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    Jean Grondin, La philosophie de la religion

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean - Jean Grondin, La philosophie de la religion Empty Jean Grondin, La philosophie de la religion

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 3 Mar - 23:15

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Grondin

    "L’horizon de pensée, assez récent, qui voit dans la religion une construction culturelle qui se surajoute à une réalité, que seule la science physique serait à même de connaître, est celui du nominalisme. Celui-ci est une réponse à la question de savoir ce qui existe réellement : « exister » pour lui, c’est être plutôt que n’être pas, c’est-à-dire survenir réellement dans l’espace, existence qui se laisse attester par nos sens et nos instruments de mesure. Cette table ou ce livre existent, par exemple, parce que je les vois devant moi. On ne le sait pas toujours, mais c’est là une conception relativement récente de l’existence, celle qui est propre au nominalisme. Pour lui n’existent que des réalités individuelles, matérielles, donc perceptibles dans l’espace et dans le temps. Ainsi, pour le nominalisme, les tables et les pommes existent, mais les licornes, les anges ou le Père Noël n’existent pas, ce sont des fictions. Les notions universelles n’existent pas non plus, ce ne sont que des noms (nomina, d’où son appellation) servant à désigner un ensemble d’individus possédant telle ou telle caractéristique commune, individuellement observable. C’est là une vision des choses si évidente, et qui détermine de façon si puissante notre pensée, que nous oublions tous qu’il s’agit d’une conception bien particulière de l’existence, celle qui accorde la priorité exclusive de l’être à l’existence individuelle et contingente.

    Il est au moins une autre conception de l’être qui est plus ancienne et contre laquelle la conception nominaliste s’est patiemment élaborée. Au vu de la conception moderne et nominaliste, c’est une conception qui paraîtra bizarre au possible, a fortiori à notre époque, celle du nominalisme sans partage. C’est la conception qui comprend l’être non pas comme existence individuelle, mais comme manifestation de l’essence, dont l’évidence serait première. Cela nous paraît incongru, parce que, pour nous, l’essence est seconde, elle se surajoute, par abstraction, à l’existence individuelle. Or, cette conception était celle des Grecs, de Platon notamment, pour qui l’individuel possède une réalité de second degré. Il est effectivement second par rapport à l’évidence plus éblouissante de l’essence (ou de l’espèce, car il s’agit du même terme en grec : eidos) qu’il représente : ainsi, par exemple, un être humain ou une chose belle n’est qu’une manifestation (bien éphémère !) d’une essence ou d’une espèce. L’essence, comme son nom l’indique bien (esse), renferme l’être le plus plein, parce que le plus permanent.

    Cette conception qui nous paraît si insolite a pourtant porté la pensée occidentale jusqu’à la fin du Moyen Âge. Elle commença à être critiquée par les auteurs que l’on a appelés nominalistes, dont Guillaume d’Occam (fin xiiie-1350). Assez ironiquement, sa motivation était d’abord théologique : c’est qu’il estimait que la toute-puissance de Dieu, dont le Moyen Âge tardif avait une vive conscience, paraissait incompatible avec un ordre éternel d’essences qui viendrait en quelque sorte la limiter. Si Dieu est tout-puissant, il peut à tout moment bouleverser l’ordre des essences, faire en sorte que l’homme puisse voler ou que les citronniers produisent des pommes. Pour Occam, les essences ne sont donc que des noms et succombent à son proverbial rasoir.

    Cette conception fut contestée à son époque (entre autres parce qu’elle apparaissait incompatible avec le dogme de l’eucharistie où la transformation de l’essence est cruciale), mais elle a fini, lentement mais sûrement, par triompher dans la modernité, au point d’éclipser totalement l’autre vision de l’existence. Ainsi n’existent plus pour la modernité que des entités individuelles et matérielles. Connaître ces réalités, ce n’est plus connaître une essence, mais repérer des régularités ou des lois au sein des réalités individuelles, posées comme premières. Cette conception de l’existence pénètre de part en part la science de la modernité, et il n’est pas surprenant qu’elle ait dominé sa pensée que l’on peut dire « politique », où la prééminence de l’individu s’impose de plus en plus comme la seule réalité fondamentale.

    Ce nominalisme va de pair avec l’attention que la science moderne prête à ce qui est immédiatement constatable. Les concepts et les idées qui intéressaient la science traditionnelle sont tous devenus douteux et seconds. Même les sciences humaines devenues « sociales » dans la foulée de ce processus ont besoin de positivités individuelles et spatialement observables. C’est que les idées ne sont plus des manifestations de l’être, mais des faits de société, dont on imagine qu’ils peuvent faire l’objet d’une observation empirique. On calque ici sur les sciences humaines une conception de l’être très évidemment empruntée aux sciences de la réalité physique (à laquelle se réduit désormais tout être).

    Il va de soi que ce nominalisme s’avère particulièrement ruineux pour la religion elle-même et sa juste compréhension. C’est une lapalissade de dire que les réalités de la religion – l’existence du divin, par exemple – doivent faire problème dans un cadre nominaliste : Dieu existe-t-il comme une pomme ou une fourmi ? Assurément non. Donc Dieu n’existe pas pour une certaine modernité ou n’existe qu’à titre de superstition inventée par le cerveau humain."

    "La philosophie de la religion peut être plusieurs choses. En son sens le plus essentiel que nous suivrons ici, elle se veut une réflexion sur le fait religieux, sur son sens, ses raisons, sans ignorer le génitif subjectif inhérent l’idée d’une « philosophie de la religion », disposée à reconnaître à la religion elle-même une forme de philosophie, voire de rationalité, c’est-à-dire une voie conduisant à la sagesse. La discipline s’intéresse alors aux grandes questions religieuses (le sens du culte, Dieu, la foi, l’Église, les prescriptions morales, etc.) et à tout ce que les philosophes ont pu dire sur ces questions. C’est là un champ immense, car tous les philosophes, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, ont eu quelque chose d’important à dire sur la religion."

    "Il n’est pas douteux, même si on le conteste parfois, que la philosophie est née dans le monde grec. Or, cette philosophie a été précédée et rendue possible par une « mythologie » qui posait que l’ordre du monde était assuré par des dieux, sages et bienveillants. L’idée d’un ordre du monde, d’un cosmos auquel l’homme doit se conformer, a ainsi été préfigurée par la religion. C’est de cette idée d’un ordre du monde que la philosophie cherchera à rendre raison."

    "La question philosophique fondamentale d’une philosophie de la religion est celle qui cherche à comprendre son essence."

    "L’approche fonctionnaliste pose que la religion existe parce qu’elle remplit une fonction plus ou moins évidente à celui qui la pratique, mais transparente à celui qui l’étudie de l’extérieur. Son approche, féconde en soi, est généralement généalogiste et causaliste : la religion s’explique à partir de quelque chose ou, selon la formule consacrée, et plus critique, « n’est rien d’autre que… ». Ici, la religion n’est pas tenue pour un phénomène autonome ou originaire ; elle se trouve reconduite à autre chose que la raison peut mieux expliquer et qu’elle seule peut percer.

    La réponse à la question de la fonction ou du pourquoi de la religion est elle-même plurielle. Voici un aperçu, non exhaustif, de ces explications fonctionnalistes, qui comportent toutes un noyau de vérité :

    -la religion aurait servi à expliquer les phénomènes naturels à une époque où la science n’existait pas, d’où son recours à des puissances magiques et démoniaques. La religion est ici vue comme une pseudoscience ou une forme d’animisme, périmé depuis l’avènement de la science moderne. Cette interprétation fonctionnaliste de la religion se retrouve dès l’Antiquité, chez Épicure et Lucrèce, mais c’est une lecture qu’Auguste Comte (1798-1857) a popularisée quand il a distingué le stade religieux (primitif) du stade positiviste (scientifique) de l’humanité. Cette conception reste forte dans l’imaginaire populaire qui estime volontiers que la religion a été supplantée par la science (mais nous avons vu que l’avis des scientifiques eux-mêmes sur cette question était plus nuancé) ;

    -une autre explication aperçoit dans la religion une tentative d’expliquer l’obligation morale : il faut agir moralement parce qu’il s’agit d’un commandement divin. La religion propose alors une justification verticale de la morale permettant de lui associer des récompenses et des peines : on agit moralement, par exemple, parce que l’on espère une béatitude future. Le phénomène religieux s’explique ici à partir du sentiment moral, tenu pour plus originaire et plus authentique que lui. On ne le dit pas toujours pour discréditer la religion : des penseurs comme Rousseau et Kant diront que les commandements moraux peuvent être vus comme des commandements divins, mais que leur origine est purement morale. Le sceau divin vient leur conférer une dimension d’espérance, mais qui serait un peu l’équivalent d’une plus-value, surajoutée à la morale ;

    -un peu dans la même veine, on subodore souvent dans la religion une tentative de justifier ou d’expliquer un ordre social et politique ou le rôle qu’y tiennent les gouvernants (pharaons, rois), les prêtres ou une caste particulière. C’est une philosophie de la religion que l’on retrouve tout aussi bien dans les manuscrits du jeune Marx, La Généalogie de la morale (1887) de Nietzsche que dans le Tractatus theologico-politicus de Spinoza. La religion, volontiers considérée comme l’opium du peuple, se trouve ici réduite à un phénomène sociologique, politique ou idéologique, tenu pour plus originaire ;

    -dans la foulée de cette idée de projection et d’illusion, les lectures plus psychanalytiques voient volontiers dans la religion un phénomène de transfert (Dieu fonctionnant comme le père qui doit protéger l’enfant que nous restons toujours de l’incertitude de l’existence), qui serait selon Freud (1927), le fait d’une névrose collective et un peu narcissique. La religion, créée par nos ancêtres qui étaient plus ignorants et misérables que nous afin de faire face à l’écrasante surpuissance de la nature et pallier notre impuissance face à elle, ressortit ici à un phénomène de sublimation, de refoulement, en un mot, à une illusion que la science peut aujourd’hui percer, guérissant ainsi l’humanité de sa propre névrose ;

    -il est une dernière forme d’explication fonctionnaliste couramment admise et que Freud présuppose : elle juge que la religion naît avant tout de l’angoisse devant la mort que la conscience humaine ne pourrait supporter. La religion serait alors le fait d’une cécité volontaire face à la finitude humaine et au néant que représente la mort. Pour être répandue, cette forme d’explication présuppose l’horizon de l’individualisme moderne et l’importance qu’il accorde à la vie, et à la survie, de la personne humaine. Il n’est pas sûr cependant qu’il s’applique à toutes les formes de religion : certaines formes du bouddhisme exaltent plutôt la disparition de l’individualité dans la sérénité du nirvana, et les formes plus anciennes du judaïsme, comme bien d’autres religions, ne semblent pas connaître l’idée d’une survie après la mort.

    [...] Les explications fonctionnalistes disent toutes quelque chose de précieux pour une philosophie de la religion : qui voudrait nier qu’il y ait une part de consolation et de projection dans la religion, qu’elle ait offert des « explications » des choses qui ne sont plus tenables, ou qu’elle soit souvent le reflet d’une constellation sociale ou idéologique ?"

    "Rien n’est plus religieux que la critique de la religion. Cela reste vrai des critiques radicales de la religion : la religion n’y est condamnée que parce que l’on a une conception plus rigoureuse du salut qu’il est loisible à l’homme d’espérer. [...] On ne peut critiquer la religion que parce que l’on a autre chose à proposer, une meilleure religion en quelque sorte."

    "Il est deux dimensions qui apparaissent fondamentales et spécifiques à la religion : le culte et la croyance. [...]

    On dénombre des pratiques et des formes de culte dans presque toutes les religions anciennes, qui jalonnent les grands rites de passage, la naissance, l’entrée dans la communauté, le mariage, les rites funéraires, mais aussi les cycles de la nature (solstice, pleine lune, etc.). Ces cultes remplissent plusieurs tâches, infiniment variées, de commémoration, de pacification et de communion qui s’expriment souvent par des sacrifices d’animaux et parfois d’humains. Ces rites, collectifs et participatifs, administrés par des autorités religieuses, des devins, des druides, des haruspices, lesquels occupent souvent des positions politiques, exercent une fonction que l’on peut souvent dire propitiatoire : ils ont pour but de rendre les dieux, ou les forces de la nature, propices ou bienveillants. Les sacrifices plus « expiatoires », par le biais d’un bouc émissaire (cf. Lév., 16, 22), remplissent une fonction analogue."

    "La religion plus archaïque est à l’évidence plus rituelle, alors que les religions modernes, et conscientes d’elles-mêmes comme religions, se comprendront davantage comme des croyances. Mais un pôle n’oriente pas sans l’autre : de même qu’une croyance implique un engagement, un certain travail sur soi, partant, une forme de culte ou de pratique, qui peut se limiter à une prière silencieuse, une lecture ou un regard sur la vie, de même le culte qui n’a pas nécessairement à se réfléchir comme croyance implique une certaine orientation de l’existence dans un certain sens : un rite n’est accompli que parce qu’il est ressenti – et, partant, cru – comme quelque chose de signifiant."

    "On ne peut accomplir un rite que parce qu’on y croit, que l’on croit en son sens, qui confère un sens à notre monde."

    "Le nominalisme voit volontiers dans la fonction symbolique une activité constructive de notre esprit, une simple projection de notre intelligence, surajoutée à l’expérience d’un monde d’abord physique. La religion nous rappelle que cela n’est pas tout à fait vrai au sens où le monde regorge déjà de signes qui pointent au-delà de ce qui est immédiatement donné : le gros nuage est annonciateur de la tempête."

    "Il est incontestable que l’universalisme des Droits de l’homme a tout à voir avec l’universalité du salut proclamée par saint Paul dans l’Épître aux Galates (3, 28)."

    "Les Grecs ont une notion de piété (eusebeia), dont Platon a parlé dans l’Euthyphron et les Lois, qui correspond moins à un état d’esprit dévot, qu’à l’observance des rites et des prières qu’exige le culte de la cité. Lorsqu’il sera accusé d’impiété, Socrate répondra qu’il a, au contraire, toujours honoré les cultes de la cité.

    Si le grec ne connaît pas le terme de religion il parle volontiers des « choses sacrées », au neutre pluriel (ta hiera ; le singulier to hieron désigne souvent la victime sacrificielle), ou encore des « choses divines » (ta theia, Euthyphron, 4 e) ou relevant de la piété (osion). Ces choses religieuses renvoient au monde des dieux, dont les Grecs reconnaissaient l’évidence, car leur nature et leur mythologie en étaient remplies. L’expérience du divin (theos) est celle d’une puissance supérieure. Les dieux sont souvent appelés les « supérieurs » (kreittones) chez Homère. Les dieux ne sont pas vus comme tels, mais on peut les reconnaître à leurs effets."

    "Parménide [...] prend la liberté de mettre sa propre doctrine dans la bouche d’une déesse, artifice dont Platon fera parfois usage quand il aura recours à des mythes ou une révélation prodiguée par une déesse. Dans son poème, rédigé en hexamètres, comme l’étaient les textes d’Homère, d’Hésiode et d’Héraclite, il est question d’un héros qui se laisse transporter sur la voie renommée de la divinité et conduire à la déesse Dikè (la Justice, fille de Thémis et Zeus, comme Athéna), qui garde une porte donnant sur le ciel. Elle le laisse entrer, puis le héros sera reçu par une autre déesse qui lui révélera « toutes choses », aussi bien le cœur sans tremblement de la vérité que les opinions des mortels, auxquelles il ne faut prêter aucun crédit. Cette révélation de la vérité tient en une doctrine sur l’être, qui dit de l’être qu’il est et du non-être qu’il n’est pas. Comme il ne peut y avoir de passage de l’être au non-être, le devenir et le mouvement sont impensables, donc inexistants. Certes, les pauvres mortels croient qu’il y a du devenir, mais ils se laissent alors abuser par les apparences et les mots, dont il faut se garder."

    "Les fameuses idées de Platon remplaceront un peu les dieux de la mythologie. Et comme en elle, les idées seront reconnaissables à la forme (eidos) et la constance des choses. Toute la nouvelle sagesse de Platon sera fondée sur cette constance de l’aspect des choses qui peut être saisie par la pensée, l’organe divin en nous. Elle sera aussi soutenue par des mythes où Platon se réappropriera la tradition mythique, non sans lui adresser de sévères critiques lorsqu’elle dira des choses immorales à propos des dieux. [...]
    L’ironie est que Platon parle lui-même assez peu des dieux, de manière directe à tout le moins. C’est que les dieux, personne ne les a vus, dit-il dans son Phèdre. Ce sont les poètes qui nous en ont parlé, mais ils ne l’ont pas toujours fait de façon crédible. On peut néanmoins s’en faire une idée convenable en disant qu’il s’agit de « vivants immortels » (246 c)."

    "la « métaphysique » de plusieurs religions (« le ciel et la terre »), qui s’inspirera volontiers des délimitations platoniciennes : visible/invisible, sensible/intelligible, corps/âme.

    La distinction de ces deux mondes répond à une visée d’explication rationnelle. Il s’agit d’expliquer rationnellement l’ordre du monde, de l’âme et de la cité, à partir des aspects de constance qu’il manifeste (ce sont précisément ces aspects d’ordre qui amenaient les poètes à parler d’une présence du divin ; Platon n’y répugnera pas toujours, car il prêtera lui-même aux idées les traits de la permanence, de l’identité, de la beauté et de l’éternité qui étaient ceux des dieux). La raison se découvre ici, à la frontière de la religion, de la philosophie et de la poésie. La notion de raison opère alors à au moins trois niveaux : 1/ elle caractérise d’abord l’ordre du monde (pensons au logos d’Héraclite), régi par les idées : le monde est rationnel car pénétré de principes idéels ou d’essences ; 2/ la raison relève ensuite de l’explication rationnelle elle-même (logon didonai, rendre raison) ; expliquer rationnellement le monde, c’est partir de l’hypothèse de l’idée, dont on doit pouvoir rendre raison de manière rigoureuse, c’est-à-dire argumentative (ou dialectique), même si cette démarche doit déboucher sur une vision pure et simple de l’idée, posée comme raison ultime ; 3/ c’est que la raison désigne aussi la raison intellective, capable de penser ou saisir ces réalités fondamentales, l’« œil de l’âme » ou l’intelligence.

    Cette visée d’explication rationnelle culmine dans le principe absolu de l’idée du Bien. C’est que la raison ultime qui préside à l’ordre du monde est strictement sans condition (anhypotheton). Cet anhypotheton ou principe ultime correspond à ce que la tradition appellera l’absolu. Platon laisse aussi entendre qu’il s’agit d’un principe transcendant (epekeina tes ousias, « au-delà de l’être »), mais la transcendance en question désigne surtout, dans le contexte de la République (509 b), la supériorité de l’idée du Bien, en dignité et en puissance, par rapport aux autres idées. Mais les néoplatoniciens verront tout naturellement ici une transcendance ontologique radicale du principe suprême qu’ils appelleront l’Un. Ainsi, Platon a élaboré les concepts qui ont permis à la philosophie de la religion de penser la transcendance du divin.

    Platon a volontiers recours à des représentations plus mythiques pour penser la séparation du sensible et de l’intelligible. Il dira ainsi que nous pouvions autrefois mieux apercevoir les réalités divines que sont les idées avant que notre âme ne tombe dans un corps, qui est comme une prison pour elle. La pensée des idées requiert donc un effort d’anamnèse, qu’il identifie à la philosophie. L’homme doit aspirer à se désencombrer de l’élément corporel qui l’attire « vers le bas ». Il doit tendre vers la réalité supérieure et se rendre, autant que possible, « semblable au divin ». C’est le grand thème platonicien de l’homoiôsis theô (Théétète, 176 a) : l’homme peut et doit se rendre pareil à la divinité et, dès lors, fuir ce qui est corporel (même si en d’autres contextes la beauté corporelle pourra servir de tremplin vers l’intelligible). On ne saurait sous-estimer la postérité de ce motif qui assimile la quête du divin à une fuite du sensible."

    "Les dieux sont en effet des vivants immortels formant une prodigieuse procession, dirigée par Zeus, suivi des Olympiens, qui passent leur vie à contempler les réalités éternelles se trouvant dans un lieu supra-céleste. Or, « ce lieu supracéleste », dira Platon, « nul poète encore, de ceux d’ici-bas, n’a chanté d’hymne en son honneur, et nul n’en chantera jamais un qui soit digne » (Phèdre, 247 c, Robin). On voit par là que Platon est non seulement le père de la mystique, mais aussi de la théologie négative, si déterminante pour la philosophie de la religion : des dieux, nul ne peut parler d’une manière qui soit digne."

    "Ce qui frappe chez Aristote, c’est que son approche du divin soit aussi rationnelle ou scientifique. Le divin y est d’emblée envisagé comme principe d’explication du mouvement des sphères célestes. Un fragment de son De philosophia, perdu, dit qu’il y aurait selon lui deux causes à l’existence du divin : la régularité des astres et la divination, c’est-à-dire la capacité qu’a l’âme de prédire l’avenir."

    "Le dieu d’Aristote n’est requis que pour expliquer le mouvement régulier des astres, et il y aura autant de dieux qu’il y aura de mouvements réguliers, c’est-à-dire 55.

    Aristote s’est interrogé sur l’activité du premier mouvant dont on sait qu’il doit être un acte pur, car toute dimension de puissance ou de passivité lui est étrangère. Si son activité doit être la plus haute qui soit, il ne pourra s’agir que d’une activité de pensée. Mais que pensera-t-elle ? Assurément ce qu’il y a de plus noble. Le premier moteur ne pourra donc que se penser lui-même. On peut en conclure que Dieu ne sait rien de notre monde. Ce serait un abaissement pour lui que de se soucier de nous (les épicuriens suivront ici Aristote). Aristote lègue par là un héritage décisif à la philosophie de la religion :

    -il affirme d’abord la transcendance radicale du premier moteur par rapport à notre monde. L’idée du Bien était transcendante chez Platon, mais elle se retrouvait dans notre monde (« plein de dieux », disait Thalès), dont les dieux prenaient aussi soin. Ce souci apparaît indigne du divin pour Aristote. Gadamer n’a donc pas tort de dire qu’Aristote, qui n’a de cesse de critiquer chez son maître Platon la séparation des idées par rapport à notre monde, est peut-être le véritable penseur de la séparation quand il pose la souveraine transcendance du premier moteur (Grondin, 2004, 113). C’est là une question importante pour une philosophie de la religion : le divin est-il immanent à notre monde ou rigoureusement transcendant ? Pour Aristote, il ne peut, en toute rigueur, être que transcendant ;

    -l’autre legs capital consiste à penser ce premier moteur comme un pur esprit se pensant lui-même. Aristote fonde par là ce que H. Krämer a nommé la métaphysique de l’esprit. Certes, la mythologie grecque associait déjà la sagesse et l’intelligence aux Olympiens. Or, la conception aristotélicienne, plus réfléchie, du divin comme d’une pensée de la pensée (noesis noeseôs) a de vastes conséquences. Elle souligne non seulement que le divin est une pure réalité spirituelle, elle pose que son activité par excellence est celle de la pensée et par conséquent de la raison. En germe, Dieu est ainsi envisagé comme raison suprême. Chez Aristote, cela ne veut pas encore dire que le monde « découle » de la pensée de Dieu, comme ce sera le cas pour Maïmonide ou Leibniz, car Dieu ne connaît pas notre monde. Mais par là se trouve posé en Dieu, et dans sa pensée, un principe de rationalité ultime, d’où jaillira plus tard, mais déjà chez les épicuriens, le problème philosophique de la théodicée : si Dieu incarne la raison suprême, pourquoi a-t-il permis le mal ?"

    "Si l’on veut invoquer une définition de la religion chez Cicéron, c’est celle du De inventione (2, 161) qu’il faudrait citer, celle que retiendra aussi Thomas dans sa Somme théologique, selon laquelle la religion est « le fait de se soucier d’une certaine nature supérieure que l’on appelle divine et de lui rendre un culte » (religio est quae superioris cuiusdam naturae quam divinam vocant curam caerimoniamque affert). Mais ce soin (cura) et ce culte (caerimonia) doivent reposer, dans le cas de la religion, sur une lecture attentive."

    "Sur la question centrale de la providence des dieux, Cicéron juge que l’attitude des stoïciens paraît plus sensée que celle des épicuriens : si les dieux ne s’occupent pas de nous, comme le croient les épicuriens, « que deviennent la piété et l’observation scrupuleuse des devoirs religieux » qui sont au fondement de la chose publique ?"

    "Augustin reprend aussi de ces platoniciens l’idée que l’âme doit « rentrer en elle-même » si elle veut découvrir cette réalité intelligible. Une vision intellectuelle de la réalité divine est donc possible, grâce à l’œil de l’âme qui regarde à l’intérieur de soi. Seulement, cette vision des platoniciens les rendait peut-être trop présomptueux. Ils en oubliaient l’humilité humaine, à laquelle le Christ, en s’incarnant dans la chair humaine (que les platoniciens dédaignaient), veut nous rappeler."

    "La première ligne du De vera religione de 390 (composé peu de temps après la conversion d’Augustin en 389) le rappelle avec clarté : « Le chemin de la vie heureuse [recherché par toutes les écoles philosophiques] n’est autre que la vraie religion. » On ne saurait dire autrement qu’il n’est pas de vie bonne et heureuse sans vraie religion. Mais il est tout aussi important de noter qu’Augustin parle ici de la « vraie » religion, car il n’y en a qu’une seule. La preuve que la religion chrétienne est bien la vraie, Augustin l’aperçoit dans son universelle diffusion (De la vraie religion, 3. 3). Si Platon lui-même était vivant et qu’on lui posait la question sur la vraie religion, il répondrait que la religion qu’il appelait de ses vœux était arrivée avec le christianisme. Aussi aurait-il volontiers reconnu que sa prédication sublime ne pouvait venir d’un homme, mais seulement d’une illumination divine, comme celle qui s’est révélée dans le Christ. Seule la religion chrétienne accomplirait l’idéal (platonicien) d’un renoncement aux biens de ce monde et d’une conversion à la réalité immuable. La conversion est ici comprise, suivant le modèle de Plotin, comme un retour de l’âme, qui s’extirpe du multiple, pour retourner à l’Un.

    Cette philosophie de la religion sera au cœur de la Doctrine chrétienne (397/terminée en 427) d’Augustin. Suivant le stoïcisme, l’ouvrage distingue deux types de biens : ceux dont on se sert (utenda) en vue d’un autre bien et ceux dont on jouit pour eux-mêmes (fruenda, de frui) et qui constituent dès lors une fin en soi. Toute chose est un bien qui renvoie à un autre bien. Seul le Bien suprême, le souverain Bien, ne renvoie pas à autre chose. Il est donc le seul dont on doive « jouir » pour lui-même. Comprise comme philosophie, au sens fort du terme, la doctrine chrétienne nous enseigne comment parvenir au bonheur véritable : nous devons seulement « user » de ce monde, et non en jouir, afin de « contempler les biens invisibles de Dieu que les choses créées nous font comprendre ». À partir des réalités physiques et temporelles, nous sommes ainsi à même de saisir les réalités éternelles. Pour y arriver, Dieu nous a fourni un modèle, la Sagesse elle-même, identifiée à la deuxième personne de la Trinité. Elle s’est adaptée à nous, en assumant notre condition, mais justement pour nous aider à la transcender. Certes, cette sagesse était déjà présente à l’œil intérieur, Augustin n’en démord jamais, mais pour ceux dont cet œil est malade, elle a daigné se manifester aux yeux de la chair. Pour nous guérir, elle nous a donné un commandement d’amour, qui nous enjoint à aimer notre prochain, mais surtout à aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme. C’est dire que Dieu doit être aimé par-dessus toute chose. Dieu, et la réalité intelligible, constitue la voie du bonheur, la réponse à la quête philosophique de l’âme.

    La Cité de Dieu (413/427) dira donc que « le véritable philosophe est celui qui aime Dieu » (8. 1), c’est-à-dire la sagesse par laquelle tout a été fait. Mais comme la philosophie ainsi nommée n’existe pas, tant s’en faut, chez tous ceux qui se glorifient de ce nom, il faut choisir quels sont les philosophes qui en ont le mieux parlé : « Si donc, pour Platon, le sage est celui qui imite, qui connaît, qui aime ce Dieu et trouve son bonheur à participer à sa vie, quel besoin y a-t-il d’examiner d’autres philosophes ? Aucun d’eux n’est plus proche de nous que les platoniciens » (8. 5)."

    "Il y a ainsi pour Averroès et les auteurs médiévaux qui s’en réclameront plus ou moins expressément deux grands types de savoir, d’un côté les sciences philosophiques, fondées sur la raison naturelle, de l’autre la religion révélée par des textes prophétiques dont le sens littéral s’adresse davantage aux masses. C’est que la philosophie permet à ceux qui sont plus avancés de se faire une meilleure idée de l’essence divine. Il y a là sans doute un certain élitisme, tous n’étant pas doués pour la métaphysique, mais on n’a pas tort de saluer la tolérance que représente cette vision d’une cohabitation possible entre deux voies conduisant à la vérité, laquelle ne peut être qu’unique."

    "Maïmonide présuppose cette conception, mais il rejette le dogme de l’éternité du monde au nom de l’idée juive de création. Sa conception métaphysique du divin l’amène à interpréter en un sens purement spirituel tous les passages de la Thora qui semblent attribuer des propriétés ou des actions sensibles à Dieu. Si l’on dit de Dieu, par exemple, qu’il est « assis », ce n’est pas pour laisser entendre qu’il a un corps, ce qui serait impie, mais pour exprimer sa stabilité et sa permanence, Dieu étant rigoureusement étranger à tout ce qui est corporel. Or, le commun des mortels associe la notion d’existence à l’existence corporelle (Guide des égarés, 61, 100). La raison nous apprend que cela serait un contresens pour Dieu. C’est donc le comble de l’irréligion que de prendre en un sens littéral les textes qui parlent de Dieu de manière sensible. Or, la difficulté vient de ce que le langage des hommes est lui-même toujours corporel. Il est donc inapte à exprimer l’essence de Dieu, dont le genre d’existence est tout à fait distinct du nôtre. Aussi doit-on se garder de donner des noms ou des attributs à Dieu, lesquels porteront toujours la marque de notre langage corporel. La seule façon d’en parler est donc d’en parler négativement : les vrais attributs divins sont ceux où l’attribution se fait au moyen de négations, lorsque l’on dit de Dieu qu’il n’est pas corporel, qu’il n’y a rien de multiple en lui, qu’il n’y a aucune similitude entre son type d’existence et le nôtre, etc. Plus on multiplie les négations à propos de Dieu, plus on s’approche de son essence. Le seul nom de Yahvé, celui qu’il s’est donné lui-même en se révélant à cet être doué d’un entendement supérieur qu’était Moïse, tient en quatre lettres (yhwh) qui expriment « l’être nécessaire ». Idée métaphysique sans doute, déjà élaborée par des penseurs comme Al-Farabi et Avicenne, mais que Maïmonide enrichit d’attributs tirés de la révélation prophétique. Celle-ci nous apprend que Dieu est généreux, équitable et juste, et non seulement dans l’aménagement savant des sphères célestes, mais aussi dans l’ordre qui de son intelligence s’est « épanché » jusqu’à la terre et qui nous aide à le connaître. Le motif, néoplatonicien, de l’épanchement (féidh, 275) est omniprésent : c’est par un tel débordement que Dieu, telle une source, a donné naissance aux sphères célestes et à notre monde. Sa révélation aux prophètes, par le biais des anges, doit elle-même être comprise comme un épanchement de sa science. Toute cette révélation n’a pour but que d’amener l’homme à réaliser sa véritable perfection ou sa fin dernière, c’est-à-dire la perception de Dieu et la connaissance des réalités intelligibles ou métaphysiques, par laquelle il obtient l’immortalité (633). Platon rencontre ici Moïse."

    "La méthode expérimentale de Bacon doit en effet beaucoup à l’antiessentialisme du nominalisme qui se fait jour dans les pensées d’Occam et de Buridan. Le nominalisme s’inscrit dans une tradition qui insiste beaucoup sur la toute-puissance de Dieu et qui remonte à Pierre Damien (1007-1072) et sa Lettre sur l’omnipotence divine. Or, si Dieu peut tout, il ne saurait être limité par un ordre d’essences qui serait contraignant pour lui et auquel il aurait à se conformer. Pour le nominalisme, les essences ne sont donc, en principe, que des réalités « nominales », abstraites de l’expérience et créées par l’esprit, seuls les individus existant réellement. La connaissance change alors d’objet : elle ne porte plus sur les essences, secondes et dérivées, mais sur les données contingentes et singulières de l’expérience. Le savoir empirique que l’on en tire n’est pas universel comme le savoir d’essence des médiévaux (c’est sa faiblesse), mais il est au moins vérifiable et permet des prévisions fiables. C’est au nom de ce savoir d’expérience que Bacon critiquera les vaines idoles de l’esprit (idola mentis)."

    "Nous savons que la métaphysique, depuis Platon, cherche à expliquer l’être à partir de ses premiers principes. Or, Heidegger juge que cette métaphysique est animée par une volonté de domination, car elle reposerait sur une conception de l’être qui le réduit à ce qui peut être capté par un regard : l’être se définit alors par sa visibilité, donc, en principe, en fonction du regard humain. Ce que Heidegger rend perceptible ici, c’est la conception nominaliste de l’être, dont nous sommes partis, qui fait système avec la priorité que la science reconnaît à ce qui est directement observable. Si ce nominalisme a rendu possible l’essor, absolument remarquable, de la science moderne, Heidegger n’ignore pas qu’il laisse entière toute la question du sens : quel est le sens de notre existence, et du cosmos, si le monde se résume à un ensemble de masses en mouvement régies par les seules lois de la mécanique ?"
    -Jean Grondin, La philosophie de la religion, PUF, coll. "Que sais-je", 2ème édition, 2012.

    => l'essence de l'attitude religieuse: pas simple croyance à des entités inexistantes, ni à des entités immatérielles (non-senties, non-données dans l'expérience ; ni inférable à partir de celle-ci: ex: inférer la force de gravité de la chute des corps) personnelles (animisme) ; mais la croyance à des entités immatérielles influençables par le rituel (donc au moyen de modifications à l'œuvre dans la matière: mouvement du corps, gestes, acte sacrificiel, manipulation d'objets sacrés, etc.). Le fond de la religiosité serait alors non seulement le dualisme métaphysique mais accompagné en outre d'une croyance à la capacité d'introduire un changement dans un ordre pourtant posé comme radicalement autre. Ou encore: être religieux c'est croire à la communication entre domaines de réalité définis comme absolument séparés. C'est donc une forme de contradiction logique.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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