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    Adam Tooze, Le Salaire de la Destruction. Formation et ruine de l'économie nazie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 12 Avr - 17:07

    "Le premier objectif de ce livre est [...] de remettre l'économie au centre de notre intelligence du régime hitlérien en offrant un récit économique qui aide à étayer les histoires politiques produites au cours de la génération passée et à en dégager." (p.20)

    "Il n'est pas exagéré de dire que les historiens de l'Allemagne du XXème siècle partagent au moins un point de départ commun: le postulat d'une force particulière de l'économie allemande. De toute évidence, quand Hitler prit le pouvoir, l'Allemagne était au cœur d'une crise économique profonde. Mais le sentiment commun de l'histoire européenne du XXème siècle est que l'Allemagne était une superpuissance économique en attente, une force économique qui n'était comparable qu'à celle des Etats-Unis. [...] Du point d'observation qui est le nôtre au début du XXIème siècle, c'est ce postulat qu'il faut commencer par remettre en cause." (p.20)

    "En 1939, quand la guerre commença, le PIB cumulé des Empires britanniques et français dépassait de 60% celui de l'Allemagne et de l'Italie." (p.20)

    "L'économie allemande différait peu de la moyenne européenne: dans les années 1930, son revenu national par tête était moyen ; en termes actuels, il était comparable à celui de l'Iran ou de l'Afrique du Sud. Le niveau de consommation de la majorité des Allemands était modeste et en retard sur celui de la plupart de ses voisins d'Europe occidentale. L'Allemagne de Hitler n'était encore qu'une société partiellement modernisée où plus de quinze millions d'habitants vivaient de l'artisanat traditionnel ou de l'agriculture." (p.21)

    "En 1870, à l'époque de l'unification nationale allemande, la population des Etats-Unis et celle de l'Allemagne étaient grosso modo égales, et la production totale de l'Amérique, malgré son énorme abondance de terre et de ressources ne dépassait que d'un tiers celle de l'Allemagne. A la veille de la Première Guerre mondiale, l'expansion de l'économie américaine avait été telle qu'elle représentait à peu près deux fois celle de l'Allemagne impériale. En 1943, avant l'intensification des bombardements aériens, la production américaine totale était près de quatre fois celle du IIIème Reich." (p.21)

    "[Après 1918], l'économie était l'unique sphère à travers laquelle l'Allemagne pouvait jeter des ponts en direction des États-Unis, la seule puissance capable d'aider l'Allemagne à contrebalancer les agressions des Français et le désintérêt des Britanniques. C'est cette vision d'un partenariat transatlantique qui clairement inspira les actions de Stresemann, à la fois au cours de son bref, mais décisif, mandat de chancelier de la République, en 1923, puis comme ministre des Affaires étrangères entre 1924 et 1929." (p.28)

    "Compte tenu du fort différentiel des taux d'intérêt entre les Etats-Unis et l'Allemagne, où l'hyperinflation avait fait fondre l'épargne, les conditions de prêt étaient parfaitement bonnes. Entre octobre 1925 et la fin de 1928, l'afflux de capitaux étrangers fut si important que l'Allemagne put s'acquitter de ses réparations sans même à avoir à enregistrer un excédent de sa balance commerciale." (p.30)

    "Pour son élection, Herbert Hoover avait réussi à gagner le Midwest par des promesses de protection de l'agriculture. La loi commerciale, connue sous le nom de tarif douanier Smoot-Hawley, fut agrémentée lors de son adoption par le Congrès de toute une série de revendications, dont une protection significative contre les importations de produits manufacturés européens. A l'automne 1929, les Européens savaient que le Congrès ne permettrait aucun réduction substantielle des paiements de la dette interalliée, et que, non seulement, il n'y avait plus guère de perspectives de crédit à long terme de la part de l'Amérique, mais que, avec le nouveau tarif douanier, il deviendrait très probablement plus difficile aux débiteurs européens de l'Amérique de gagner les dollars dont ils avaient besoin pour honorer leurs obligations envers Wall Street." (p.37)

    "A la suite de la stabilisation du franc en 1926, la banque centrale française avait entrepris d'accumuler systématiquement de l'or. En 1931, ses réserves d'or étaient nettement supérieures à celles de la Bank of England et rivalisaient même avec celles de la Réserve fédérale." (p.41)

    "Ce qui déclencha la crise, ce fut l'escalade des tensions internationales voulue par Brüning [...] Le lundi 13 juillet [1931], la Danat Bank fit faillite, précipitant une ruée générale vers les banques. Le cabinet et la Reichsbank n'avaient d'autre solution que de déclarer la fermeture générale du système financier allemand et, le 15 juillet, d'annoncer un nouveau système de contrôle des changes mettant fin à l'étalon-or en Allemagne. [...] Le 20 septembre, après des semaines de forte spéculation contre la livre, la Grande-Bretagne suivit l'Allemagne et abandonna l'étalon-or. [...] En l'espace de quelques semaines, la principale devise commerciale mondiale avait perdu 20% de sa valeur par rapport au Reichsmark. Le système financier mondial avait perdu son ancrage. L'abandon de l'or par la Grande-Bretagne transforma une grave récession en une crise profonde de l'économie internationale. [...] Les exportateurs allemands étaient confrontés à d'immenses obstacles. La plupart des plus proches concurrents commerciaux de l'Allemagne ayant gagné un fort avantage compétitif par la dévaluation, le volume des exportations allemandes chuta encore de 30% entre 1931 et 1932. [...] Le chômage s'apprêtait à dépasser les 6 millions, et une bonne partie des entreprises allaient au-devant d'une faillite imminente.." (p.41-43)

    "En janvier 1933, l'Allemagne devait encore 19 milliards de Reichsmarks à ses créanciers étrangers, dont 10.3 milliards sous forme d'obligations à long terme et 4.1 de prêts à court terme couverts par le Standstill Agreement. Elle devait au moins 8.3 milliards aux seuls Etats-Unis, de loin leur premier créancier. Le poids de cette dette, contractée depuis 1924, menaçait autant le niveau de vie du pays que les réparations, maintenant écartées. Pour rembourser ses dettes, l'Allemagne devait transférer chaque année à l'étranger, intérêts et principal compris, une somme de l'ordre de un milliard de Reichsmarks et, comme il était impossible d'obtenir de nouveaux crédits, elle risquait, dans ces années 1930, contrairement à ce qui s'était passé dans les années 1920, de devoir procéder à des "transferts réels". Il lui était impossible de contracter de nouveaux emprunts pour rembourser ses créanciers. Pour assurer le paiement de sa dette, les exportations de l'Allemagne auraient dû excéder ses importations d'au moins un milliard de Reichsmarks, impliquant une forte réduction du niveau de vie." (p.49)

    "Même si les intérêts économiques furent prépondérants dans l'effondrement de la république de Weimar et de l'installation du gouvernement Hitler le 30 janvier 1933, les principaux responsables ne furent pas le grand capital ni même l'industrie lourde, mais les paysans allemands en ordre de bataille. Depuis les années 1870, l'agriculture avait toujours été une cause perdue pour le libéralisme. Bismarck avait réussi à rallier les agrariens en 1879 en imposant les premiers droits substantiels sur les céréales. Cela n'avait pas empêché le déclin de l'agriculture, mais avait sensiblement ralenti ce qui, autrement, eût sans doute été un processus dramatique de déclassement social et d'exode rural. Au milieu du XIXème siècle, la part des travailleurs dans l'agriculture se situait autour de 50%. En 1925, elle était tombée à 25%, mais représentait encore 13 millions de personnes vivant directement de l'agriculture. Le lobby agricole était donc une clientèle vitale pour tous les partis politiques, hormis pour les sociaux-démocrates et les communistes, qui ne réussirent jamais à élaborer un programme agraire crédible. A la fin des années 20, les partis respectables du centre-droit s'efforcèrent de garder leurs soutiens dans les milieux agraires, alors que la communauté agricole allemande se radicalisait progressivement à la faveur de l'effondrement mondial des cours. De ce fait, le lobby agricole se mit à exiger non seulement un renforcement de la protection et un allégement de ses dettes, mais aussi un changement de cap radical de la politique commerciale. Les droits de douane n'ayant pas réussi à empêcher la concurrence des produits à bas prix, les milieux agraires réclamèrent l'introduction de quotas spécifiques restreignant l'importation de produits agricoles clés de certains pays. Pour les libéraux allemands, les droits de douanes agricoles avaient toujours été critiquables. En établissant des discriminations entre les divers partenaires commerciaux, les nouvelles propositions menaçaient de détruire complètement le système des échanges multilatéraux. [...]
    Au début de 1933, les principaux dirigeants du lobby agraire intervinrent de manière décisive auprès du président Paul von Hindenburg, lui-même propriétaire d'un grand domaine, pour le pousser à accepter une coalition entre le DNVP de Hugenberg et le parti nazi de Hitler. Comme les partisans d'un défaut de paiement de la dette et du réarmement, les agrariens voulaient un gouvernement qui mît en œuvre unilatéralement leur conception de l'intérêt national de l'Allemagne, forçant ses voisins et partenaires commerciaux à accepter ses conditions
    ." (p.50-51)

    "L'économie allemande de 1933 n'était pas naufragée. Elle amorçait ce qui aurait pu devenir un vigoureux rebond cyclique. Le 1er janvier 1933, les éditoriaux du Nouvel An de la presse berlinoise étaient assurément optimistes. Le quotidien social-démocrate Vorwärts salua la nouvelle année en titrant: "Ascension et chute de Hitler".
    Finalement, ce qui décida du sort de l'Allemagne et, avec elle, du monde fut la tragique erreur de calcul d'une petite coterie de conservateurs ultranationalistes
    ." (p.53)

    "[Pour Hitler] la lutte pour le Lebensraum était le seul salut de l'Allemagne." (p.60)

    "Le second programme Reinhardt de septembre 1933 marqua un retour à des idées moins ambitieuses de créations d'emplois, s'appuyant non pas sur l'effet direct des dépenses publiques financées par le crédit, mais sur des subventions indirectes à l'activité privée." (p.68)

    "La suspension du remboursement de la dette fut la première initiative de politique étrangère franchement agressive du gouvernement de Hitler. Bien que largement anticipée, elle n'en provoqua pas moins un choc et un scandale dans les capitales commerciales du monde. Après sa première expérience avec Schacht, Roosevelt le qualifia simplement de bastard, de "salaud"." (p.73)

    "En 1933, le revenu national total était tombé à tout juste 43 milliards de Reichsmarks. Même avec une reprise rapide, le programme de Schacht prévoyait qu'entre 5 et 10% du PIB seraient consacrés à la défense au cours des huit années suivantes. En comparaison avec la situation actuelle, c'est deux ou trois fois le budget de la défense de la plupart des pays occidentaux, et ce pour un pays dont le niveau de revenu par tête était très inférieur. En temps de paix, les États-Unis et la Grande-Bretagne ne supportèrent des dépenses militaires à ce rythme qu'au cours des phases les plus intenses de la guerre froide dans les années 1950, et ils le firent avec des niveaux de revenu par tête bien supérieurs. Le programme de 35 milliards de Reichsmarks de juin 1935 impliquait donc, sinon la militarisation générale de la société allemande, du moins la formation d'un substantiel complexe militaro-industriel avec de sérieuses ramifications pour le reste de l'économie." (p.74)

    "Même sans intervention des pouvoirs publics, il y aurait sans doute eu une forte reprise, comme il y en avait eu une après la première grande récession de la République de Weimar en 1925. En 1933, privé dans la construction et la constitution de stocks fut de loin le principal facteur de croissance." (p.82)

    "En 1935, le PIB allemand en termes réels avait retrouvé grosso modo son niveau de 1928. C'était sans nul doute une reprise rapide. Mais ce n'était pas sensiblement mieux que la reprise enregistrée aux Etats-Unis avec un éventail de politiques très différent. En termes de taux de croissance, ce n'était pas mieux non plus que le rebond de la République de Weimar après la première forte récession au cours de l'hiver 1926-1927, avec un taux de croissance sur douze mois plus fort qu'à aucune période sous le IIIème Reich. Il est donc permis d'imaginer une reprise économique tout aussi rapide même sous un régime politique très différent. [...] La politique économique nazie ne saurait prétendre être la "cause" de la reprise économique allemande." (p.84-85)

    "L'Allemagne n'était pas simplement une victime du protectionnisme des autres. En dehors de la Grande-Bretagne, elle était le premier d'exportations de l'Europe et le tournant protectionniste allemand des années 1930 avait amplement contribué à accélérer le cycle des représailles commerciales. [...] Du point de vue de l'Allemagne, ce fut un désastre, parce qu'elle comptait sur les excédents de son commerce avec ses voisins européens pour payer ses importations de vivres et de matières premières d'outre-mer." (p.92-93)

    "Sous la pression du problème de la balance des paiements et du refus de dévaluer, Schacht imposait à l'économie allemande et aux entreprises un système de contrôle bureaucratique toujours plus envahissant.
    Compte tenu de la pesanteur bureaucratique nécessitée par le système de subventions à l'exportation et l'appareil de restriction des importations, l'option de la dévaluation refusait de disparaître. [...] N'oublions pas qu'encore en mai 1932 Gregor Strasser avait publiquement engagé le parti nazi à abandonner l'étalon-or. Et même si le manifeste électoral du Parti avait tranquillement effacé cette promesse durant l'automne 1932 et que Strasser lui-même avait été chassé, il restait beaucoup de gens, au sein du Parti, pour voir dans une dévaluation le complément logique d'une politique de création d'emplois et d'indépendance économique nationale
    ." (p.100)

    "C'est un lieu commun que de qualifier d'autarcique sa politique commerciale [celle du IIIème Reich] à partir de l'été 1934: un effort généralisé pour restreindre les importations et parvenir à l'autosuffisance." (p.104)

    "En 1928, les exportations américaines vers l'Allemagne avaient tourné autour de milliards de Reichsmarks, et les exportations allemandes vers les Etats-Unis étaient estimées à 796 millions de Reichsmarks. En 1936, le commerce avait sombré à des niveaux dérisoires. Les exportations américaines vers l'Allemagne ne valaient pas plus de 232 millions de Reichsmarks, tandis que les exportations allemandes ne dépassaient pas les 150 millions.
    Cette extraordinaire contraction du commerce entre l'Allemagne et les Etats-Unis, les deux plus grandes économies du monde, était la substance même de la politique commerciale "autarcique" de Schacht
    ." (p.107)

    "Pour éviter un grand revers dans la campagne de création d'emplois, un décret interdit aux filatures de faire tourner leurs machines plus de trente-six heures par semaine. Dans le même temps, le régime interdit tout nouvel investissement dans le textile." (p.113)

    "L'effondrement de l'étalon-or et la prolifération désastreuse du protectionnisme fractura le soubassement même du libéralisme économique." (p.123)

    "Hitler, Schacht et Hugenberg étaient tous trois des ennemis notoires du libéralisme économique." (p.123)

    "Création d'un système complet de fixation des prix sous la houlette de l'État." (p.125)

    "La tendance de l'administration économique du Reich à évoluer vers davantage d'interventionnisme avait été marquée dès la fin de la Première Guerre mondiale. [...] [Elle] accumula des pouvoirs de contrôle économique national sans précédant." (p.129)

    "Le 17 octobre 1933, en début de matinée, le Dr Junkers fut arrêté dans sa maison de vacances de Bayrischzell et accusé de trahison. Junkers était le principal pionner de l'aviation en même temps qu'un ingénieur célèbre qui, dans son usine de Dessau, avait construit le premier avion du monde entièrement en métal. Quoique de taille modeste, son usine était de loin la première usine d'avions d'Allemagne. On a parfois avancé que l'expropriation de Hugo Junkers était due à ses positions internationalistes et à son pacifisme. Mais Junkers était un nationaliste conservateur, qui embrassait avidement la cause du réarmement. Sa difficulté venait simplement de ce qu'il possédait la plus grande usine d'avions du pays et que Göring et son secrétaire d'Etat, Erhard Milch, étaient décidés à en prendre le contrôle." (p.141)

    "[Dans les années 30, le revenu par tête en Union soviétique était plus bas que dans n'importe quel autre pays occidental, cf p.152}

    "Dans l'Allemagne de Hitler, seule une infime minorité de la population jouissait de conditions de vie que nous qualifierons aujourd'hui de confortables." (p.157)

    "Pour quiconque a reçu une formation classique en matière d'économie moderne, la solution aux problèmes de l'Allemagne va de soi. Pour échapper à sa relative pauvreté, l'Allemagne avait besoin d'une croissance économique assise sur une large base mais nourrie par le changement technologique et l'accumulation de capital, tant physique qu'humain. Cela permettrait d'accroître la productivité du travail, de meilleurs salaires et des prix moins élevés pour des produits de bonne qualité, et par conséquent une augmentation générale du niveau de vie. Sur la base de tendance à long terme de la croissance du pays, pour adopter un langage mécaniste, l'Allemagne accusait un retard de vingt-cinq à trente ans sur les Etats-Unis." (p.158)

    "La manière la plus courante de résumer la situation de logement en Allemagne dans l'entre-deux-guerres consistait à parler de "pénurie de logements". Les groupes d'intérêt rivalisaient pour définir ce déficit, avec des estimations allant de 1 à 2 millions d'appartements suivant les auteurs. Le concept de pénurie est toutefois problématique. Sur un marche "libre", qui s'équilibre de lui-même, il n'y a pas de pénurie. Un excès de la demande sur l'offre ferait monter le prix, se soldant par une baisse de la demande effective et un accroissement de l'offre, éliminant ainsi le déficit. Les symptômes de pénurie sur le marché du logement en Allemagne dans l'entre-deux-guerres étaient donc d'abord et avant tout un reflet des "distorsions" introduites par le contrôle des loyers imposés à la fin de la Première Guerre mondiale. Ces contrôles avaient été nécessaires au cours de la période inflationniste pour empêcher une épidémie d'expulsions et une masse de sans-abri. De ce point de vue, ils furent très efficaces. Le contrôle des loyers n'est qu'un des éléments clés de l'Etat-providence de Weimar, mais il ne fut pas dénué de coût. Avec la fixation du loyer de la majorité du parc de logement à des niveaux, qui en termes réels, étaient nettement inférieurs à ceux de 1913, la construction de nouveaux appartements devint fort peu attrayante pour les investisseurs privés. Les autorités de Weimar essayèrent bien d'alléger la situation par un vaste programme de construction subventionné par l'Etat. [...] Mais les nouveaux immeubles témoignaient souvent d'un modernisme séduisant, ils n'étaient que d'un profit indirect pour la masse de population puisque, du fait des coûts de construction, le loyer mensuel minimum, même en tenant compte des subventions, était de 40 Reichsmarks, soit bien plus que ce que les familles de la classe ouvrière pouvaient se permettre de consacrer au logement. Dans le même temps, un recensement national mené au faite de l'essor de la construction publique sous Weimar révéla des symptômes, sinon de pénurie de logements, du moins d'une grave pauvreté. Dans les villes allemandes, en 1927, pas moins d'un appartement sur six abritait des locataires et des sous-locataires en sus de leurs occupants principaux. Et ces locataires comprenaient au moins 377 000 familles de trois personnes ou plus, qui vivaient en sous-locataires dans les appartements d'autres familles. En outre, les statisticiens estimaient à au moins 750 000 le nombre d'appartements surpeuplés. Des centaines de milliers de familles ouvrières en étaient réduites à se partager les appartements à raison d'une ou deux pièces sans salles de bains et sans cuisine séparée. Des tableaux contemporains font été de familles logées dans des greniers pleins de courant d'air ou des caves humides." (p.170-171)

    "Bien que le sujet n'ait guère été étudié comme il le faudrait, il est peu douteux que, dans les années 1930, le réarmement ait été autant un spectacle populaire qu'une ponction sur le niveau de vie allemand -autrement dit, une forme de consommation publique spectaculaire." (p.176)

    "[La Wehrmacht] était un reflet précis de la modernisation incomplète de la société allemande. La majorité des soldats de Hitler allèrent au combat à pied et s'en remirent aux chevaux pour une bonne partie des transports. En ce sens, l'armée allemande des années 1930 et 1940 était destinée à rester, suivant le mot d'un historien de la chose militaire, une "armée pauvre"." (p.176)

    "Dans l'Allemagne des années 30, la vie paysanne glorifiée par les idéologues nazis n'avait rien d'un fantasme archaïque. Les idéologues agrairiens traitaient d'une réalité sociale massive. [...] Le recensement de 1933 ne dénombra pas moins de 9.342 millions de gens travaillant dans l'agriculture, soit près de 29% de la main d'œuvre totale. Et en dehors de paysans à plein-temps, des millions d'autres Allemands produisaient au moins une partie de leur nourriture sur de petits lopins ou élevaient des cochons ou des poulets. Selon le même recensement, 32.7% de la population vivait dans des villages de moins de 2000 habitants. [...] L'agrarianisme nazi, avec sa rhétorique fleurie et raciste du sang et du sol, et ses idées brumeuses sur l'avenir du paysan allemand, n'était pas un vernis atavique sur un régime industriel moderne. Le nazisme, comme idéologie et comme mouvement politique de masse, était le produit d'une société encore en transition." (p.180-181)

    "L'agriculture et la production alimentaire, qui jusqu'au milieu du XIXème siècle avaient été de loin la partie la plus importante de l'économie allemande et qui dans les années 1930 étaient encore un élément très significatif du produit national, furent soustraites à l'influence des forces du marché. [...] Les prix eux-mêmes n'étaient plus déterminés par l'équilibre de l'offre et de la demande." (p.198)

    "Le RNS [Reichsnährstand] avait un impact encore plus direct sur les foyers allemands, puisqu'il contrôlait les prix auquel ils achetaient aliments et boissons -qui en moyenne représentait 50% du budget familial." (p.199)

    "A aucun moment la population allemande ne fut réellement menacée d'une pénurie alimentaire." (p.204)

    "A compter des années 1930, en Allemagne comme dans l'Europe en général, l'agriculture ressembla de moins en moins à une industrie axée sur le marché, et de plus en plus à un hybride étrange de propriété privée et de planification. La véritable histoire nous est racontée par le niveau des prix versés aux paysans allemands comparé à ceux qu'ils auraient reçus s'ils avaient été totalement exposés à la force de la concurrence extérieure. Sur cette base, le tableau ne souffre d'aucune ambiguïté. S'il est vrai que les céréaliers jouissaient largement d'une marge de protection plus large que les laitiers, les prix payés aux agriculteurs allemands pour tous les types de produits agricoles sous le régime nazi étaient au moins deux fois plus élevés que sur le marché mondial. [...] Les prix agricoles ne pouvaient être substantiellement accrus sans préjudices pour le niveau de vie des citadins." (p.205 et 207)

    "Dans sa cinquième année, le régime hitlérien pouvait se présenter comme une dictature modèle. Le chômage était tombé à des niveaux négligeables. L'économie prospérait. La vie de millions de foyers allemands revenait plus ou moins à la normale. La vague de répression sauvage de 1933-1934 avait fait son œuvre. Les effectifs des camps de concentration de Himmler fondirent pour tomber à quelques milliers. Pendant un temps, le régime même une sourdine à son antisémitisme. En comparaison de l'agression guerrière de l'Italie fasciste en Afrique et du Japon impérial en Chine, sans parler des excès bien connus des grands procès de Staline, le gouvernement hitlérien semblait vraiment raisonnable. Bien entendu, certains persistaient à penser qu'aucune paix n'était possible aussi longtemps que le gouvernement de Hitler serait au pouvoir. Mais ils n'étaient qu'une minorité. En Grande-Bretagne et en France, si déplaisant qu'elle pût trouver le régime hitlérien, la majorité était clairement désireuse de faire place en Europe à une Allemagne autoritaire. Les puissances occidentales étaient prêtes après 1936 à un arrangement qui n'aurait pas, ou peu, remis en cause l'organisation intérieure du régime de Hitler et aurait permis au IIIème Reich de trouver sa place dans un nouveau cadre financier et commercial international.
    De surcroît, la plupart des Allemands auraient probablement accepté un tel arrangement, y voyant une issue très satisfaisante à la "Révolution nationale" amorcée en 1933. Tout ce que l'on sait de l'opinion publique suggère que, quelle que fût la rancœur conçue de l'issue de la Grande Guerre, la population allemande avait très peur d'une nouvelle guerre en Europe et se serait réjouie d'un règlement sur la base du
    statu quo de 1936. [...] Mais Hitler et ses collaborateurs à la tête de l'Allemagne refusèrent systématiquement tout rapprochement avec les puissances occidentales." (p.214-215)

    "Près de la moitié (47%) de la croissance de la production nationale totale entre 1935 et 1938 s'explique directement par l'augmentation des dépenses militaires du Reich. Si nous ajoutons l'investissement, dont une bonne partie était dictée par les priorités de l'autarcie et du réarmement, cette part atteint les deux tiers (67%). La consommation privée, en revanche, n'est responsable que de 25% seulement de la croissance au cours de cette même période, alors même qu'en 1935 elle avait représenté 70% de l'activité économique totale." (p.216)

    "Alors que l'Espagne s'enfonçait dans la guerre civile, les gouvernements français et américain se saisirent de la question monétaire comme d'une occasion de cimenter la solidarité des "trois grandes démocraties" et jeter les bases d'un avenir de "paix libérale et de prospérité". Les Britanniques, la troisième "grande démocratie", n'appréciaient guère les envolées rhétoriques, mais le Trésor et la Bank of England approuvèrent sans réserve le désir français d'abandonner l'étalon-or, promettant de s'abstenir de toutes représailles." (p.224)

    "Le mémorandum de Goerdeler fut un rare acte de courage personnel tout comme fut sa décision, peu après 1936, de devenir une figure de proue de la conjuration des opposants au régime de Hitler." (p.225)

    "Confronté à la perspective que le Front populaire de Léon Blum, tributaire du soutien des communistes, pût compléter sa politique de création d'emplois par l'institution de contrôles de change -la formule de Schacht depuis 1933- la droite française renonça brutalement à son attachement obstiné à l'étalon-or. Si le choix était de dévaluer le franc en coopération avec la Grande-Bretagne et l'Amérique, ou suivre l'Allemagne dans le "fascisme économique", la décision était facile." (p.227)

    "Suivant les normes conventionnelles, l'économie allemande était au plein-emploi. En réalité, l'Allemagne souffrait d'une pénurie aiguë de main d'œuvre." (p.265)

    "Au début des années 30, dans le cadre des efforts de gestion des points les plus critiques du chômage, l'administration du travail adopta des mesures afin de limiter les migrations régionales. Le moment venu, pour garder les travailleurs à la campagne, les bourses du travail interdirent même aux gens qui avaient autrefois travaillé dans l'agriculture de prendre un emploi non agricole. En février 1937, les impératifs du Plan de quatre ans du réarmement imposèrent un décret spécial concernant les métallurgistes, désormais tenus de solliciter une autorisation spéciale pour changer d'emploi. [...] A la fin de 1939, pas moins de 1.3 million d'ouvriers avaient dû répondre à des ordres de ce genre. [...] L'État pouvait intervenir dans la vie professionnelle de tout individu." (p.267)

    "En avril 1938, poussé par des responsables du Parti en Allemagne, le service des études économiques de la Reichsbank effectua une brève étude de la question: "Comment faudrait-il de devises pour transférer la totalité du stock de richesse juive investi en Allemagne?". Pour les seuls Juifs allemands, sans compter la population autrichienne, il en arrivait à une fourchette de 2.2 à 5.15 milliards de Reichsmarks. Sauf grand emprunt extérieur, c'était plusieurs fois les réserves de devises fortes de la Reichsbank. A la lumière de cette disparité, il n'est guère surprenant que le Reich est frappé de taxes punitives les aspirants à l'émigration. Et avec la dégradation de la situation en matière de devises après 1936, on assista à une escalade de ces pénalités financières. Perversement, le fait même que les Juifs fussent encourager à émigrer les rendait a priori suspects de chercher à sortir des capitaux du pays en fraude. Plutôt que de faciliter l'émigration, la bureaucratie chargée des devises et de l'émigration devient un moyen de harcèlement et de discriminations supplémentaires." (p.279)

    "En juin 1939, une révision des statuts de la Reichsbank supprima toute limitation formelle à la croissance de la masse monétaire. Si la valeur extérieure du Reichsmark demeura officiellement à la parité-or, l'abandon de l'étalon-or que réclamaient les théoriciens nazis de la monnaie depuis les années 1920 était désormais enfin une réalité reconnue. Hitler, en tant que Führer du peuple allemand, se vit accorder le pouvoir de manipuler la masse monétaire à sa guise." (p.302)

    "En novembre 1938, compte tenu de l'épuisement prévisible des réserves de change, il était déjà évident que l'Allemagne devrait bientôt abandonner sa campagne de réarmement tous azimuts au profit d'une concentration renouvelée sur les exportations [qui lui apportaient les devises indispensables à l'importation de matières premières]." (p.303)

    "Dans la course aux armements tous azimuts avec les démocraties, le temps jouait à l'évidence contre l'Allemagne." (p.312)

    "Si les Français avaient lancé une action déterminée contre l'Allemagne occidentale alors que le gros de la Wehrmacht et de la Luftwaffe était en Pologne, les effets auraient bien pu être catastrophiques [pour le régime hitlérien]." (p.317)

    "Il était possible de justifier le lancement de la guerre dans l'automne 1939 en s'en remettant à la seule dynamique de l'effort d'armements. Si la guerre était inévitable, comme Hitler le croyait de toute évidence, la Wehrmacht n'avait pas grand chose à gagner à attendre. De fait, Hitler épousa précisément cette logique en diverses occasions. Justifiant sa décision de frapper la Pologne indépendamment des dangers, Hitler se référa explicitement aux pressions économiques. Ainsi, le 22 août 1929, dans un discours mémorable aux chefs militaires réunis à Berchtesgaden, il déclara avec force: "Nous n'avons rien à perdre ; nous avons tout à gagner. Du fait des restrictions, notre situation économique est telle que nous ne pouvons tenir que quelques années de plus. Göring peut le confirmer. Nous devons agir [...]." [...] Albert Speer, qui voyait Hitler tous les jours en 1939, raconte l'avoir entendu plaider la cause de la guerre en s'en remettant directement à la dynamique de la course aux armements." (p.317)

    "Tout en faisant basculer le rapport de force en Europe du côté de l'Allemagne, le pacte soviéto-nazi ruinait toute chance d'un accord avec le Japon. Juste après l'annonce, le cabinet proallemand de Tokyo démissionna, cédant le pouvoir à une armée japonaise soucieuse de maintenir les Soviétiques à l'écart de la Mandchourie." (p.323)

    "La guerre contre la Grande-Bretagne et la France était le pire des scénarios dans la stratégie allemande. C'est la suite des événements qui nous conduit à sous-estimer cet élément. La direction du régime de Hitler avait envisagé cette possibilité au printemps 1938 et, on l'a vu, n'avait pas su adopter de réponse stratégique cohérente. La guerre avait éclaté alors que l'armée n'avait pas encore commencé d'élaborer un plan d'attaque à l'ouest. Il n'est donc guère étonnant qu'à l'automne de 1939 régnait à Berlin un certain degré de chaos et de confusion." (p.331)

    "Dans le territoire du Reich avant la guerre, les niveaux de consommation civile, déjà freinée, chutèrent de 11% (sur une base par tête) dans la première année de la guerre. En 1941, les dépenses de consommation étaient de 18% inférieures à leur niveau de 1938." (p. 352)

    "Quelques semaines après le début de la guerre, fut introduit un rationnement systématique pour les deux articles de base de la consommation des ménages: l'habillement et l'alimentation." (p.354)

    "Le mythe du Blitzkrieg [de la supériorité technologique] convenait aux Britanniques et aux Français parce qu'il expliquait leur pitoyable défaite autrement que par leur incompétence militaire." (p.370)

    "La Wehrmacht ne renversa pas les règles élémentaires de la guerre. La victoire de mai 1940 n'est pas un événement mystérieux que seuls permettraient d'expliquer le troublant élan de l'armée allemande et le manque de combativité des Français. L'Allemagne n'était pas en position de force. Mais son handicap n'était pas tel qu'il fût impossible de la surmonter par une meilleure préparation et des manœuvres. Une analyse serrée de la mécanique de Blitzkrieg fait apparaître l'étonnant degré de concentration atteint, mais aussi l'énorme pari que firent Hitler et la Wehrmacht le 10 mai. Précisément parce qu'il impliquait une telle concentration de forces, le plan Manstein était une one-shot affair: il ne permettait pas la moindre erreur. Si l'assaut initial avait raté, il aurait pu échouer de bien des façons, la Wehrmacht aurait perdu toute capacité offensive. Le pari fut payant. Contrairement aux apparences, les Allemands n'avaient pas découvert la recette des miracles militaires. Le succès foudroyant de mai 1940, qui se soldat par la défaite d'une grande puissance européenne en l'espace de quelques semaines, ne pouvait se répéter. En réalité, quand nous mesurons les risques immenses du plan Manstein, l'attaque contre la France paraît plus proche qu'on ne l'imagine communément de l'autre grand pari de la Wehrmacht, l'attaque de juin 1941 contre l'Union soviétique. Dans les deux occasions, la Wehrmacht n'avait pas de forces significatives en réserve. Dans les deux campagnes, les Allemands parièrent sur un succès décisif dans la première phase de l'assaut. A défaut, c'eût été la catastrophe. Les issues très différentes sont parfaitement explicables dans le cadre de la logique militaire traditionnelle. Contre un adversaire qui avait une marge de supériorité matérielle plus large, avec une meilleure direction et plus d'espace pour manœuvrer, le critère napoléonien de base du succès militaire -des forces supérieures en un point décisif- serait bien plus difficile, voire impossible, à atteindre. L'inspiration militaire trouvait là sa limite." (p.375-376)
    -Adam Tooze, Le Salaire de la Destruction. Formation et ruine de l'économie nazie, Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2012, 802 pages.


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