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    Henri de Monvallier & Nicolas Rousseau, Les imposteurs de la philo

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Henri - Henri de Monvallier & Nicolas Rousseau, Les imposteurs de la philo Empty Henri de Monvallier & Nicolas Rousseau, Les imposteurs de la philo

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 29 Mar - 10:24



    "RECONNAISSONS un mérite à Bernard-Henri Lévy. Il a eu un fils (Antonin) qui a eu le bon goût de ne pas écrire de livre. Il est devenu avocat : et, au moins, quand il défend François Fillon (ou d’autres, d’ailleurs), il ne fait pas de philosophie comme son père… Quant à sa fille (Justine), elle est devenue romancière et ne pratique ni l’essai ni la philosophie. Chez les Glucksmann, le schéma semble différent : on est visiblement essayiste à prétention philosophante de père en fils. Vous avez aimé André (1937-2015), l’auteur de La Cuisinière et le mangeur d’hommes, Les Maîtres penseurs ou La Troisième Mort de Dieu ? Celui qui critiquait le totalitarisme dans les années 1970 avant d’appeler à voter pour Nicolas Sarkozy en 2007 et d’être décoré de la Légion d’honneur en 2009 par le même Sarkozy devenu entre-temps président (sans doute plus pour services électoraux rendus que pour la qualité intellectuelle de son œuvre déjà bien oubliée) ? Vous allez adorer Raphaël (né en 1979), le nouveau visage du progressisme chic qui s’est imposé dans les médias et en librairie depuis quatre ans maintenant.

    Il n’est certes pas très original de renvoyer Raphaël Glucksmann à son père : c’est même très attendu, voire carrément en dessous de la ceinture, diront certains. Mais il se trouve que ce sont son « œuvre » et sa « pensée » elles-mêmes qui nous y contraignent. Nous aurions vraiment préféré qu’il se spécialise en assyriologie, en biologie moléculaire ou en philosophie des mathématiques et pouvoir ainsi le laisser tranquille. Mais non, il s’est malheureusement installé sur le même créneau que son père : celui de l’essayisme politique « de gauche » creux et moralisant à prétention philosophique, le tout bien en phase avec l’air du temps évidemment. Raphaël Glucksmann nous a déjà en effet gratifié de trois livres depuis 2015 : il est très présent dans les médias, jusqu’à avoir même une brève expérience de patron de presse à la tête du Nouveau Magazine littéraire entre janvier et août 2018… Mais en quoi consiste exactement la « pensée » de Raphaël Glucksmann ? [...]

    Raphaël Glucksmann fait son apparition sur la scène intellectuelle de façon autonome à l’occasion des attentats du 7 janvier 2015 avec son livre Génération gueule de bois (sous-titre : Manuel de lutte contre les réacs). La quatrième de couverture se veut volontairement angoissante et dramatique :

    Djihad au cœur de Paris, croisade antieuropéenne de Poutine, FN premier parti de France, stars négationnistes du Web : des forces réactionnaires que tout semble distinguer à première vue lancent un défi commun à nos principes et nos modes de vie.

    […]

    Pour une génération élevée dans le mythe de la fin de l’histoire, la gueule de bois est terrible.

    Sommes-nous prêts pour le combat qui vient ?


    Ce qui caractérise immédiatement le style intellectuel de Raphaël Glucksmann, on le voit bien, c’est ce que l’on pourrait appeler le prophétisme générationnel. Un trait sociologique que l’on trouvait déjà chez les nouveaux philosophes : « Notre génération a une responsabilité historique. » Cette incantation s’opère sur fond d’opposition binaire simpliste entre un « avant » où tout était clair, rassurant avec des repères stables (la fin de l’histoire, l’expansion planétaire de la démocratie et des idéaux humanistes) et un « après » inauguré ici par les attentats du 7 janvier 2015 qui ouvre un âge d’angoisse, une ère d’incertitude marquée par une perte des repères traditionnels. Pas d’analyse politique, encore moins géopolitique du pourquoi de la situation : le discours est à la fois moralisateur et anxiogène, avec une confrontation sommaire entre les forces du Bien et les forces du Mal identifiées à des « forces réactionnaires », des puissances inquiétantes qui nous « menacent », d’ailleurs toutes mises au même niveau sans hiérarchie : sans être un partisan acharné du Front national (aujourd’hui Rassemblement national), on pourrait trouver problématique de mettre au même niveau un parti politique qui se présente légalement (jusqu’à preuve du contraire) à des élections dans un pays ayant malgré tout quelques apparences de démocratie comme la France, et les attentats djihadistes « au cœur de Paris ».

    Quant aux « stars négationnistes du Web », si elles contreviennent certes à la loi et si, bien évidemment, leurs propos sont condamnables, elles ne commettent pas directement d’attaques physiques sur des personnes. Mais Raphaël Glucksmann ne semble pas avoir, comme feu son père, un grand sens de la nuance ni de l’analyse : pour lui, les éléments du réel vont par paquets, il y a le Bien d’un côté et le Mal de l’autre, un (bloc-notes du) point c’est tout.

    Autre trait commun aux nouveaux philosophes des années 1970 et en lien avec le prophétisme : l’exhortation lyrique à la lutte qui remplace l’analyse. « Sommes-nous prêts pour le combat qui vient ? » Il n’y a, comme on l’a dit, rien à comprendre (ou très peu), tout est très simple : il y a le Bien et le Mal. Il faut donc lutter contre le Mal (le FN, le terrorisme, le négationnisme, la réaction, etc.) au nom du Bien (la démocratie, l’humanisme, le progressisme, la république).

    Ce qui frappe aussi dans cette quatrième de couverture, ce sont ces paragraphes courts (parfois une seule phrase) sans lien logique entre eux, ce qu’on appelle en linguistique la parataxe. On trouve très souvent ce procédé dans les textes de Bernard-Henri Lévy : il n’est qu’à ouvrir au hasard n’importe lequel de ses livres ou de ses « Bloc-notes » dictés pour Le Point (et publiés ensuite en volume sous le titre Questions de principes) pour s’en convaincre. Cette figure de style produit un double effet d’accélération de l’écriture (les liens logiques ont toujours une certaine lourdeur et ont tendance à ralentir le rythme) et de désordre à la fois lucide et inspiré. En effet, comme dans les romans américains des années 1930-1940 (Faulkner, Hemingway, Dos Passos), nous sommes projetés directement dans le monologue intérieur d’un penseur puissant à l’intérieur duquel les idées se bousculent, toutes plus géniales les unes que les autres… Cette façon d’écrire va bien dans le sens de ce que nous disons : le but n’est pas de faire appel à l’intelligence du lecteur avec une argumentation (encore moins une démonstration) dotée d’articulations logiques solides et qui progresserait ainsi d’étape en étape. Il est de produire cet effet de prophétisme générationnel lyrique incarné dans ce « nous » à prétention universaliste se projetant héroïquement dans un « après » incertain.

    Transportons-nous à l’autre bout de l’œuvre de Raphaël Glucksmann, jusqu’à la conclusion de son dernier livre, intitulée « En sommes-nous capables ? » (écho au « Sommes-nous prêts pour le combat qui vient ? » qui concluait la quatrième de couverture du livre de 2015). Le procédé semble exactement identique et même encore renforcé. Une phrase par paragraphe, pas plus.

    Nous sommes les enfants du vide.

    Nous savons que la société de solitude qui nous a vus naître n’est pas durable.

    Nous savons que les anciennes idéologies, les vieux partis, les antiques structures ne nous aideront pas à en sortir.

    […]

    Nous savons quel horizon esquisser et quelle route emprunter.

    Nous savons ce qui nous reste à faire.

    Nous en sommes capables.


    Comme on le voit, Raphaël Glucksmann emprunte à BHL (et aussi à son père) l’asyndète et à François Hollande… l’anaphore ! Entre son père biologique et ses deux pères spirituels, c’est effectivement vraiment un « enfant du vide » sur le plan intellectuel ! On navigue ici entre approximation sociologique (son concept de « société de solitude », qu’il essaie maladroitement d’expliquer d’ailleurs dans la première partie de son livre, n’a pas la moindre consistance scientifique et relève d’une sociologie spontanée de journaliste et d’essayiste, ni plus ni moins), opposition sommaire (et, en un sens, très macronienne) entre l’« ancien monde » sclérosé et inerte et le « nouveau monde » inédit qui s’ouvre à nous où tout serait à réinventer pour ceux qui en auraient le courage, perspectives eschatologiques à la fois abyssales et absolument grotesques (« notre rémission future », « une promesse d’aube se lève dans le crépuscule », un « horizon ») : on demeure totalement atterré devant une prose d’une telle nullité. Et l’on se demande vraiment comment de telles bêtises peuvent passer la porte d’une maison d’édition et se retrouver imprimées à des milliers d’exemplaires, leur auteur faisant l’objet d’articles, d’entretiens et de débats, dirigeant pendant huit mois un magazine national (Le Nouveau Magazine littéraire) dont la vocation est d’animer le débat d’idées en France, et ayant son rond de serviette comme « débatteur » sur France Inter dans une émission politique du dimanche matin. Mais, « nous le savons », plus on assène, plus on a de chances d’impressionner son public par cette force de conviction inébranlable.

    Le prophète, comme l’a montré Max Weber dans son livre sur le judaïsme antique, s’oppose au prêtre, comme l’exceptionnel s’oppose à l’ordinaire. Le prophète est en effet celui qui, dans des temps troublés et incertains, se lève, prend la parole pour dire le sens du présent et projeter le groupe vers l’avenir, alors que tout le monde est inquiet et que plus personne ne sait quoi dire. Dans la tradition biblique, il est inspiré directement par Dieu pour remettre le peuple qui doute dans le droit chemin, le rassurer et aussi le tancer quand il ne respecte pas ses valeurs. L’avantage de la position du prophète est donc clair : comme on l’a vu, pas besoin d’argumenter, de démontrer, de raisonner. Parler suffit. Sans s’en référer à un Dieu dont l’existence aujourd’hui ne fait plus consensus, il suffira de se référer à quelques idoles majuscules du Bien : la Démocratie, les Droits de l’homme, l’Humanisme, le Progrès, la République.

    Le problème est que, dans le cas de Raphaël Glucksmann, ce discours « prophétique » (ou qui se voudrait tel) vire carrément à la confusion mentale. On demeure ainsi sidéré de la phrase d’ouverture de Génération gueule de bois qui donne, précisément, l’impression d’avoir été écrite après une soirée bien trop arrosée :

    Nous sommes tous des flics juifs arabo-martiniquais dessinateurs libertaires de prophètes clients de supérette kasher.

    Cette phrase, voulue telle par l’auteur, pose le même problème que le « Je suis Charlie » qui a fonctionné comme un véritable impératif catégorique pendant l’hiver 2015 et qui n’a jamais vraiment été interrogé. Un simple pas de côté, une petite prise de distance, une vague velléité de désolidarisation par rapport à ce slogan suffisaient de toute façon à classer celui qui les manifestait parmi les partisans de Dieudonné, Soral ou autres épouvantails agités comme une avant-garde de l’armée de la bête immonde. Pourtant, ce slogan pose le même problème que la phrase de Raphaël Glucksmann. Les psychiatres nous ont en effet appris à ne pas confondre empathie et confusion émotionnelle : l’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre en imaginant sa souffrance, mais en gardant conscience de la différence entre soi et lui (se mettre à la place de l’autre, ce n’est pas être l’autre, tout élève de terminale ayant suivi un vague cours de philosophie sur autrui sait cela) ; la confusion émotionnelle, au contraire de l’empathie, suppose l’indistinction entre la souffrance de l’autre et soi. Depuis le « nous sommes tous des juifs allemands » en soutien à Daniel Cohn-Bendit en 1968, puis le « nous sommes tous Américains » de Jean-Marie Colombani dans son l’éditorial du Monde du 12 septembre 2001, ce genre de formules mobilisatrices est devenu un réservoir de clichés (au même titre que les « de quoi Untel est-il le nom ? »).

    Nous sommes donc tous celui que l’éditorialiste ou le penseur vedette a décrété que nous étions. Je ne me mets plus à la place de l’autre, je crois être l’autre. Ce qui n’a bien entendu aucun sens. Dire « Je suis Charlie » n’avait aucun sens. Il aurait fallu dire « Je suis solidaire avec Charlie », « Je compatis avec Charlie », « Je souffre pour Charlie », tout ce qu’on veut, mais pas « Je suis Charlie ». Mais notre époque qui vit de confusion et d’émotion peut-elle produire autre chose que de la confusion émotionnelle ? Donc, non : nous ne sommes pas tous des flics, ni tous des juifs, ni tous des Arabes, ni tous des Martiniquais, ni tous des dessinateurs libertaires, et sûrement pas, encore moins, un mélange de tout ça, même si certains d’entre nous peuvent se réclamer ponctuellement de telle ou telle de ces étiquettes identitaires.

    Dès la première phrase de son premier livre, Raphaël Glucksmann veut être éclatant, il n’arrive qu’à être ridicule. Il pèche à la fois par confusion et simplification, mais les deux ne sont pas forcément opposés : quand on une vision du monde binaire, manichéenne et étriquée, on ne peut produire autre chose que de la confusion, dans un style journalistique d’ancien élève de Science Po informé des « grands enjeux internationaux » et qui surenchérit, par ailleurs, dans la métaphore tragico-lyrique.

    Nous avons perdu notre virginité rue Nicolas-Appert et Porte de Vincennes. Le palais postmoderne dans lequel nous avons grandi s’est effondré sur et dans nos têtes.

    Une petite référence à la mort chez Heidegger, ça peut aussi faire chic et ça impressionne le lecteur moyen de Télérama qui n’a généralement pas lu une ligne de l’auteur d’Être et temps :

    L’adversité – ou la prise de conscience que l’adversité existe, irréductible – peut nous sortir de notre aboulie, rendre ces existences dont nous doutions « authentiques », telle la rencontre de la mort selon Heidegger. Il n’y a plus le choix […].

    Au milieu de cette mélasse parataxique incantatoire et catégorique (« Il n’y a plus le choix », mais pourquoi ? On ne sait pas, toujours aucune explication…), Raphaël Glucksmann ne se demande d’ailleurs pas une seconde si la référence allusive à Heidegger, membre du NSDAP de 1933 à 1945, est réellement pertinente pour valoriser les idéaux humanistes, démocratiques et progressistes dont il se réclame. Tout lecteur un minimum honnête de Heidegger sait en effet qu’il ne souscrivait à aucune de ces positions politiques. Cela revient peu ou prou à se réclamer du pape lors d’un congrès sur l’athéisme. Pas de quoi inquiéter notre brillant « progressiste », qui poursuit dans son argumentation avec la finesse d’un rouleau compresseur :

    Sommes-nous armés pour cela ? Peut-on avoir grandi en Europe de l’Ouest dans les années 1980, 1990 ou 2000 et trouver en soi les ressources intellectuelles, psychiques, physiques nécessaires à la lutte ? « L’hiver arrive », dit la série Game of Thrones : sommes-nous équipés pour les grands froids qui s’annoncent et leurs cortèges de zombies plus fachos les uns que les autres ?

    De Heidegger à la série télévisée Game of Thrones, Raphaël Glucksmann a comme on le voit un panel de références très large et inversement proportionnel à son sens du ridicule. Il semble oublier au passage que le fameux « Winter is coming » se trouve déjà presque textuellement chez Shakespeare avant d’être dans Game of Thrones qui adresse ainsi un clin d’œil au maître du Globe Theater. [...]

    Mais qui chasse les « zombies fachos » (on se croirait dans un jeu vidéo type Resident Evil !), sinon cette « gauche zombie » dont parlait Laurent Bouvet dans l’essai qui porte ce titre ? En tout cas, Raphaël Glucksmann n’a pas besoin de « se mettre à nu » : son texte le montre déjà en slip.

    Dans une période pour le moins difficile pour le parti socialiste (score de 6 % aux élections présidentielles de 2017, vente du siège historique du parti rue de Solferino en novembre de la même année), Raphaël Glucksmann semble un des derniers à croire encore au discours que ce camp politique tient depuis les années 1980 et l’élection de François Mitterrand. Héritier, là encore, de son père, il se fait fort de ranimer une flamme socialiste pourtant très blafarde. Avec Les Enfants du vide, il a constitué une sorte de bréviaire pour militant de gauche à bonne conscience « citoyenne » : de l’écologie, de la démocratie participative, pour que le « citoyen » devienne enfin « acteur » « du » politique et se « ressaisisse » des « enjeux du XXIe siècle », dans une « époque » où le monde devient de plus en plus « complexe ». On pourrait accumuler des kilomètres de ces expressions ressassées inlassablement, en un discours tout prêt et bien huilé façon Science-Po. On peut ouvrir le livre à n’importe quelle page et avoir le sentiment d’être dans une réunion du Parti socialiste, ou ce qu’il en reste. Un peu de storytelling générationnel sur les héritiers de Mitterrand, un peu (beaucoup) d’indignation sur la catastrophe écologique qui vient et l’irresponsabilité des hommes politiques, des vœux pieux sur un « réveil » de la conscience citoyenne dans un temps « postpolitique » et « postdémocratique » :

    Nous sommes saisis d’un vertige dont l’humanisme moderne, dans son acception classique, ne se relèvera pas. Deux voies s’offrent à nous. Fuir en avant dans l’hybris techniciste et individualiste. Ou entamer une révolution mentale, sociale, économique et politique.

    Ce genre de phrase sonne bien, et on est sûr de faire de l’effet. Sidérer par des grands mots, jouer sur l’appréhension et la peur dans un monde incertain, tétaniser en montrant que des choix bouleversants s’imposent à nous, tous ces procédés rhétoriques sont inusables. Mais les dénonciateurs de la démesure de la technique devraient – encore une fois – se demander si les gens qui en ont parlé comme Heidegger sont vraiment dans leur camp. De plus, opposer une révolution mentale totale, que seule rendrait possible le philosophe-prophète, à la marche de la technique, aveugle et stupide, dangereuse et incontrôlable, n’a rien de particulièrement original. Combien de gourous n’ont pas dit peu ou prou la même chose, reprenant sans cesse la même opposition sommaire de l’esprit et de la matière ?

    [...] Mais cela ne passe pas pour particulièrement philosophique que de dire cela, car on attend au contraire du penseur qu’il nous offre un « supplément d’âme » (Bergson), non qu’il acquiesce aux bienfaits des technologies qui contribuent à notre bien-être quotidien. Il est en effet acquis, chez un nombre incalculable d’auteurs d’obédiences diverses – mais tous d’accord sur ce point –, que le bien-être est vulgaire, car individuel et limité, sensuel et donc assez « sale », alors que le Bien, qui est l’objet de toutes les spéculations du philosophe total, est universel, spirituel, donc admirable. Les critiques du progrès qui n’ont que la révolution mentale à la bouche ne voient pas que ce sont eux qui n’ont pas fait le saut de la révolution moderne, qui se propose d’améliorer la condition matérielle des hommes et de les laisser ensuite prendre soin de leur esprit comme ils l’entendent. Ils n’ont pas fait cette révolution mentale qui aboutirait à l’abandon de cette opposition intenable entre le corps et l’esprit.

    L’individualisme a quelque chose d’insupportable pour une conscience de gauche « socialiste ». L’individu n’a le droit à l’existence que s’il a préalablement été transcendé par un beau laïus citoyen. Sans cela, il est seul, tel le sauvage Rousseau. Il est donc malheureux, mauvais, incapable d’entendre cette dialectique du particulier et de l’universel. [...]

    Dans La Sainte Famille (1844), Marx et Engels se moquaient des intellectuels « critiques » comme Bruno Bauer qui prétendaient penser pour le peuple et éclairer la « masse », tout en professant une indifférence à l’égard de ses conditions de vie réelle. Au chapitre IV, Engels écrit par exemple :

    Ici, la Critique se hausse à un point d’abstraction où seules les créations de son propre esprit et ses généralités, contraires à toute réalité, lui semblent être « quelque chose », mieux : être tout. […] Tout ce qui est réel, vivant est non critique, est de la masse, donc n’est « rien », et seules les créatures idéales, imaginaires de la Critique critique sont tout.

    On voit que les choses n’ont pas énormément changé, malgré les efforts de la gauche pour se soucier des conditions de vie réelles des Gilets jaunes. Le « peuple » est toujours pris pour un ensemble à rassembler en une « masse », qu’il faut éclairer et diriger pour son propre bien. Mais la réconciliation finale entre l’intellectuel et la masse – par laquelle l’intellectuel se fondrait dans la « masse », tandis que la « masse » serait haussée au niveau de l’intellectuel – ne semble pas à l’ordre du jour : les deux se méconnaissent mutuellement et ont du mal à trouver le moindre terrain d’entente. [...]

    Raphaël Glucksmann nous raconte au détour d’un chapitre comment il rêverait de travailler avec des terminales sur ce sujet de bac : « Pourquoi avons-nous intérêt à étudier l’histoire ? » Nul doute que le « nous » du sujet a dû le séduire. Sa réponse :

    Pour appréhender la portée de ce que nous faisons, tous ensemble, ce mercredi 15 juin 2016 au matin, pour en saisir le sens, la nécessité. Pour savoir ce qu’être « rabelaisien », « cartésien », « voltairien » ou « français » veut dire.

    L’histoire de France est faite pour aboutir à un beau cours de philo. On serait même tenté de dire, comme Nietzsche à propos de Hegel, que « le sommet et l’aboutissement du processus universel coïncideraient avec sa propre existence berlinoise ». À propos de Paul Bert, ministre de l’Instruction publique et des Cultes en 1882, Raphaël Glucksmann note que « le ministre voit dans l’instruction publique une évangélisation républicaine : Il faut que nous fassions pour l’école ce que nos pères faisaient pour leurs églises ». Le programme de la IIIe République est résumé : tous les enfants doivent accéder au savoir qui permet la citoyenneté. Dans ce cadre, la philosophie tient lieu de théologie républicaine. [...]

    il est pour le moins ridicule de croire que le professeur serait un missionnaire en charge d’évangéliser les populations. Comme dans tout métier, sans doute, une certaine humilité est nécessaire. Ceux qui croient défendre la profession en lui prêtant une dimension sublime ne voient pas qu’ils se déconsidèrent auprès de l’opinion publique. Et comme ils se sentent mal-aimés, ils en rajoutent encore sur le rôle « essentiel » que doit jouer la discipline pour élever l’homme de la nature à la culture, afin de faire accéder le citoyen à la vraie liberté, celle de la pensée qui se défie de l’opinion et qui exerce son jugement sans préjugé aucun, etc. Sans préjugés, sauf les leurs, qui semblent indéracinables."
    -Henri de Monvallier & Nicolas Rousseau, Les imposteurs de la philo, Le Passeur, Première édition, 2019.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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