personne pour l'aimer (on peut faire du mal à ceux qu'on aime).
    " (p.96)

    "Définir l'amour n'a jamais été mon but, et je ne crois pas qu'il devrait être celui qui mobilise toute l'attention des philosophes qui s'intéressent à la question." (p.119)

    "Une réflexion philosophique approfondie pourrait nous montrer que l'amour n'a pas tant d'importance, ou, plus exactement, pas autant que d'autres idéaux comme la liberté ou le bonheur avec lesquels il peut entrer en conflit." (p.127)

    "Lorsque nous invoquons les causes de nos actions, nous ne prétendons pas qu'elles sont légitimes: nous nous abstenons de prendre position sur leur valeur.
    Les causes psychologiques qui poussent un psychopathe à commettre des meurtres en série
    expliquent ses actes mais ne les justifient pas.
    L'autre réponse à la question "Pourquoi ?" invoque des
    raisons qui ont pour caractère principal de pouvoir servir de justification.
    Les raisons d'aimer sont des raisons comme les autres. Elles appellent une évaluation qui nous permettra de décider si elles sont bonnes ou mauvaises
    ." (p.156)

    "Aristote distinguait les émotions intrinsèquement mauvaises et les émotions relativement mauvaises.
    Les émotions intrinsèquement mauvaises sont mauvaises
    quel que soit leur objet. Pensez à la malveillance. On ne peut pas dire: "Il est bien d'être malveillant", même lorsque l'objet de la malveillance est particulièrement répugnant.
    En revanche, les émotions relativement mauvaises ne sont pas toujours mauvaises. Elles sont mauvaises quand l'objet est mauvais. Mais elles sont bonnes quand l'objet est bon.
    Ainsi, on peut légitimement ressentir de la colère quand on a été humilié en public. Mais exprimer de la colère lorsqu'il n'y a pas de bonnes raisons d'en éprouver (quand on reçoit un cadeau ou un compliment par exemple) ne paraît pas légitime.
    Il y a donc des bonnes et des mauvaises colères. C'est pourquoi on peut dire que la colère est relativement bonne ou relativement mauvaise.
    Dans quelle catégorie doit-on ranger l'amour ? Est-ce un affect intrinsèquement bon ou relativement bon ?
    En fait, on peut choisir l'une ou l'autre option.
    L'amour peut être vu comme une
    émotion relativement bonne.
    Dans ce cas, si l'objet de l'amour est bon (la vertu, l'art, etc.), s'il nous fait du bien, s'il contribue à notre prospérité, aimer cet objet est bien. Mais si l'objet de l'amour est mauvais (la lâcheté, la méchanceté, etc.), s'il nous fait du mal, s'il cause notre affaiblissement, aimer cet objet est mal. [note 1: Spinoza avait tendance à voir l'amour de cette façon relative].
    L'amour peut être vu également comme une
    émotion intrinsèquement ou absolument bonne, c'est-à-dire bonne quelles que soient les qualités de l'objet. Que l'objet de l'amour soit bon ou mauvais (la vertu, l'art, les crapules), aimer cet objet est bien." (p.159)

    "Rationnellement, nous ne devrions croire que ce que nous avons des raisons suffisantes de croire, et non ce qu'il nous fait plaisir de croire ou ce que nous avons avons intérêts à croire. [...]
    Lorsque nous croyons quelque chose parce que nous avons des
    raisons suffisantes de le croire mais parce que nous avons le désir, nous succombons à ce que certains philosophes appellent l'irrationalité motivée (une irrationalité expliquée par des désirs)." (p.187-188)

    "On peut dire en gros que, pour les Anciens, le bonheur est un état de la personne qui ne peut pas être complètement réduit à des sensations corporelles de plaisir ou d'absence de peine, à des émotions élémentaires de joie ou d'enthousiasme, ou à des satisfactions produites par le bien-être matériel.
    Le bonheur comme ils le conçoivent ne consistent pas à jouir sans entraves ou à se laisser emporter par des joies intenses mais éphémères comme les enfants ou les idiots.
    C'est une certaine
    manière de vivre sous la direction de la vertu et de la raison, dans une relation indifférence à l'égard des aléas liés aux possessions matérielles et aux succès mondains.
    Au fond, ce que les philosophes anciens voulaient démontrer contre l'opinion commune, c'est qu'il n'y a pas et ne peut pas pas y avoir de
    canaille heureuse ou d'imbécile heureux.
    Ce bonheur raisonné, comme les Anciens le comprenaient, ne pouvait être que parfait, sans tache. C'est d'ailleurs pourquoi il leur était difficile de le concevoir comme un état purement individuel et transitoire. Comment, se demandaient-ils, pourrions-nous être pleinement heureux si ceux auxquels nous sommes attachés ne le sont pas ? Comment pourrions-nous être pleinement heureux en sachant que ce bonheur aura une fin ?
    Le véritable bonheur, pour eux, ne pouvait être purement individuel, et paraissait inconvenable en dehors de la croyance en une certaine forme d'éternité ou d'immortalité.
    Finalement, le bonheur des Anciens étaient relativement ascétique, en ce sens qu'il était jugé irréductible aux plaisirs corporels, aux émotions élémentaires, et au bien-être matériel.
    Il était susceptible de recevoir un
    sens religieux, car il semblait incompatible avec l'idée qu'il pourrait avoir une fin et n'être qu'un bien terrestre.
    Il était
    élitiste en ce sens qu'il était réservé aux plus sages, c'est-à-dire, selon leur vision du monde, aux philosophes les plus contemplatifs.
    Cette conception ancienne du bonheur souffre de plusieurs défauts logiques que Kant, entre autres, a mis en évidence.
    Pour les Anciens, nous cherchons tous naturellement et inévitablement à être heureux. Si c'est vrai, il est absurde de prétendre que la recherche du bonheur pourrait être une sorte de
    devoir moral. Pourquoi ? Parce qu'il est inutile d'obliger les gens à faire ce qu'ils font naturellement d'eux-mêmes. C'est un principe de raisonnement juridique et moral général." (p.196-197)

    "Pour les utilitaristes, le bonheur peut être parfaitement réduit au plaisir et à l'absence de peine ou, plus largement, à la satisfaction des préférences de chacun quelles qu'elles soient.
    Ce qui compte moralement, pour eux, c'est la somme totale de bonheur ainsi compris. Nous devons viser, par nos actions, à ce qu'il soit le plus grand possible pour le plus grand nombre, animaux compris
    ." (p.201)

    "On pourrait dire sans abuser que toutes les propriétés du bonheur des Anciens ont été transférées à l'amour dans ses formes romantique, morale, céleste:

    Ascétique ou irréductible aux plaisirs corporels passagers. L'amour n'est pas la "luxure", la "débauche".
    Religieux ou incompatible avec l'idée qu'il pourrait avoir une fin et n'être qu'un bien terrestre. L'amour est éternel ; il survit à la mort de l'aimé.
    Élitiste en ce sens que seule une minorité de bien-heureux peut l'atteindre pendant son séjour terrestre à condition de trouver la "moitié d'orange", l'être unique et irremplaçable qui nous manque." (p.202)
    -Ruwen Ogien, Philosopher ou faire l'amour, Éditions Grasset & Fasquelles, Le livre de poche, 2014, 234 pages.

    "Le réaliste moral ne voit aucune bonne raison de nier que les prédicats "être vrai" ou "être faux" s'appliquent aux énoncés moraux. Il pense que les propriétés morales ne sont pas inventées, purement et simplement, ou crées ex nihilo mais découvertes, comme des propriétés réelles du monde." (p.39)

    « 1. Le rationalisme moral, d’après lequel le bien n’est pas ce que la majorité (ou toute autre quantité déterminée) approuve, mais ce qu’il serait rationnel d’approuver.
    2. Le réalisme moral au sens fort, d’après lequel la détermination du bien se passe de toute référence aux réactions d’approbation ou de réprobation de quelque sujet que ce soit (actuel ou idéal)
    . » (p.92)
    -Ruwen Ogien, Le Réalisme moral, PUF, coll. Philosophie morale, 1999, 571 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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