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    Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean - Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale Empty Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 5 Fév - 9:47

    "Certains pourraient objecter que les nazis ignoraient ce qu’ils faisaient, qu’ils étaient les instruments d’un mouvement historique ou de dynamiques structurelles les dépassant complètement, et que donc toute étude des intentions resterait superficielle. C’est toutefois se méprendre sur la nature des processus sociaux que de leur ôter leur part cognitive. Les hommes n’agissent jamais qu’en vertu de leurs représentations, et c’est le modèle qu’ils ont du monde qui les instruit de ce qu’ils peuvent ou doivent faire. Ils se représentent les forces en jeu autour d’eux qui sont principalement formées des intentions des autres acteurs. Lorsque leur modèle est inadapté à ces forces, ils ne parviennent guère à agir. C’est ainsi qu’un voleur aurait tort de croire être séparé de la fortune par des coffres, des murs et des serrures, alors qu’il n’en est tenu à distance que par des hommes. Les réalités matérielles transitent entièrement par les réalités sociales qui sont formées d’intentionnalités. Les nazis n’échappent pas à cette règle générale, et leur stupéfiant succès, interrompu par les seuls événements militaires, indique que leur vision des choses était hautement compatible avec leur époque. [...]
    l’extermination des juifs, l’assassinat des soldats russes délibérément exposés sans nourriture et sans soins à la faim et au froid, la tuerie des tziganes, l’exécution des communistes, des handicapés et des homosexuels, n’étaient pas encore, mis ensemble, le tout d’une boucherie générale programmée jusqu’aux frontières extrêmes de l’Orient. Autrement dit, l’extermination ne se serait pas interrompue à la mort du dernier juif en Europe.

    Il y a pire encore. Cette immense intention exterminatrice, qui ne se réduit ni à retrouver l’orgueil après l’humiliation de Versailles, ni à extirper les populations juives de la surface de la terre, n’est pas un hapax, une réalité isolée, produit d’une génération spontanée, et dont il suffirait, pour l’empêcher de se reproduire, d’écarter les deux racines admises, celle de l’idéologie antisémite et raciale, et des traités revanchards. Car les nazis n’ont rien inventé, je le crains, hormis un modus operandi industriel. Les sources sont vastes et profondes. Se mettre à l’écoute des nazis permet de les identifier. Elles sont présentes au cœur de la civilisation occidentale."

    "Le but de ce livre est de comprendre les intentions du nazisme, de décrire les racines culturelles qui l’ont rendu possible et si malaisé à combattre, en mesurant la part – réduite comme on va voir – de ses inventions. Il ne s’agit pas de nier que sa synthèse des sources qui le précèdent soit unique, ou que le type de mise en œuvre qu’il effectue soit original, mais de constater que les éléments essentiels qui le constituent sont présents avant sa naissance et que la plupart sont toujours vivaces."

    "Cette idéologie qui n’est pas née en Allemagne, mais qui s’y est appliquée avec rage, est aussi réelle que sont fantasmatiques ses justifications et son objet. Elle n’est pas isolée, mais s’inscrit dans une thématique qui a trouvé dans le nazisme son interprétation la plus ample à ce jour. Les composantes du système cohérent auquel elle appartient, qui sont chacune périlleuse, s’étaient déjà combinées avant lui de manière partielle, mais jamais avec innocuité. Elles sont, à tout moment, susceptibles de se recombiner encore.

    Leur liste, telle que je me propose de la décrire ici, pourrait être initialement formulée comme suit, sans ordre particulier : suprématisme racial, eugénisme, nationalisme, antisémitisme, propagandisme, militarisme, bureaucratisme, autoritarisme, antiparlementarisme, positivisme juridique, messianisme politique, colonialisme, terrorisme d’État, populisme, jeunisme, historicisme, esclavagisme. Il faut y ajouter deux éléments essentiels, qui ne disposent pas de nom. Les néologismes que je suggère pour eux sont «  anempathisme » et «  acivilisme », désignant respectivement l’éducation à n’accorder aucun sentiment à la souffrance d’autrui, et l’absence de toute protection spéciale accordée aux populations civiles dans les opérations militaires ou policières."

    "[Je désignerais] par «  civilisation occidentale » la culture présente en Europe et dans celles de ses colonies où des Européens et leurs descendants sont devenus majoritaires ou culturellement dominants, en y incluant les Amériques, la Russie et l’Australie."

    "La Convention de 1948 sur le Génocide fut l’occasion d’un improbable consensus entre acteurs venant des horizons les plus opposés, mais s’accordant pour élaborer un concept étroit qui ferait du nazisme un phénomène incomparable et surtout serait inapplicable par ricochet aux vainqueurs de 1945. Soviétiques et communistes avaient exigé et obtenu que le massacre de catégories sociales, par opposition à des groupes «  ethniques, raciaux ou religieux », soit écarté. Les États-Unis, préoccupés d’une relation possible avec l’hécatombe des Indiens, conditionnèrent leur accord, dont la ratification ne leur demanda pas moins de quarante ans, à la notion d’intention «  systématique et délibérée » de la part d’une autorité gouvernementale, pour exclure les actes des foules et des particuliers, ainsi que l’élimination de groupes ethniques par défaut de secours médicaux ou privation de ressources économiques. Plus généralement, l’ensemble des puissances coloniales approuvait une conception qui les mettait à l’abri d’un recours contre leurs propres pratiques les plus inhumaines."

    "L’extermination, y compris dans ses pires modalités, ne leur était pas exclusivement réservée. Les tziganes (roms) l’ont subie avec elles, les populations slaves aussi et de manière très massive. Russes et turco-mongols auraient suivi."

    "L’antijudaïsme avait séparé les juifs de la société chrétienne bien avant la ghettoïsation, et cette ségrégation avait induit une division du travail. À partir de Charlemagne, en effet, un groupe social et religieux que rien ne prédisposait plus que d’autres au commerce se vit confier, par un accord exprès entre l’empereur d’Occident et le calife, tacitement reconduit par leurs successeurs, la restauration du lien commercial rompu entre deux empires adverses mais économiquement indispensables l’un à l’autre. Alors que, ou plutôt parce que la Méditerranée était devenue «  un lac musulman sur lequel aucune planche chrétienne ne pouvait plus flotter » (Pirenne) et que les marchands traditionnels étaient désormais personae non gratae sur l’un ou l’autre des territoires, il avait fallu recourir à des neutres. Les juifs, qui avaient soutenu l’islam contre la Perse, puis en Espagne, avaient été sans doute majoritaires parmi les tribus yéménites puis chez les monarques berbères, et s’étaient installés sur toutes les terres de l’ancien Empire romain d’Occident, se trouvaient idéalement placés pour remplir un tel rôle. Le réseau existant de correspondances talmudiques, uniquement théologique et juridique jusqu’alors, servit de point d’appui aux échanges entre l’Est et l’Ouest. Le succès de cette opération fut tel qu’une monarchie turque importante, celle des khazars de Crimée, se convertit au judaïsme pour bénéficier à son tour du statut de neutralité."

    "Les élites juives se confinèrent ainsi dans les professions que nous appellerions aujourd’hui tertiaires, à commencer par le grand commerce, la banque, la médecine et plus généralement les professions intellectuelles, y compris la prêtrise (dans ce dernier cas bien entendu à leur usage exclusif). Il faut en effet préciser qu’il s’agit des élites, car rien ne permet de supposer que la spécialisation économique, qui est à distinguer de la ségrégation, ait concerné de la même façon les pauvres."

    "Lorsque la seconde révolution industrielle arriva, l’équilibre n’était plus tenable. L’économie avait cessé d’être agraire. Le secteur tertiaire commençait à surplomber tous les autres. De manière assez rapide, involontaire et imprévisible, les élites de communautés très minoritaires passèrent de la périphérie au centre du système. Des professions tertiaires, jadis auxiliaires, acquéraient un poids nouveau. Alors que la première révolution industrielle s’était seulement accompagnée d’une libéralisation générale, entraînant incidemment l’émancipation juridique des juifs, sans bouleverser la répartition des rôles, la seconde révolution industrielle ouvrait à un monde neuf. On vit l’émergence de la presse de masse, des grands magasins, la multiplication des universités. Le développement économique rendait nécessaire celui des professions juridiques. Les banques, qui orientaient les flux financiers vers les infrastructures ferroviaires et navales et vers les grandes entreprises qui se créaient désormais, devenaient le cœur de l’économie. Les juifs n’eurent en aucune façon le monopole de ses activités, mais les siècles de spécialisation antérieure les prédisposaient sans conteste à y prendre une place de premier plan ou à étendre celle qu’ils y avaient déjà prise, tandis que l’émancipation leur permettait aussi de se répartir dans les autres professions qui leur étaient autrefois interdites."

    "Les personnes les plus désireuses de se substituer aux juifs dans les emplois très récemment devenus les plus intéressants ou les plus lucratifs, de concert avec les nationalistes brûlants, les accusèrent peu à peu de maux souvent inusités et profondément contradictoires. En l’espace de quelques décennies, une boule-de-neige d’insultes s’amplifia jusqu’à l’avalanche.

    On les disait ploutocrates sans cœur s’ils étaient riches ; vagabonds puants s’ils étaient pauvres (c’est-à-dire la majorité d’entre eux) ; corrupteurs de la langue et de la jeunesse s’ils étaient journalistes, écrivains ou professeurs ; pervers irrévérents s’ils étaient artistes ; diviseurs de la Nation s’ils étaient libéraux ; ennemis de l’État s’ils étaient socialistes ; adversaires du genre humain s’ils étaient communistes ; hypocrites et traîtres s’ils étaient patriotes ou dans l’armée ; sangsues s’ils étaient avocats ou banquiers ; affameurs ou agioteurs s’ils étaient commerçants ; meurtriers du Christ s’ils pratiquaient leurs cérémonies ; espions s’ils traitaient leurs affaires avec l’étranger. Tandis qu’on les disait aussi d’une puissance inouïe, membres de sociétés secrètes, capables de manipuler les parlements et de corrompre tous les ministres, de déterminer la politique étrangère des gouvernements rivaux ; et, en même temps, paresseux, lâches, obséquieux, serviles, dépourvus de parole, avares, voleurs, meurtriers d’enfants, empoisonneurs, violeurs et maquereaux, sanguinaires, claniques, occultistes, menteurs invétérés, expansifs jusqu’à la vulgarité, secrets, dépravés, mesquins, petits, envieux, laids et maladifs."

    "Le monde regorge d’idées et, à Vienne, carrefour de la pensée plus encore que Paris, elles sont offertes à qui veut les découvrir. Des principes qu’[Hitler] va embrasser, les plus anciens sont, bien sûr, le colonialisme, la grande affaire européenne depuis la découverte de l’Amérique ; l’esclavagisme son compagnon de toujours ; le nationalisme qui remonte à la Révolution française, mais s’est amplifié par une réaction en chaîne partout en Europe ; et le militarisme, héritage historique commun à la France et à la Prusse. Plus récemment, le messianisme de Bonaparte a trouvé sa figure «  völkish » dans le nouveau mythe du «  Kaiser caché ». L’autoritarisme s’est élevé sous Bismarck en alternative crédible à la démocratie. Le bureaucratisme développé par les monarchies russe, autrichienne et prussienne, s’il a fait sourire Gogol, passe pour efficace et rationnel. Le populisme est universellement porté par toutes les formes de socialisme et les droites s’efforcent de trouver un moyen de l’intégrer comme Napoléon III l’a tenté en France. L’historicisme, commun au positivisme et au marxisme, est peut-être l’essence de l’esprit moderne. La forme juridique du positivisme autorise la promulgation de n’importe quelle loi, fût-elle la plus folle, pourvu qu’elle émane d’un parlement. Le jeunisme romantique fait rêver d’un monde débarrassé de ses lourdeurs de classe, dans lequel le moindre enthousiasme emporte vers l’héroïsme. Le terrorisme d’État, certes, lui-même une ancienne invention française, mais perfectionnée depuis peu par la Russie tsariste, commence à ne plus choquer personne."

    "Ayant inventé l’antisémitisme scientifique, économiste, pondéré dans son ton, réprimant l’expression d’une haine réservée au contenu, il prétendrait pour un peu obtenir l’assentiment des juifs eux-mêmes, dont il admire «  l’intelligence supérieure », si du moins il avait pris soin de parler d’eux au pluriel, plutôt que de désigner «  le Juif » comme étant personnellement responsable de tous les maux. Il décrit les juifs comme ayant établi la plus ancienne et la plus vaste multinationale du monde, une entreprise monopolistique qui lui fait obstacle et qu’il entend s’approprier par une sorte d’OPA hostile, après avoir convaincu une masse des petits porteurs. Ford analyse sa cible avec la froideur attendue d’un grand industriel qui prépare un «  proxy fight », mettant en lumière ses forces et ses faiblesses, ses actifs cachés, et le bénéfice qu’il y aurait à s’en rendre maîtres en en chassant les fondateurs. Il lui donne le nom de «  All-Judaan », tiré des Protocoles des Sages de Sion. Son siège est, dit-il, à Londres, après avoir été à Paris, et se prépare à se transporter à New York."

    "Les historiens, jusqu’ici, ne sont pas parvenus à retracer de vraisemblables gratifications versées par Ford au Parti nazi, sauf pour un «  cadeau d’anniversaire » au Führer d’un montant de 35 000 reichsmarks attribué par sa filiale allemande en avril 1939. Mais ils savent que l’industriel reçut la plus haute décoration que l’Allemagne nazie pût décerner à un étranger, la Grand-croix de l’Aigle allemand, et qu’il était depuis le début considéré en Allemagne comme une idole du fascisme11. Ils savent aussi qu’Hitler, peu enclin à la sentimentalité, n’avait dans son bureau qu’un seul portrait, et que c’était celui d’Henry Ford, comme le rappelle l’article du New York Times placé en exergue de ce chapitre. Ils observent que le fordisme fut une des sources d’inspiration de la réorganisation industrielle nazie, et que le rôle joué par les entreprises Ford, aux côtés – il est vrai – de General Motors, dans le développement de l’industrie automobile allemande, tant militaire que civile, non seulement fut critique, mais encore se prolongea sous des formes indirectes après qu’il était devenu illégal. IG Farben, la première source de financement privé du Parti nazi et futur exploitant12 du camp de travail d’Auschwitz-Monowitz, avait pour administrateur de sa filiale américaine Edsel Ford (fils unique d’Henry) et était le second actionnaire de Ford-Werke. Celle-ci livra des véhicules de transport de troupes à la Luftwaffe à partir de 1939, la maison mère ayant commencé à expédier dès 1938, pour assemblage à Cologne, un millier de poids-lourds destinés à l’invasion de la Tchécoslovaquie (mars 1939). En septembre 1939, date de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et de la France, un montage de précaution fut opéré pour faire transiter les livraisons militaires de Ford-Werke, qui comprenaient désormais munitions et pièces détachées d’avions, par une société-écran contrôlée par son propre directeur général. En juin 1940, Ford US (Dearborn) renonçait à un contrat de sous-traitance des moteurs Rolls-Royce pour la Royal Air Force, à la demande du haut commandement allemand. En août 1940, Maurice Dollfuss, directeur général de Ford France, adressait au siège américain un rapport de satisfaction relatif aux livraisons à la Wehrmacht par les usines de Poissy, Asnières, Bordeaux et Bourges. Le 1er janvier 1941, le Frankfurter Zeitung publiait une publicité vantant la présence «  des véhicules de Ford Allemagne durant les campagnes militaires de Pologne, Norvège, Hollande, Belgique et de France » et soulignait que «  les véhicules de Ford Allemagne étaient les serviteurs fiables du courageux soldat »."

    "La Disparition de la Grande Race ou Les Bases Raciales de l’Histoire Européenne (1916)16 a pour auteur Madison Grant, l’un des fondateurs de l’eugénisme et du suprématisme racial scientifique. Aucune des idées reçues par le nazisme n’était neuve. Elles n’étaient pas non plus nouvelles quand elles ont été exprimées par ceux qui les lui ont transmises. Une longue tradition de suprématisme racial s’était développée depuis au moins Joseph Arthur de Gobineau18, rectifiée et popularisée par Houston Stewart Chamberlain, un auteur introduit par son disciple Guillaume II dans les manuels scolaires."

    "L’idée-force de Madison Grant est de réduire les phénomènes historiques à un sous-jacent strictement racial, les aspects anthropologiques et culturels étant secondaires ou dérivés. Remarquons qu’elle est compatible avec le nationalisme à condition seulement de confondre la Nation et la race, ce qui constitue précisément une des ambitions d’un nazisme désireux d’étendre la «  Nation allemande » à la «  race nordique » tout entière. Elle va normalement de pair avec l’eugénisme, puisque l’élimination des hérédités déficientes (races inférieures ou infirmités) concourt à consolider la race sélectionnée. Dans le cas particulier de Grant, elle s’accompagne de l’écologie, en tant que politique de préservation de l’environnement naturel et des espèces contre les pollutions ; et s’oppose à l’esclavagisme au motif que celui-ci tend à l’importation «  dysgénique » de races étrangères dans l’habitat de la race supérieure. Hitler aima l’écologie, mais, à la différence de Grant, voulut une Allemagne où retour à la nature, nudisme, sport, hygiène et culte de la santé, n’écartent pas la soumission esclavagiste d’autres races, telles que les Ukrainiens.

    Alors que ses prédécesseurs accordaient encore un rôle fondamental à la nationalité et à la langue, au lieu de la seule race, Grant observe que les trois sont rarement congruents. La race ne peut être ni définie ni repérée sur des critères linguistiques, comme l’avaient fait ceux qui s’étaient fondés sur la protolangue indo-européenne24 pour découper une race «  aryenne ». Elle doit l’être sur la base d’invariants anatomiques, qui sont censés signaler aussi des invariants au plan mental. D’où l’importance accordée à l’anthropométrie, la craniologie et toute technique de mesure des variétés physiques humaines."

    " [La théorie de Grant] est un modèle formellement bien construit, qui s’appuie sur des observations favorables, recueillies par des savants eux-mêmes enclins au suprématisme civilisationnel ou racial. Elle n’a pas alors été démentie par des observations contraires systématiquement rassemblées. Elle s’étaye sur un découpage taxinomique qui, s’il sera écarté plus tard, n’est pas, a priori, incohérent, et correspond à des schèmes idéologiques présents même chez les adversaires du suprématisme. Elle incorpore le dernier état de la théorie de l’évolution dont elle utilise les résultats sans les contester. [...] Dès lors, le fait que nous ayons toutes les raisons de nous réjouir de l’élimination des théories de Grant ou de celles qui lui sont associées et que nous puissions en repérer à présent les faiblesses si nombreuses qu’il n’en reste à peu près rien, ne nous autorise pas à les ramener rétroactivement à de simples vaticinations de fanatiques ou au délire de déments. [...] Elles sont néanmoins entourées alors de toutes les marques institutionnelles de la reconnaissance scientifique, et peuvent passer à l’époque pour obéir aux règles protocolaires exigées. [...] Ces théories nous mettent aujourd’hui en demeure de manifester la plus grande circonspection en matière de «  vérité » scientifique."

    "Les suites institutionnelles de son œuvre ont été considérables aux États-Unis, dans tous les domaines auxquels il s’est intéressé, qu’il s’agisse de la préservation des bisons, des baleines, de l’aigle chauve, et autres espèces végétales ou animales menacées, de la fondation du zoo du Bronx, du contrôle des armes personnelles, de la stérilisation de masse, du renforcement des quotas d’immigration ou de la justification des thèses du Ku Klux Klan légitimant le lynchage39. Ses travaux étaient célébrés dans les universités, lus au Congrès, repris dans la presse, mentionnés dans les romans à la mode, comme le Great Gatsby. Cette personnalité profondément anempathique s’attirait la sympathie des plus grands hommes politiques, savants ou philanthropes du pays. Il n’était, évidemment, si hautement fréquentable que parce qu’il représentait les idées d’une certaine Amérique, qui fut l’Amérique dominante au moins jusqu’à Pearl Harbor."

    "Ce que l’Allemagne rejeta, l’Amérique y était disposée. Quelque 60 000 Américains au moins, et vraisemblablement bien davantage, furent victimes d’une stérilisation contrainte, parce que tenus pour inadaptés à un titre ou un autre, en vertu d’une législation introduite dans 27 États à partir de 1907, sanctionnée par la Cour Suprême, visant à terme 14 millions de personnes aux États-Unis et qui ne prit fin qu’en 1956. [...] Partout on visait les «  classes délinquantes » : l’idée de causes sociales de la pauvreté et du crime ayant été catégoriquement rejetée, dans un contexte où la fortune était réputée strictement corrélée au mérite (sauf dans le cas des juifs), on s’attaquait aux racines génétiques de la misère. La stérilisation obligatoire, censée concerner les «  faibles d’esprit », définis comme «  fous, idiots, imbéciles ou épileptiques », permettait en pratique aux autorités d’inclure à peu près n’importe quel type d’handicapés ou d’inadaptés sociaux, les marginaux, les analphabètes, les sans-abri, les criminels. Il arrivait que des jeunes gens simples ou des originaux en soient l’objet. La loi ne prévoyait pas de recours ni l’information des victimes sur la nature de la chirurgie qui leur était infligée. Celle-ci, dans certains États, comprenait l’émasculation. L’Indiana avait adopté son texte en premier, mais c’est la Californie qui appliqua le sien avec le plus de ferveur. [...] En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite «  une seule goutte » qui assignait la «  couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : «  Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre » [...]
    La Grande-Bretagne [échappa à l'eugénisme obligatoire] suite à la campagne menée par G.K. Chesterton contre la proposition de loi introduite en ce sens, en 1913, par Winston Churchill."

    "En partie [sous l'influence de Grant], des dispositions raciales furent parallèlement adoptées ou renforcées, qui restèrent en vigueur jusqu’en 1967. Elles obligeaient, sous peine de prison, à déclarer sa race à l’État-Civil. Le mariage interracial devenait un crime. La Virginie lui appliquait la règle dite «  une seule goutte » qui assignait la «  couleur » à toute personne ayant eu un quelconque ancêtre de race non blanche, c’est-à-dire d’une manière bien plus rigoureuse que les lois de Nuremberg définissant la judéité : «  Le croisement d’un blanc et d’un nègre, avait écrit Grant, est un nègre ».

    C’est dans ce contexte que Grant développa sa science et acheva de convaincre le Congrès de restreindre durablement des neuf dixièmes le flux migratoire aux États-Unis, par le Quota Act de 1921 puis l’Immigration Act de 1924, et de réserver les quotas aux candidats de race nordique dotés d’une santé irréprochable. Cette politique suscita chez Hitler une admiration fortement exprimée dans son Second Livre (1928), mêlée d’une profonde inquiétude : l’Amérique serait constamment renforcée ainsi par l’immigration sélective des meilleurs éléments de la race germanique quittant une Allemagne souffrant alors de retard économique.

    Le résultat réel fut plutôt un afflux imprévu des noirs du Sud vers les États du Nord où ils venaient remplir le type d’emplois que les nouveaux immigrants occupaient autrefois. Le déplacement provoqua une vague de racisme dans les régions qui l’avaient naguère combattu. Ces événements finirent de convaincre Grant que son œuvre resterait inachevée tant que des africains seraient en Amérique. Il ne doutait ni du formidable appétit des hommes noirs pour les femmes blondes, ni de la frénésie sexuelle déclenchée chez celles-ci par la présence d’un homme noir ; et ne voulait à aucun prix que la destruction de la civilisation blanche, commencée en France par une promiscuité affichée entre les deux races, ne s’étendît aux États-Unis en dépit de la sévérité des lois ségrégationnistes auxquelles il avait tant contribué."

    "Hitler [...] est un positiviste au sens d’Auguste Comte, et reproche hautainement à son entourage (notamment à Rosenberg, Himmler et Streicher) une certaine régression vers des thèmes mystiques, ascientifiques et confus, entend s’appuyer entièrement sur cette réalité et sur cette science."

    "La race s’est réintroduite, certes, sous des modalités affaiblies, en génétique des populations. Cette dernière utilise la notion «  d’haplogroupe » qui est un ensemble de types de gènes (ou plus précisément d’allèles) couramment placés en correspondance avec les groupes ethniques chez lesquels ils possèdent une prévalence. Bien que ce ne soit pas le vœu de la plupart des chercheurs."

    "Hitler lui-même était très conscient de ce que «  l’Amérique ne se serait pas faite sans le massacre des Peaux-Rouges ». C’est ce qu’il expliqua notamment à Erich von Manstein, son grand stratège, qui n’avait pas bien compris ce qu’il entendait par «  guerre totale » à l’Est.60

    La conquête de l’Est est un domaine où apparaissent nettement les conséquences du modèle américain de Hitler, tant au point de vue idéologique que pratique. Il va sans dire que conquête de l’Est et conquête de l’Ouest sont extrêmement différentes, ne serait-ce que du fait de leur date, de leur durée, des densités démographiques, de la nature des belligérants, de leur mode de planification et de leur résultat ; au point que le rapprochement n’a pas toujours été effectué et que, lorsqu’il l’a été, il s’est heurté à une argumentation puissante de la part de ceux qui avaient tous les motifs de rejeter le moindre point commun avec un adversaire honni. Ce n’est pas du tout mon but d’assimiler les deux conquêtes, et moins encore de justifier les exactions par leur dilution dans un phénomène présenté comme universel. Il reste que Hitler avait expressément l’Amérique à l’esprit en construisant ses ambitions, que les fondements idéologiques étaient analogues, que certaines pratiques d’extermination étaient du même type, et que la psychologie collective des populations impliquées n’était pas sans rapport."

    "En tant qu’homme des Lumières, féru d’ethnographie indienne, [Thomas Jefferson] cherchait sincèrement, selon toute apparence, à combattre ses propres préjugés et s’interdire vis-à-vis des indigènes le suprématisme simple qu’il éprouvait envers les esclaves noirs. Mais en tant qu’acteur majeur de l’Indépendance et troisième président, il n’était pas question pour lui que des considérations humanitaires relatives à des peuples condamnés par l’histoire vinssent entraver l’existence et le destin des États-Unis. Les mesures d’appropriation et de refoulement lui paraissaient suffisamment justifiées. Il passait d’un idéalisme candide à une volonté d’extermination (le mot est de sa plume), du songe éveillé décrivant des Indiens entièrement assimilés, partageant volontairement leurs terres dont ils n’avaient pas assez d’usage afin d’en tirer un profit, à la rage de «  les tuer tous »."

    "Le sentiment nationaliste, antisémite et pro germanique était si bien entretenu que l’application des lois d’immigration fut resserrée pour empêcher un afflux, même modeste, de réfugiés juifs ou antinazis pendant toute la période où il aurait été possible d’en accueillir, à savoir au moins jusqu’à l’extrême fin de l’année 1941, alors que l’extermination était connue des autorités. Conformément aux règles introduites à l’instigation de Madison Grant, et dans le cadre des quotas limités accordés aux non aryens, les candidats devaient encore prouver qu’ils disposaient des moyens autonomes de vivre aux États-Unis, sans y prendre un emploi en concurrence avec un citoyen, et produire un certificat de bonne conduite établi par la police de leurs lieux de résidence durant les cinq dernières années, un document malaisé à obtenir de la Gestapo. Afin de réduire la marge d’appréciation discrétionnaire des consulats, instruction fut donnée, en 1940, par le Département d’État d’écarter tout candidat dont il ne pourrait être établi qu’il ne puisse devenir, même par le jeu d’un chantage, un agent de l’étranger. Avec le soutien du comité de la Chambre des Représentants chargé des Activités Non-Américaines, l’assistant secrétaire d’État Breckinridge Long parvint à assécher l’octroi de visas depuis les pays sous contrôle nazi, au point de laisser vacants 190 000 droits d’entrée de la fin 1941 à 1945. Roosevelt, inquiet du risque d’une «  Cinquième colonne » et tenu par le Congrès, donna son aval. Charles Lindbergh et ses amis avaient atteint leur but."

    "L’armée des Émigrés comptait 140 000 hommes. Les armées de la révolution, en 1794, en comptèrent jusqu’à 1,5 million (dont la moitié au moins était opérationnelle sur le champ de bataille). La guerre nationale faisait entrer dans un nouveau monde qui ne laissait plus de choix aux autres belligérants. Ce fut la course universelle à la Nation. Elle se poursuit toujours.

    La réaction en chaîne se manifesta d’abord par la nationalisation des armées étrangères. En 1798, l’armée prussienne, qui recensait une moitié d’étrangers, décida d’en diviser par deux le nombre. Mais surtout la Prusse s’attelait à prospecter la Nation. La monarchie absolue en France avait unifié sous elle un territoire dont on pouvait prétendre qu’il était habité par un peuple identifié. Le sol morcelé du centre et de l’Est européen, ne se prêtait pas à une telle image. On ne disposait d’autre filon que la linguistique et l’ethnographie pour trouver la Nation allemande dont le caractère le plus visible, en deçà des frontières qui la fractionnaient, était la langue."

    "Herder peut être considéré comme l’initiateur du relativisme culturel. Il est le premier à affirmer que la pensée est conditionnée par le langage, sans renvoyer à des hypostases, et n’acquiert de sens que dans l’usage des mots. Il rejette l’idée classique d’un sens commun universel, au profit d’une pluralité de façons de voir et vivre le monde irréductibles l’une à l’autre, et séparées dans l’espace ou se succédant dans le temps. On conçoit, dans ces conditions, combien subtil est son «  nationalisme » embryonnaire qui se présente comme un cosmopolitisme, délivrant toute Nation de l’obligation de justifier son existence, ses particularismes ou sa forme de vie. Ce spécialiste de poésie hébraïque, résolument antiraciste, anticolonialiste, attribuant toutes les différences entre les hommes aux spécifications communautaires de leur langue et de leur culture, contribua grandement à influencer par ses travaux les penseurs désireux de définir l’identité germanique."

    "Fichte tira de Tacite l’idée que les peuples germaniques se sont divisés en deux branches, l’une qui aurait conservé sa langue et sa terre d’origine, l’autre qui se serait romanisée. La première formait l’Allemagne et la seconde la France qui aurait repris contre la première la démarche agressive des Romains. Je n’entrerai pas dans l’argumentation de Fichte, un auteur à l’ordinaire moins engoncé dans une conceptualisation en l’occurrence à peine intelligible, car seul importait l’appel lancé à l’unification de l’Allemagne par la voie scientifique et pédagogique, contre l’idéologie impérialiste des Français. Le propos portait en germe, et bien qu’esquissés à titre accessoire, plusieurs thèmes réappropriés par le nationalisme hitlérien : le peuple allemand comme «  peuple souche », l’inclusion des scandinaves, l’exclusion des slaves incapables d’avoir constitué une unité «  significative », la possession de vertus héroïques comprenant la résistance et la supériorité militaire. Un autre thème, lui aussi laissé sans développement, autorisa ultérieurement la liaison cruciale avec le romantisme : la manière propre au peuple allemand d’habiter sa terre originaire. [...] La terre natale, ancestrale, était le lieu unique de «  l’authenticité ». C’est là que, par une alchimie historique, s’étaient formés conjointement la langue allemande originaire et depuis fondamentalement inaltérée, et l’homme allemand, la façon allemande d’être dans le monde, de le faire sien, de tourner la nature en paysage, de le consacrer, d’y travailler debout et de s’y montrer discipliné pour toujours rester libre. Un homme sans cette racine, sans cette immédiateté, pouvait bien y venir. Mais qu’il se grime en boutiquier allemand, comme un Juif, ou qu’il arrive en conquérant comme un Français, il ne serait jamais qu’un visiteur. L’union de l’homme allemand, du pays allemand, de la langue allemande, est inaccessible à qui apprend l’allemand comme une seconde langue, quand même son apprentissage se serait répété pendant des générations, et reste hors de portée des Francs, des Wisigoths d’Espagne, et des Lombards qui ont perdu leur langue à jamais. L’Allemagne n’est pas pensée comme un territoire, pas même comme un peuple, mais comme l’esprit du peuple allemand, le Volksgeist, un être vivant apte à se dire en musique, en légendes, en enchantement des rivières, comme par ses héros, un être communautaire, qui assigne à chacun sa place naturelle d’autant plus élevée que son enracinement et sa vertu possèdent plus de titres, car le titre est la marque de ce qui est authentique. L’Allemagne pouvait dévorer ceux qui s’attaqueraient à elle, jusqu’à les conquérir à leur tour, mais son centre ne saurait se déplacer. C’est cet édifice philologico-poétique que la philosophie allemande couronnait de son inimitable chef-d’œuvre, la dialectique : les esprits enfermés dans leur singularité avaient cru que la division territoriale de l’Allemagne la limitait, eux qui possédaient des Nations déjà formées. Ils n’avaient pas prévu un retournement réduisant leurs Nations particulières à des naines enfermées dans des frontières étroites, face à la Nation allemande réunifiée et en voie de l’être davantage, animée de son Volksgeist, incarnation plus universelle de l’Esprit conscient de lui-même, enfin réalisé dans toute sa vérité étatique et militaire."

    "Le nationalisme est un point aveugle de la pensée de Marx. Ayant ramené l’histoire à la lutte des classes, et dérivé tout phénomène social à partir d’elle, ce fut l’impossible tâche de ses successeurs, Kautsky, Bauer, Lénine et Staline, de rattacher les deux problématiques. La théorie dominante chez les historiens retient la thèse, tirée de ces derniers auteurs, selon laquelle l’émergence du capitalisme serait une précondition de l’émergence du nationalisme. Mais l’antériorité du capitalisme n’en fait pas une précondition, puisque les nationalismes ont été au contraire indifféremment capitalistes ou socialistes. L’argument d’un capitalisme détachant les populations des anciennes solidarités locales et formant une société plus abstraite à la recherche d’une nouvelle identité est inapplicable à la France du XVIIIe siècle restée profondément rurale. [...] L’essor de l’imprimerie, pas plus que le capitalisme, deux éléments structurants de la civilisation moderne n’avaient enclenché un processus pré-nationaliste."

    "La nostalgie des «  Humanistes » pour le monde gréco-romain et leur hostilité corrélative envers le Moyen âge, présenté comme barbare, obscurantiste, donc contraire à la civilisation, ne les prédisposaient pas aux schémas nationalistes qui exigent une continuité de la mémoire nationale, au lieu d’une rupture. La Réforme avait spécifié l’œuvre de restauration antique, en la faisant porter sur la religion dont il s’agissait d’effacer la corruption médiévale. Aucune des Nations naissantes ne pouvait donc en principe s’approprier l’Antiquité qui était leur patrimoine indivis, chaque honnête homme, aussi chauvin qu’il fût, étant censé savoir le latin et le grec, comme se montrer capable de rapporter à l’histoire romaine tous les grands événements contemporains, et d’exprimer ses propres émotions au moyen de la mythologie commune.

    Il fallut attendre la fin du XVIIIe siècle pour que les Nations s’arrachent le Moyen âge, mutilant sa description, pour se le répartir."

    "Ce fut [Napoléon III] qui formalisa le principe des nationalités, le «  droit des Nations à disposer d’elles-mêmes ». Il l’exploita, de manière concrète, dans sa propre politique antiautrichienne, fomentant le surgissement du Royaume d’Italie en échange de la Savoie et de Nice où était pourtant né Garibaldi."

    "«  L’anempathisme » est une condition sine qua non d’une extermination. Bien qu’il s’agisse en partie d’un phénomène universel, il subit une intensification très puissante en Occident à compter de l’expérience coloniale qui répand une perception déshumanisée – et non plus seulement une étrangeté ou un mépris – des populations étrangères. Les guerres de religion l’étendent aux oppositions idéologiques. La Première Guerre mondiale le généralise à tous les combattants. Le bolchevisme lui donne une dimension industrielle. Désormais, l’extermination de groupes sociaux ou des peuples entiers est un lieu commun des conversations politiques. Le nazisme, et c’est son innovation principale, achève sa mise au point, pour autoriser une extermination virtuellement sans limites, sous n’importe quelle forme, y compris à l’intérieur des frontières européennes.

    L’anempathie est une réalité élaborée et construite. Il est impossible de la réduire à une sauvagerie et une méchanceté qui seraient propres à l’espèce humaine, partout et toujours, auxquelles l’Occident n’aurait pas encore eu le temps d’échapper, et dont l’étendue serait chez lui proportionnelle à sa puissance. Seules des souches idéologiques virulentes ont permis de surmonter à une telle échelle, et avec autant de méthode, une répugnance devant l’horreur qui est au moins aussi naturelle que la cruauté. Si le calcul des intérêts et la peur sont les motifs ordinaires des crimes, on sacrifia cette fois des intérêts majeurs pour perpétrer le crime, et l’on se mit à craindre les faibles davantage que les forts, consacrant plus de soins à détruire les premiers que les seconds. Un tel désordre de l’esprit n’appartient pas à des brutes ordinaires. Sa présence met en cause l’identité et les valeurs cardinales de la culture qui l’a engendré. Car le cas extrême de la volonté nazie d’anéantissement n’a pas demandé moins d’élaboration intellectuelle pour exercer sa brutalité que les massacres moindres qui l’avaient précédé, mais en a demandé davantage. Les institutions principales et toutes les ressources idéologiques ont été mobilisées."

    "Un autre exemple important de distanciation est le choix d’un système de contrôle indirect des ghettos par les Judenräte (conseils juifs). D’aucuns, surpris par un tel mécanisme, se sont interrogés (notamment au moment du procès d’Eichmann) sur les motifs pour lesquels les victimes n’en profitaient pas pour se révolter, allant jusqu’à proposer une explication psychanalytique à la soumission (Bettelheim) ou une explication ethnique. Or, le gouvernement indirect, dans toute sa généralité, est l’un des plus efficaces, et suffit à justifier son emploi par les nazis, chaque fois qu’ils le purent. Le soumis, pour préserver sa faible autonomie, s’impose des concessions sur l’essentiel ; tandis qu’un renoncement à l’autonomie le laisserait entièrement sans protection. Le gouvernement indirect est propice aux compromissions, à l’aveuglement comme aux trahisons. Il offre un levier à la puissance qui la met en place. Il peut aussi se réduire à un leurre, mais parait presque toujours au vaincu préférable à son asservissement intégral. Il est illégitime d’en conclure que tous ceux qui choisissaient de participer au Judenrat, à savoir la majorité des dirigeants des communautés concernées, devenaient pour autant des profiteurs ou des lâches, bien qu’il y en eut incontestablement parmi eux. La plupart des grands dirigeants nazis, au moment de la débâcle, paraissaient à leur tour pleinement disposés à se soumettre à un système analogue si les Alliés avaient voulu le leur imposer, sans y voir une atteinte excessive à leur fierté. La question de savoir ce qui se serait passé si les communautés juives avaient été entièrement désorganisées ou si leurs dirigeants avaient pu juger raisonnable de jeter tous leurs membres dans une lutte à main nue contre les bataillons SS, et si, dans une hypothèse aussi fictive, l’extermination n’aurait pas fait un peu moins de victimes, ce qui est en effet concevable, semble elle-même à tout le moins le fruit d’une ignorance des réalités du gouvernement indirect. Que les victimes aient, dans le contexte où elles se trouvaient placées, grandement contribué à leur propre destruction est un fait ; qu’une stratégie différente eut été rétrospectivement préférable est probable ; mais il est extravagant de suggérer pour autant, comme Hannah Arendt s’y est laissée aller, une responsabilité partagée avec le bourreau."

    "En dépit de son caractère haché, le premier discours de Poznań [d'Himmler, en 1943], bien plus que le second, est un cours ex cathedra d’anempathie. Le devoir peut conduire à sacrifier ses propres compagnons d’armes, quand ils ont failli. Il peut contraindre à accumuler des monceaux de cadavres pour éliminer un peuple qui cherche à vous tuer ; pour mettre fin à une épidémie morale. Mais ce devoir est répugnant. La plupart des gens ne le supporteraient pas. Ils entretiennent avec lui un rapport théorique, verbal. Leur approbation idéologique est extérieure. Elle ne résisterait pas au contact des réalités corporelles : il est facile de vouloir exterminer tous les Juifs, mais il est difficile de ne pas vouloir sauver celui que l’on connaît personnellement. Les Allemands antisémites n’ont pas la moindre idée de la réalité physique d’une extermination. Cela demande une catégorie particulière d’hommes, non pas des barbares, des pillards ou des assassins, mais, tout à l’inverse, des hommes qui placent si haut leur devoir moral, qui se rendent si purs à l’égard des tentations humaines, qu’ils agissent comme des médecins, des magistrats, entièrement désintéressés. C’est cette force intérieure réglée par le devoir, qui rend possible de surmonter le dégoût physiologique, et permet de s’endurcir suffisamment. Alors que chez l’homme moyen, le corps est vaincu par la vision de l’horreur, chez le SS l’âme peut dominer le corps, et se montrer à la hauteur d’une anempathie dépassant les limites ordinaires. C’est pourquoi ce sacrifice accompli pour d’autres, dans le renoncement à son propre intérêt, et à ce titre le plus glorieux que l’on puisse concevoir, doit rester secret. Les Allemands ne pourraient pas l’accepter si l’on leur en parlait, pas plus qu’ils ne pourraient envisager de s’opérer eux-mêmes, à ventre ouvert, sans anesthésie, même pour sauver leurs propres vies ou celles de leurs enfants. Ils défailliraient au premier moment. L’obligation de silence n’est donc pas due à une discordance quelconque entre l’extermination et l’idéologie nazie, comme l’ont supposé nombre de commentateurs, ni à une contradiction rationnelle qui contraindrait à retenir seulement des explications et des motivations psychanalytiques. Pour Himmler, l’extermination n’est nullement indicible, elle est secrète. Les bourreaux se comprennent parfaitement quand ils y font allusion. Ils partent des prémisses idéologiques, pour eux, indiscutables, qui justifient leurs ordres : les SA ont trahi, les Juifs sont les ennemis mortels du peuple allemand. Les SS en déduisent logiquement leur devoir. Mais ce devoir est assorti d’un savoir : les hommes ne disposent ni de la même endurance ni du même degré de résistance à l’horreur. Il faut cacher au public la réalité matérielle pour pouvoir accomplir le projet spirituel sans provoquer la répulsion spontanée qui reste invincible chez la plupart. Et comme même le SS le plus endurci reste un homme, ce serait manquer de tact que lui en parler souvent, au risque alors de faire remonter chez lui les émotions naturelles qu’il a eu tant de mal à dominer."

    "L’idée d’après laquelle l’anempathie serait une réalité psychologique immédiate, plutôt qu’un élément idéologique, et se ramènerait à une insensibilité ou hostilité naturelle envers ceux qui nous sont étrangers, ne résiste pas à l’analyse. Les conflits et l’hostilité émergent spontanément entre personnes qui se connaissent, non entre personnes sans interaction. L’affirmation d’une préférence ordonnée en proximité («  je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine »), assignant à un chauvinisme universel le fondement non idéologique du nationalisme, du suprématisme racial comme de toute anempathie, est contraire aux observations. Si quelqu’un doit être assassiné un jour, la probabilité qu’il le soit par son conjoint est de loin la plus élevée de toutes ; et la plupart des gens vivent leurs conflits les plus aigus au sein de leur propre famille ou de leur entreprise. Ils comptent plus de motifs à se réjouir des souffrances éprouvées par la «  cousine » qui les a déférés au tribunal pour une sombre affaire d’héritage, qu’à se montrer indifférents à celles d’un bonze qui aurait préféré leur sourire plutôt que de se brûler vif devant leur écran de télévision. L’indifférence supposée envers ceux que nous ne connaissons pas est contrefactuelle. Nous devenons sensibles au sort terrible d’une personne dont nous ignorions l’existence, dès lors qu’elle est identifiée et nommée, et n’est pas présentée comme méchante. Au lieu de dériver immédiatement d’un ordre naturel simple, l’anempathie est catégoriquement construite.

    Cette disposition à n’éprouver aucune communauté de souffrance avec les cibles, malgré les réflexes contraires, est sujette à une gradation depuis le simple désir de ne pas savoir jusqu’à la capacité d’exécuter personnellement des actes répugnants. Elle est induite par une accoutumance ou une éducation d’autant plus efficace qu’elle est collective, comme dans le cas des médecins s’endurcissant à la dissection par des plaisanteries de carabin. Auprès de la population générale, la diabolisation ou la déshumanisation des groupes visés par la propagande reste, avec la dénégation, la méthode ordinaire.

    Ainsi, en matière coloniale, les arguments employés par les gouvernements au sujet des atrocités étaient en général les suivants : 1) les imputations de crimes sont mensongères, étant le fait d’idéologues fanatiques, d’agents de l’étranger, de journalistes avides de sensationnel, voire de maîtres chanteurs, 2) le degré d’inhumanité décrit chez les colons est tel qu’il est visiblement excessif et doit entraîner l’incrédulité chez toute personne raisonnable, 3) les crimes sont le fait d’individus isolés vivant dans des conditions particulièrement difficiles à l’intérieur de zones reculées, 4) les victimes, qui ont un comportement animal, sont elles-mêmes coupables, et dans leur cas de manière systématique, d’actes de barbarie extrême (cannibalisme) et leur misère serait supérieure si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, 5) le bilan est globalement positif (développement économique, christianisation, éducation, apprentissage de la démocratie), un regard équilibré devant faire la part de la majorité de bonnes choses s’accomplissant malgré d’inévitables débordements, 6) la situation sera bientôt normalisée grâce au processus de civilisation.

    La maitrise du discours, supériorité occidentale, était une arme plus périlleuse que le canon. Les gouvernements ne devaient pas seulement convaincre leur métropole du caractère pragmatique des dommages («  on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs »), et persuader aussi l’Indigène de sa propre infériorité native, mais en outre convaincre les agents coloniaux de la vilénie des créatures placées sur leur chemin. Sur le terrain, certains tiraient de ce que les victimes subissaient la preuve même de leur bassesse. Ils en concluaient que plus ils commettraient ouvertement d’horreurs, plus ils auraient ensuite de raisons d’en commettre.

    L’anempathie civile avait possédé très longtemps un fondement religieux. Le sacrifice personnel exigible au nom de la plus haute valeur, et la relativité des souffrances d’ici-bas en regard des perspectives éternelles, rendaient concevable de prononcer : «  Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». L’anempathie est ici d’autant plus frappante qu’elle entre en opposition radicale avec la doctrine évangélique. Mais l’esprit chrétien était alors animé par une conception absolutiste du savoir. Depuis Platon, la culture occidentale s’était persuadée être capable d’élever l’homme par la science, dont la théologie était statutairement la branche la plus digne, à une connaissance adéquate de la volonté divine comme de la nature. Or, rien ni personne n’est en droit de s’opposer à cette volonté. C’est à partir de ce principe que les massacres théologiques byzantins purent se produire. Le positivisme a seulement renforcé lors de la déchristianisation une vision classique propre à l’Occident.

    Principalement à partir du XVIIe siècle, l’anempathie a fini par être traitée en condition centrale d’un bon fonctionnement militaire. Ce n’était pas toujours le cas auparavant. Les civilisations antérieures, sans bien entendu s’y tenir, avaient imaginé des méthodes visant à minimiser pertes et souffrances. La plus célèbre est le combat singulier. Mais il y eut aussi les combats rituels en vraie grandeur. Une bataille était mise en place, mobilisant toutes les forces, et dont la disposition devait être bien réfléchie. Au premier engagement, les hostilités cessaient, mais la victoire attribuée d’un commun accord ou par arbitrage emportait toutes ses conséquences. La monarchie zouloue vécut une transition entre ce système et la confrontation coloniale exterminatrice. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur l’éthique de la guerre courtoise.

    La discipline, qui est – depuis l’Antiquité – une caractéristique plus constante des armées occidentales, est un facteur puissant d’anempathie. Le soldat, fusionné dans le corps de la troupe, entraîné à exécuter sans discussion ou réflexion les ordres est déresponsabilisé. Ses actions sont celles de son général qui n’agit à son tour que par délégation de l’autorité souveraine. Les armées modernes y ajoutent un nouveau facteur, l’emploi systématique des armes à feu. Le fusil, arme «  démocratique » par excellence puisqu’elle peut être déployée dans toutes les unités, sans la nécessité d’un apprentissage technique de haut niveau, crée une distance physique qui se mue en distanciation psychologique avec les cibles. Plus les armements facilitent l’action à distance, moins ceux qui les emploient se sentent une communauté avec leurs ennemis. Il devient possible, par la pression d’un bouton, de provoquer des dégâts humains massifs sans être affecté par leur retour visuel. Il est même à craindre que le recrutement de soldats habitués aux jeux vidéo puis leur équipement par des systèmes analogues ne finissent par lever entièrement toute réserve psychologique envers des pratiques exterminatrices. Confondant le jeu dans lequel la vie perdue est récupérée automatiquement à la partie suivante, avec la vie dans laquelle la mort est irréversible, le militaire – placé lui-même à l’abri du danger par la distance physique – est installé dans une situation de pure anempathie/extermination.

    La culture de l’obéissance est un trait commun aux institutions occidentales, au moins jusqu’aux années 1960, qu’il s’agisse de l’église, de l’école, de l’administration, de l’entreprise ou de l’armée. De même que la rigueur de la règle monastique est pensée comme libératrice, ou que la discipline, comme Max Weber l’avait noté, est devenue le point d’honneur de l’administration, l’héroïsme militaire s’est mué au XIXe en esprit romain de sacrifice sans limites pour le groupe et les ordres reçus : le héros est désormais celui qui renonce à tout, sauf à obéir. Il ne saurait être question, dans un semblable contexte, de laisser un sentiment personnel d’humanité l’emporter sur le devoir.

    Or, si la culture allemande était incontestablement portée à l’obéissance à l’autorité dans tous les domaines de la vie sociale, la valorisation de l’obéissance militaire était alors partagée par toutes les armées occidentales. La révolution de 1918-1919 avait montré que les soldats allemands étaient aussi capables de désobéir que n’importent quels autres. L’obéissance aux ordres exterminateurs n’est donc pas une caractéristique purement allemande. Les armées de l’air alliées exécutèrent sans la moindre difficulté les bombardements classiques et nucléaires de cibles civiles, en dépit d’une culture où une plus large autonomie était admise.

    Nous sommes si habitués à combattre des dictatures que nous jugeons cyniques, et dont nous nous étonnons du manque de sensibilité à la détresse, que nous nous laissons volontiers convaincre que la démocratie offrirait une garantie du contraire. Elle n’en offre aucune. Toute l’empathie que nous accordons concerne uniquement les nôtres et ceux à qui nous avons choisi d’accorder notre protection. C’est ainsi que le cinéma étend ses mélodrames de sensibilisation aux seules minorités que nous avions naguère persécutées et que nous avons décidé, depuis qu’elles ne nous inspirent plus de craintes, d’intégrer à notre société, comme les amérindiens et les Américains d’origine africaine. Dans le même temps, nos télévisions et nos journaux qui s’emploient à individualiser chacune de nos victimes dans les conflits, à leur donner un nom, à leur vouer des cérémonies, persistent à traiter les victimes que nous laissons comme des groupes d’autant plus anonymes et indistincts que leur nombre est généralement d’un ordre de grandeur supérieur à celui des nôtres.

    Les guerres coloniales conduites par des régimes démocratiques sont parmi les plus anempathiques. Un monarque absolu n’a pas de raison particulière de traiter très différemment les peuples nouveaux qu’il se soumet, des sujets sur lesquels il exerce initialement son pouvoir. Quand elles sont, par contre, le fait de régimes démocratiques, soldats et officiers se sentent investis de la mission d’assurer à tout prix, par anticipation ou en temps réel, la sécurité des colons contre la menace des sauvages. Ils pourvoient à la défense de la veuve et de l’orphelin de leur propre Nation par les méthodes les plus radicales, l’extermination pure et simple étant incontestablement la plus sûre. Que les sauvages en question possèdent quelque motif de résister à l’invasion leur est imputé à charge : ils ne comprennent pas le bénéfice qu’une civilisation supérieure est susceptible de leur apporter. Il faut donc en finir au plus tôt et de la manière la plus complète avec ces brutes inaptes à saisir le véritable sens de l’égalité politique comme de l’amour du prochain."

    "Un but de guerre peut en outre être trouvé, de façon casuistique, à toutes les exactions, ne serait-ce qu’intimider ou briser le moral de l’adversaire. Ce fut la justification fournie par Churchill pour bombarder des objectifs civils, en violation de la 4e Convention de La Haye."

    "Les méthodes aciviles et exterminatrices, courantes dans les colonies, furent importées en Europe par la guerre d’Espagne. Ces méthodes, symbolisées par les exhibitions joyeuses de têtes tranchées et de membres mutilés, avaient inclus pendant la guerre du Rif l’emploi à grande échelle des gaz de combat contre des cibles civiles. Les troupes coloniales avaient été, avec la Garde civile, les principaux instruments de la rébellion. Leurs chefs, presque tous africanistas, visaient expressément l’extermination des membres de la gauche «  judéo-communiste », au nom d’une idéologie proche du nazisme mais mieux adaptée au catholicisme des élites économiques espagnoles. Les marxistes, réputés manipulés par les juifs, étaient assimilés aux maghrébins musulmans, «  sémites » censés menacer l’Espagne «  aryenne » d’une «  africanisation ». Par transitivité, la classe ouvrière, sensible aux thèmes marxistes, était identifiée à la population coloniale, groupe auquel pouvait être appliqué un traitement répressif susceptible d’aller jusqu’à l’extermination. Le coup d’État se présentait ainsi en nouvelle Reconquista justifiant des exécutions de masses qui préfigurèrent celles des Einsatzgruppen. On estime à 150 000 les victimes de la junte, indépendantes des opérations strictement militaires. Cependant, à la différence de l’Afrique, les Républicains disposaient eux-mêmes d’une capacité de résistance qui se manifesta sous la forme d’une réverbération de la violence. On estime à 50 000 les victimes civiles exécutées par les corps loyalistes (les checas) ou par la foule."




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Jean - Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale Empty Re: Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 5 Fév - 14:37

    "Même les écossais-irlandais de l’Ulster, qui avaient colonisé la région au XVIIe siècle, s’étaient rebellés en 1798, comme les Américains. L’intégration forcée au Royaume-Uni signifiait la disparition du parlement de Dublin, et avec lui, d’un semblant d’autonomie politique, l’ouverture de barrières douanières à l’avantage des manufactures britanniques, une spécialisation agricole à très faible valeur ajoutée, et le transfert mécanique des capitaux vers Londres. Elle créait les conditions d’une migration prolétarienne, non seulement en Amérique, mais aussi en métropole, y suscitant la xénophobie. S’appliquaient plus que jamais les principes d’un laisser-faire, corrigé en faveur des intérêts britanniques, dans un contexte de dépossession presque complète de la paysannerie (et, bien entendu, de la main-d’oeuvre industrielle), mais aussi dans un cadre juridique et répressif autorisant les propriétaires terriens à fixer des loyers à peine soutenables, des rémunérations historiquement basses, et imposant des monopoles d’achat des graines.

    La plupart des observateurs ayant visité le pays durant la première moitié du XIXe siècle avaient été saisis par la misère généralisée d’une population en état d’extrême précarité. Dans cette île très faiblement industrialisée, tous avaient remarqué que la subsistance était obtenue par la consommation d’énormes quantités de pommes de terre (environ 4 tonnes par foyer par an)."

    "La récolte de 1846 fut dévastatrice et le drame se renouvela jusqu’en 1850. Les quatre cinquièmes de la population étaient menacés de mort. La parole fut aux économistes. Fallait-il altérer ou non les lois du libre-échange, réputées seules rationnelles, au risque de favoriser l’indolence de l’indigène irlandais ? C’était l’unique question qu’acceptait de se poser l’État, hormis celle des mesures policières. Au moment où les cousins américains envoyaient des navires de maïs, et où le sultan de Turquie expédiait un chargement de nourriture pour sauver dans l’urgence ceux qui pouvaient encore l’être, le gouvernement refusait de différer les dispositions d’ingénierie économique et sociale qui étaient, pour lui, seules dignes d’esprits éclairés. Les épidémies opportunistes associées à la malnutrition (choléra, typhus, etc.) amplifiaient les effets de la famine. Greniers et silos restaient gardés par des sentinelles. Comment éviter l’assistanat ? Les paysans agonisaient chez eux, en silence, à de rares rébellions près, localisées et réprimées aisément. Le but restait d’ajuster le niveau démographique par l’émigration, transformer l’économie agraire en agriculture salariale, spécialiser les productions de manière à fournir des ressources à la Grande-Bretagne sans générer de concurrences internes, agir sur la misère par les marchés, éduquer la population aux disciplines du travail rationalisé, lui inculquer une mentalité moderne et conforme aux idées impériales, ne dépenser que pour investir et non pour secourir, en un mot civiliser l’Irlande, l’élever à nouveau au rang de principale colonie devant l’Inde, et en faire le laboratoire démonstrateur du libéralisme.

    Le point de vue gouvernemental et administratif, bien qu’il y eût évidemment des variantes, reflétait ainsi une combinaison – qui devait s’avérer durable – de libéralisme, de protectionnisme discret, de malthusianisme, de moralisme rigoriste, d’humanitarisme suprématiste, de juridisme, d’autoritarisme et de volonté d’épargner. Un don était compris comme une distorsion des marchés et un gisement d’improductivité ; l’absence de barrières douanières comme nécessaire à la spécialisation optimale des productions ; une population pauvre comme une anomalie susceptible de se résorber naturellement par une élévation du taux de mortalité et l’émigration ; le primat donné à l’urgence comme un laxisme contre-productif ; la dissociation du revenu et du travail comme un encouragement à la paresse et au crime ; une économie non marchande et solidaire comme un archaïsme contraire au développement espéré d’une agriculture industrielle ; la considération de l’équité par les juridictions comme une destruction au droit90 ; les vols et émeutes de la faim comme des actes politiques devant être réprimés selon toute l’étendue de la loi.

    Les ateliers et les grands travaux qui avaient été mis en place dans le seul but d’obliger à un effort pénible les bénéficiaires des aides, s’étant montrés dispendieux, sans finalité économique, humiliants, difficiles à gérer, et surtout incapables de traiter une part suffisante des affamés, les quakers – agissant au nom de l’urgence contre les principes du libre marché – prirent sur eux de mettre en place des soupes populaires. Le gouvernement whig de Lord Russell en profita rapidement pour réduire les financements et introduire des mesures visant à en charger les propriétaires irlandais. Cette mesure eut pour effet de généraliser les évictions de paysans. Les quakers ayant fini par se retirer par impuissance, Londres répondit par des mesures de libéralisation accélérant les procédures judiciaires de faillite pour permettre à des entrepreneurs britanniques de s’implanter en Irlande.

    Comme on ne ferait à peu près rien de plus, et pendant que la nature se chargeait de réduire le nombre des survivants, on organisa une visite de la reine en Irlande, pour prouver au monde qu’il avait tort de faire honte à une Angleterre animée d’excellents sentiments et aimée de ses sujets.

    Se mettre à l’écoute des théoriciens et de leurs principes humanitaires permit au moins aux gouvernements qui se succédèrent de réaliser de solides économies : en dépit du coût des structures administratives et des grands programmes souvent inefficients, la Grande famine leur avait coûté seulement 0,5 % du PNB du Royaume-Uni pendant cinq ans, à comparer au montant trois fois supérieur de l’indemnisation des propriétaires d’esclaves antillais lors de l’abolition durant les années 1830, ou celui, dix fois supérieur, de la guerre de Crimée en 1854-1856.

    Une nouvelle étape avait été franchie en Occident qui rapprochait un peu plus les gouvernements d’un passage à l’acte exterminateur contre leurs concitoyens. On en était encore à une phase passive, mais l’attitude était déjà implacable, fière et sûre de ses raisons."

    "La presse politique n’espère pas persuader un lectorat éloigné de ses idées d’en changer. Elle s’adresse à un public déjà convaincu, auquel elle offre uniquement les moyens de renforcer sa conviction, en faisant pour lui le travail d’interpréter les événements qui se produisent dans le sens de cette conviction. Un journal politique est choisi par le lecteur pour consolider l’idéologie qui leur est commune. La même chose vaut pour l’ensemble de la littérature engagée, qu’il s’agisse de pamphlets ou de libelles. Ceux-ci ne sont le plus souvent pas lus de ceux qui ne partagent pas leurs idées. Ils sont des outils de renforcement de la conviction chez les partisans et les indécis qui ont déjà commencé de s’orienter dans le même sens. En toute rigueur, la propagande ne propage pas, elle intensifie ce que l’idéologie a propagé par d’autres moyens. [...]
    Pour instiller de nouvelles idées à ceux qui ne les avaient pas déjà, la propagande doit se masquer, prendre par exemple le visage d’une «  presse d’information générale » à visée objective, d’un essai savant, d’un manuel, d’une publicité innocente, ou, mieux encore, renoncer purement et simplement à être propagande pour se ramener à une idéologie inconsciente d’elle-même, ce qui est fréquent notamment dans l’institution scolaire. Le seul cas où la propagande parvient à s’imposer à des esprits qui n’y sont pas prédisposés est celui de l’endoctrinement infantile. Mais il suppose, pour s’exercer, que l’autorité ait déjà réussi à s’installer par des voies idéologiques plus naturelles. La possibilité n’est pas établie d’un endoctrinement d’adultes, le «  lavage de cerveau », sinon à l’intérieur de milieux confinés et pour la seule durée du confinement."

    "Noam Chomsky a développé l’argument d’une fabrication du consentement par la propagande. Les gouvernements, au moyen de déclarations mensongères et de pressions, et les élites économiques, au moyen du contrôle des médias par la publicité et de l’achat des intellectuels par des subventions, s’organiseraient avec succès pour manipuler ensemble l’opinion. Sans contester l’étendue de ces pratiques, du reste dénoncées en partie par Dwight Eisenhower, toujours président des États-Unis, au travers de la notion de «  complexe militaro-industriel », rien ne permet d’affirmer ni qu’elles soient systématiquement concertées, ni qu’elles soient assez puissantes pour déterminer l’opinion. Cette théorie surestime la propagande et sous-estime l’idéologie. La vénalité supposée des journalistes et des intellectuels ne suffit pas à expliquer leur assentiment ; et s’il est vrai que les annonceurs sont réfractaires aux organes de presse qui véhiculent des idées opposées à leurs opinions, ils sont néanmoins tenus d’atteindre le public où il se trouve, c’est-à-dire dans l’audience de médias conformes à ses opinions. Si bien qu’au bout du compte, la propagande joue son rôle, mais dans le cadre et les limites de l’idéologie déjà dominante auprès du public, sans qu’elle puisse la créer ou s’y soustraire."

    "L’«  historicisme » pense l’Histoire selon un parcours orienté positivement, depuis une nature originelle réputée chaotique ou violente, jusqu’à un ordre final, réputé rationnel ou civilisé. Cette notion est plus qu’idéologique, elle est ontologique. Elle engage l’identité dans un rapport qui n’est pas universel au temps. La plupart des sociétés ont éprouvé le temps d’une manière toute différente : les unes comme un parcours orienté négativement («  l’archaïsme »), d’une émergence miraculeuse à la décadence ; d’autres comme un parcours cyclique, produisant l’éternel retour des mêmes états ; d’autres enfin comme un état dense attendant une sortie imminente hors du temps (le «  millénarisme » ou le «  messianisme »).

    Ces ontologies se distribuent entre les cultures et contribuent pour beaucoup à les caractériser. L’historicisme appelle à toujours évoluer, l’archaïsme à préserver au mieux l’acquis, le messianisme à se préparer sur l’heure à tout abandonner, l’éternel retour à accompagner le rythme du temps. L’attente millénariste de la fin du monde s’était profondément affaiblie avec la laïcisation, se convertissant partiellement en socialisme utopique ; sa version apocalyptique, quant à elle, se reconfigurant plus tard en catastrophisme écologique, à compter de la menace nucléaire liée à la guerre froide. Le bouddhisme est une illustration de la pensée cyclique : le temps, destruction et régénération, produit en spirale des réincarnations toujours recommencées, jusqu’à une éventuelle sortie hors du temps. L’archaïsme, désir de ressourcement (archè, la source), relève de sociétés qu’une pudibonderie suprématiste hésite aujourd’hui à appeler «  primitives », faute d’en apercevoir la sagesse. Fixés sur le «  progrès », les modernes interprètent péjorativement la reconnaissance d’une précarité des choses, la volonté de se tenir proche d’un état premier qui ne se laisserait pas reconstituer s’il venait à disparaître. Les «  primitifs » refusent de réduire leur communauté à un objet profane que l’on fabriquerait ou réparerait à sa guise. Ils la traitent en réalité sacrée, vénérable, exigeant l’effort permanent de sauvegarde que symbolise le rite, cette répétition des gestes originaires qui l’ont extraite du néant.

    Ces conceptions contraires, dont dépendent des manières distinctes d’habiter le monde, possèdent pourtant l’étrange vertu de s’entremêler partiellement. La modernité est née de la Renaissance, aspiration expressément archaïsante à retrouver la vérité des sources antiques. C’est seulement au terme de ce retour, qu’elle s’est lancée éperdument dans la direction inverse de la flèche. Malgré sa nostalgie du second Reich, le nazisme était historiciste, puisque le futur est pour lui très supérieur au présent."

    "Hitler entendait rivaliser avec les deux formes préexistantes d’historicisme en s’appropriant leurs armes. Il retenait du bolchevisme la volonté socialiste révolutionnaire, comme la forme autoritaire du Parti unique. Il empruntait au libéralisme l’investissement privé et le principe de hiérarchie7. Il adoptait leur militarisme commun. Leur opposant uniquement le primat de la lutte raciale, il partageait leur vision du temps."

    "Les outils usuels pour regrouper ou distinguer entre eux ces trois historicismes, la notion de «  religions séculières » ou celle de «  totalitarisme », entraînent des difficultés. La première est que les religions proprement dites ne sont jamais historicistes. Une sorte d’illusion d’optique a conduit de nombreux auteurs à projeter l’historicisme moderne sur les religions judéo-chrétiennes qui sont toutes en attente d’un événement qui n’est produit ni par l’Histoire ni à l’intérieur d’elle, et qui admettent des cycles de construction/ décadence ou de faveur/retrait de Dieu8. Leur eschatologie n’est pas progressive mais apocalyptique. Ni le nazisme, ni le bolchevisme, ni le libéralisme ne constituent à cet égard des religions sans Dieu.

    Le retrait du religieux se signale au contraire en Occident par l’entrée dans une conception nouvelle et linéaire du temps. Lorsque les trois idéologies modernes célèbrent les régimes qu’elles préconisent respectivement en les revêtant des atours du sacré, elles n’en deviennent pas pour autant les héritières. Alors que toute religion fixe une borne aux décisions humaines, les idéologies modernes n’en tolèrent aucune. Elles entendent poursuivre sans entrave des valeurs mondaines dont le religieux réclamait l’abandon. Au point de vue messianique antérieur, le temps profane transitoire se réduisait à une mise à l’épreuve et à une occasion d’adopter ici et maintenant des valeurs universelles opposées à celles du monde profane. Mais comme les idéologies modernes ne considèrent que des institutions religieuses décadentes, entièrement inscrites à leur tour à l’intérieur du temps profane, elles tentent de les combattre, de les instrumenter ou de s’y substituer.

    Les trois historicismes réclament assurément une foi, mais la foi ne fait pas la religion qui demande autre chose et davantage."

    "L’historicisme est une des causes décisives de la laïcisation moderne. Le sens de l’évolution étant fixé et connu par avance (alors que les décisions de la Providence sont impénétrables et changeantes), l’injonction morale aux individus, qui reste un aspect essentiel de toute praxis religieuse, devient superfétatoire. Le libéralisme admet que le progrès économique est si peu dépendant de la moralité individuelle, qu’il s’appuie entièrement sur les passions grâce à la main invisible qui les harmonise spontanément. Le matérialisme historique assure que la révolution est rendue matériellement inévitable par la logique dialectique de la nature, sans qu’une construction morale du prolétaire en soit le préalable."

    "Des difficultés analogues atteignent la notion de «  totalitarisme », censée permettre le regroupement des deux historicismes autoritaires par opposition à l’historicisme libéral, au lieu de s’en tenir à leur communauté la plus évidente qui est le rôle du Parti unique et la disparition d’un droit protecteur des libertés. Cette catégorisation aboutit à sous-estimer l’étendue du contrôle social exercé par l’état-nation bureaucratique libéral, qui est pourtant loin de se restreindre à la seule sphère publique. Sa législation structure toutes les organisations privées, de la famille aux entreprises et aux associations. Elle s’étend à l’éducation qui est obligatoire et uniformisée, comme à la surveillance des mœurs. La réglementation de l’entreprise impose des formes de collaboration étroitement codifiées, et la soumission à des systèmes hiérarchiques. Sur le plan idéologique, elle combine nationalisme et consumérisme, qui y font l’objet de propagandes particulièrement massives. De sorte que ce n’est pas tant le champ de l’autorité qui est en cause, puisque dans tous les cas la «  totalité » de la société est recouverte, que les modalités d’exercice de l’autorité, distinction qui paraît retirer sa pertinence au concept de «  totalitarisme ». La différence se place davantage entre les systèmes autoritaires prohibant le débat public, et les systèmes libéraux garantissant l’expression des opinions et des initiatives, et limitant par des recours judiciaires l’exercice du terrorisme d’État : une société dans laquelle un recours judiciaire contre ses dirigeants peut-être efficace ne passe jamais pour «  totalitaire »."

    "La Révolution française avait proposé le modèle canonique de l’historicisme. Sa lente stabilisation en république progressiste, au terme d’une évolution extrêmement violente, consolidée par un état de guerre prolongé, reste une référence tant pour l’Union soviétique que pour le Troisième Reich."

    "La voie juridictionnelle dit le droit à l’issue de l’analyse de la cause dont un tribunal est saisi. Les juges se prononcent au vu d’une pluralité de sources. Elles comprennent la loi écrite, mais aussi la coutume, les analyses des experts (la doctrine), la cohérence avec les cas analogues (la jurisprudence), le raisonnement fondé sur les principes généraux du droit, l’équité, ou d’autres sources encore. Le droit y est une réalité objective recherchée à l’occasion de chaque procès, et qui ne peut être déterminée d’aucune autre manière. Il est possible d’étudier le droit et de l’enseigner, non de connaître ses conclusions par avance. Il ressemble davantage à la médecine qu’aux mathématiques.

    Au contraire, la conception législative définit le droit comme l’expression d’une volonté souveraine dont la décision de justice n’est que l’application aux circonstances particulières. Elle déduit logiquement ses conclusions de règles formulées par la volonté légitime. Le débat judiciaire se limite à établir les faits, à les qualifier selon les critères de la loi, et à interpréter l’intention de l’autorité d’après la jurisprudence. Les juges s’interdisent de rechercher une justice qui serait objectivement formée par une pluralité de facteurs dont la législation ne serait qu’un élément parmi d’autres. Le droit étant ainsi posé, plutôt que constaté, on appelle cette conception «  positiviste ».

    Le positivisme juridique, qui s’est toujours présenté comme l’expression de la raison, adresse trois reproches principaux à la conception juridictionnelle : son caractère statique et conservateur, son imprévisibilité, et le risque d’un gouvernement des juges. Or, indépendamment de la nature contradictoire des deux premiers griefs (un système statique ne pouvant par définition être imprévisible), si un système juridictionnel est incontestablement stable, il se développe et se modifie inéluctablement avec l’évolution de la société et des idées, ce qui n’est pas nécessairement le cas d’un système législatif. La structure même qui le rend dynamique est aussi celle qui interdit en pratique la possibilité d’un gouvernement des juges. Sa grande caractéristique est, en effet, d’être acentrique et de ne pouvoir donc être contrôlé par quiconque. Chaque instance est contrainte par chaque autre, étant tenue d’anticiper dans son propre fonctionnement les réactions de toutes les autres : le législateur anticipe l’interprétation donnée de sa volonté par les juridictions et par les justiciables (qui pourraient la faire entrer en désuétude dès sa promulgation) ; les juridictions inférieures anticipent la probabilité de révision de leurs décisions par les juridictions supérieures ; les juridictions supérieures anticipent l’appréciation de leurs décisions par la doctrine ; les auteurs de la doctrine anticipent l’impact de leurs travaux sur les juridictions ; et les justiciables anticipent dans leur comportement les décisions de justice auxquelles ils risquent de se heurter. Ainsi, le droit évolue constamment par la contribution continue de toutes ses parties prenantes, échappant toujours au commandement exclusif de l’une d’entre elles, y compris le législateur. Le seul moyen dont l’autorité dispose encore de s’emparer du système pour le conformer à sa volonté, est de violer ouvertement les procédures et de terroriser les juridictions afin qu’elles répondent à ses injonctions. Dans un tel cas, même la simple apparence d’un ordre juridique cesse d’être préservée.

    Hobbes croyait en une nature humaine uniforme, rapportée aux appétits et aux volontés. L’individu était invité à fonder l’organisme social en abdiquant son pouvoir à l’instant de son exercice, pour le confier au prince. C’est une pensée de la force contrainte, hiérarchiquement et unitairement structurée, destinée à mettre fin aux guerres civiles, une ambition qui est aussi celle du nazisme. Elle est également une pensée de la science, séparée de la religion, et destinée à s’imposer au droit comme à la morale. Il s’agit d’un autre point commun, même si la science paradigmatique hitlérienne est la biologie, plutôt que la physique mathématique déductive de Hobbes. Hitler – nous l’avons remarqué plus haut – est un positiviste au sens d’Auguste Comte, sûr des vérités absolues que la science, chez lui raciale, découvre derrière les phénomènes historiques18. Il est également un positiviste juridique au sens de Hobbes, estimant que la loi, identifiée au commandement de l’autorité légitime, est l’unique source du droit. La doctrine autoritaire de Hobbes n’avait pas rencontré de succès dans une Angleterre désireuse de se soustraire à l’absolutisme. Son abondante postérité intellectuelle se situa sur le continent, en particulier en France et en Allemagne.

    Les limitations politiques imposées au souverain ou à son gouvernement par un droit juridictionnel sont considérables. La législation est encadrée par un droit qui lui est préalable et conditionne toute transformation qu’elle souhaiterait introduire. Il faudra un demi-millénaire aux monarques pour s’en libérer, grâce à des clercs désireux de servir leurs intérêts. La France était devenue championne de la conception positiviste, non à la seule Révolution, mais déjà sous l’absolutisme. Louis XIV, qui avait déclaré être l’État, en concluait logiquement qu’il était habilité à modifier librement l’ordre de succession au trône, en y incluant ses enfants illégitimes. La violence positiviste commençait de s’imposer au droit."

    "L’insurrection américaine créa une situation nouvelle. L’Indépendance semblait balayer, avec la couronne britannique, toute loi fondamentale, alors que n’existait localement aucun ordre juridique commun aux populations. On inventa le «  pouvoir constituant ». Se fondant sur une conception a priori de la nature humaine, il prétendait engendrer à lui seul une «  hiérarchie des normes », s’enchaînant logiquement les unes sur les autres. On assistait à la création absolue du droit par la voie révolutionnaire ; un droit qui pouvait se ramener, en principe, à l’acte constituant dont tout dérivait. Mais tandis que les États-Unis réintroduisirent ensuite, autant qu’ils le pouvaient, les conceptions juridictionnelles du Common Law, la France s’employa à les éliminer.

    L’assemblée législative conférait au gouvernement tous pouvoirs utiles à la conduite des affaires dans le contexte d’une crise. Ce fut la Terreur. Prétendant réinstaurer la dictature romaine, qui était pour sa part étroitement encadrée, la Convention confia par la loi au Comité de Salut Public le pouvoir de décréter sans retenue toute disposition."

    " [Carl Schmitt] se saisit de la constitution comme un soudard d’une fille. Partisan d’un État nationaliste, autoritaire, militaire, il avait décidé que la constitution de Weimar, qui avait justement été élaborée pour interdire de telles orientations, s’y adapterait de quelques traits de plume, pourvu que se trouvât un commanditaire. Il aurait préféré que ce fût la Reichswehr ou le Maréchal-Président Hindenburg.

    Car Schmitt n’était pas exactement nazi. Parti d’une posture catholique contre-révolutionnaire à la manière de Donoso Cortés, mais ultra autoritaire, il était devenu fasciste. Il souhaitait soumettre les pleins pouvoirs au plébiscite pour qualifier de «  démocratie » la dictature qu’il appelait de ses vœux. Celle-ci aurait pratiqué le dirigisme économique et dominé l’Europe centrale. Il aurait personnellement combattu la pensée libérale, incarnée par une bourgeoisie parlementariste, encline à préférer le compromis à la guerre. Ce programme n’impliquait pas pour lui une politique de purification raciale, alors que l’on pouvait se contenter d’écarter politiquement «  l’esprit juif » confondu avec la pensée libérale. Ayant, par ambition, suggéré les moyens d’adapter à Hitler les formules de pleins pouvoirs préparées pour Hindenburg, puis salué les lois de Nuremberg comme la «  constitution de la liberté », il devint un bref moment le pape du droit dans le Reich, avec le soutien de Göring, Goebbels et surtout de Frank, le ministre de la Justice qui voulait en faire son secrétaire d’État. C’était compter sans Himmler qui, non seulement estimait toute cette cosmétique inutile puisque l’on pouvait à présent gouverner par décret et démettre les juges récalcitrants, mais surtout avait détecté chez Carl Schmitt un nazisme de pur opportunisme, encore infecté de catholicisme, et dont le banal antisémitisme n’était pas exterminateur. Pour manifester son allégeance, Schmitt organisa un colloque sur la déjudaïsation du droit. On lui envoya des juristes SS pour l’interroger sur la déchristianisation du droit. Himmler lui signifiait ainsi sa disgrâce."

    "Tout ce que Schmitt était capable d’établir est qu’un régime parlementaire n’est pas absolument démocratique, puisqu’il prive structurellement les citoyens de se gouverner directement eux-mêmes. Mais il était spécieux d’en tirer l’idée qu’il est aussi peu démocratique qu’un système qui a pour but d’exercer son pouvoir sans limites sur des gens auxquels on demande une seule fois pour toutes d’approuver leur dépossession.

    La légitimité démocratique peut être revendiquée par une diversité de régimes. Il reste néanmoins illogique d’accorder cette revendication à des systèmes qui ne maintiennent ni le pluralisme ni n’accordent la moindre garantie de sécurité aux personnes se trouvant en désaccord avec le gouvernement ; car ce qui caractérise le demos est avant tout d’être divers. La plupart des régimes modernes souhaitent réduire cette diversité, l’État parlementaire par l’enseignement public et les péréquations économiques ; l’État nationaliste en tentant d’agréger la population en une Nation ; ou l’État communiste en éliminant des catégories sociales. On ne saurait pourtant l’abolir ou la négliger sans heurter de front l’essence même du principe démocratique."

    "Le militarisme, qui vise à fusionner la société et l’armée, concerne principalement des sociétés «  républicaines », qui ne font pas de l’armée un corps séparé, mais se prêtent à sa hiérarchie. La Rome classique en dessina le modèle : le citoyen s’y identifiait au légionnaire, volontairement soumis à une discipline de fer, mais traité par les officiers avec un respect soucieux de sa vie et de sa personne. [...]
    La présence de castes et de divisions segmentaires est un obstacle au militarisme, mais l’égalitarisme l’est davantage. Il faut que l’emploi des masses soit décisif et les armements compatibles, faute de quoi le militarisme est dépourvu d’objet. Mais il faut en outre que les masses acceptent de se plier à la hiérarchie jugée indispensable à l’efficacité des armées.

    Or, c’est précisément le caractère le plus visible des sociétés modernes en Occident que d’être stratifiées et inégalitaires. Elles ont abandonné les divisions en «  ordres » pour se répartir en formations plus ou moins hautes sur une échelle d’éducation et de fortune. Les individus sont habitués, qu’ils travaillent dans une entreprise ou dans l’administration, à passer leur vie civile sous un encadrement hiérarchique. Ils s’y intègrent au long d’un apprentissage au sein d’établissements d’enseignement qui les soumettent au même principe : le savoir est transmis par ceux qui en obtiennent l’autorité, et n’est acquis que par ceux qui en acceptent la discipline. L’individu s’élève dans le système éducatif selon une procédure analogue à celle de l’entreprise, la bureaucratie ou l’armée, par phases et en vertu d’un jugement de mérite porté par la hiérarchie. Un savoir fondamental est imposé comme étant le minimum exigible d’un citoyen, d’un collaborateur, d’un fonctionnaire ou d’un soldat. L’absence de ce palier est sanctionnée par le confinement aux tâches les plus humbles. Le reste dépend des capacités évaluées par l’autorité compétente."

    "Les Nations devinrent des êtres militaires, aspirant à la guerre et lui consacrant le gros de leurs moyens. De même que le soldat-citoyen français s’était d’abord voué à être le champion d’une lutte mythologique qui ne s’interromprait qu’à la mort du dernier roi en Europe, le soldat prussien apprit peu à peu à être un membre d’un immense organisme solidaire, qui se sentait l’appétit d’un empire sans limites. Un désir de guerre se répandit dans la philosophie et la littérature. Il ne s’agissait plus d’un éloge de la prouesse où la galanterie pouvait tenir encore sa place, mais d’une frénésie sacrée, sans précédent dans l’histoire occidentale, animée par la volonté de gagner chacun son identité personnelle par une fusion mystique et passionnée dans une totalité humaine farouche et fraternelle. Hegel estimait que l’État devait opérer le sacrifice sanglant de la contingence individuelle pour l’élever à l’universalité rationnelle de la loi, à travers la contemplation de la mort. Mais il pensait encore, avec Clausewitz, qu’elle resterait instrumentale, une «  continuation de la politique par l’immixtion d’autres moyens ». Ils ignoraient l’un et l’autre qu’elle pourrait se choisir un autre maître, qui ne serait par lui-même ni la loi ni l’État, mais l’idéologie nationaliste plaçant à son service toutes les institutions."

    "Dostoïevski écrivit sa louange de la guerre. Après Kipling, esthète de la guerre des Boers, D’Annunzio nourrit le fascisme du rejet des valeurs médiocres du commerce, de l’argent et de la paix civile, magnifiant la transcendance héroïque face à l’abaissement économique, et la communion des martyrs face à l’égoïsme. Le nazisme est aussi né d’un monde dont les penseurs les plus profonds et les meilleurs artistes traitaient la donation collective de la mort en condition de la grandeur de l’humanité52.

    La guerre devenait une nécessité existentielle qui n’était pas réservée aux héros. Ne pas s’y engager était interprété comme une féminité, une lâcheté, une trahison, une faute inavouable. Plébéiens et bourgeois, catégories auxquelles il avait toujours été interdit de tuer, se trouvaient investies du pouvoir magique de donner légitimement la mort, un privilège réservé, il y a peu, aux magistrats, aux nobles et aux rois, de nature à potentialiser leur existence, mieux qu’un quotidien incertain, obscur, où il se trouvait toujours quelqu’un pour les remettre à leur place, par son allure, sa fortune ou sa culture supérieure. La guerre était maintenant un exercice de dignité. Elle possédait aussi, au moins au jour de sa déclaration, cette puissance mystérieuse d’envoûtement qui abolit soudain les distances entre les habitants d’un même pays, les saisit dans l’enthousiasme de la fête, une communion unique que plus d’un vétéran de 1914-1918 espéra vivre à nouveau. Réciproquement, la défaite n’était plus celle des élites, mais une tragédie personnelle, la perte d’une énergie vitale. Quand on avait tant donné à l’être collectif que l’on admire d’un amour filial, il ne restait qu’un moyen d’honorer le sacrifice consenti par des millions de compagnons : expulser comme un corps étranger les traîtres soupçonnés de ne s’être pas intégrés dans le tissu vivant de la Nation, pour se relever jusqu’à la victoire finale."

    " [Sans la bureaucratie] Le projet nazi eut été entièrement chimérique. Or, la bureaucratie s’ancrait sur la plus occidentale de toutes les institutions modernes : l’entreprise.

    Hegel et Marx avaient été les premiers à comprendre la bureaucratie, non en développement de l’action administrative des gouvernements, mais comme un mode d’organisation propre aux entreprises. Selon sa définition classique, la société civile est le terrain normal de la guerre de tous contre tous. Il est donc naturel que l’entreprise, instrument de la guerre économique, ait emprunté aux armées leur mode d’organisation, en se dotant d’une hiérarchie de combat, exprimée en termes stratégiques.

    L’entreprise étant plus libre que l’État envers les hérédités sociales, elle pouvait mieux que lui faire passer les impératifs de l’action avant le choix des personnes. Alors que la politique persistait à accorder toujours un privilège au «  qui » par rapport au «  pourquoi faire », la bureaucratie d’entreprise pouvait se focaliser sur l’action et demeurer indifférente aux personnes, au moins hors des organes limités de sa direction générale. Son but était simple et fixé d’avance : maximiser les profits du capital investi. Elle pouvait donc se structurer rationnellement, accorder le primat à l’expertise, et encadrer ses employés d’une manière analogue à une armée, avec pour seule exigence l’exécution des instructions reçues. Sa chaîne de commandement prenait la forme d’un triangle où le dirigeant dispose seul de la vision la plus large du champ de bataille contre la concurrence, chaque niveau inférieur correspondant à une restriction de l’angle de vue, et venant déterminer, par le jeu des spécialités techniques, la micro-application d’un plan d’action qui ne conservait son sens qu’au niveau le plus élevé. Le programme stratégique n’était soumis qu’à l’approbation du conseil d’administration, représentant les actionnaires. La combinaison de la discipline, de la compétence et du dévouement, devenait le facteur de l’élévation dans la hiérarchie et donc sur l’échelle des revenus, le manquement étant sanctionné par le chômage. La bureaucratie d’entreprise était pour ce motif anempathique. Elle ne prenait pas en compte par elle-même les effets de la perte d’emploi sur la personne des employés. L’entrepreneur restait réputé le preneur ultime des risques qui sont monétaires. Lui et ses actionnaires étaient les principaux intéressés à la victoire ou la défaite. Ils ne devaient rien d’autre à leurs employés que la rémunération négociée ou imposée de leur travail, dans le respect des lois sociales. Tandis que la preuve de la justesse de leur vision était établie par ses résultats financiers, ils étaient censés ne pouvoir faire tort à quiconque, étant seuls pourvoyeurs de l’emploi, une denrée rare qui n’aurait pas existé sans eux et dont l’interruption n’entraînait pas, en général, mort d’homme.

    La taille de la bureaucratie d’entreprise était, en principe, minimale, puisqu’il est de l’intérêt des actionnaires de réduire les coûts que la structure administrative génère. De même, le niveau des salaires était considéré comme optimal, dès lors qu’il restait assez bas pour ne pas déprimer l’offre d’emploi, et que l’interférence de la puissance publique ou des syndicats n’empêchait pas la réduction de la masse salariale en cas de contraction des marchés. Dans ces conditions, le succès de la bureaucratie d’entreprise en faisait un modèle idéal en retour pour l’action politique. Elle avait été identifiée par M. Weber et par H. Kelsen comme la forme normale du gouvernement administratif libéral de la République de Weimar. Elle serait aussi la source du Führerprinzip.

    La bureaucratie administrative fut calquée sur la bureaucratie d’entreprise qui, elle-même, s’était inspirée de l’organisation militaire. La totalité des états-nations occidentaux se dotèrent au plus tard au XIXe d’une bureaucratie pour accomplir leur mission de pourvoyeurs d’équipements collectifs et de garants de l’ordre public. Les infrastructures de transport et d’urbanisme, ainsi que les services scolaires, sanitaires, militaires, policiers et judiciaires, furent confiés à ces organisations expertes et disciplinées, qui firent pour la plupart l’apprentissage de leur application à grande échelle dans le cadre de la colonisation.

    Les empires avaient déjà conçu, dès le XVIIe siècle, alors que l’entreprise moderne était à peine naissante et dépendait encore de l’initiative publique68, un système d’articulation de la bureaucratie d’entreprise et de la bureaucratie d’État, en confiant tout ou partie de leur domaine colonial à des compagnies privées pourvues d’attributs souverains. Cette expérience leur fut d’un grand secours au moment d’étendre la bureaucratie aux territoires métropolitains. Alors l’État commença de réintégrer les bureaucraties coloniales dans sa propre administration directe.

    La bureaucratie, sans se donner expressément une ambition socialiste, mais en réalisant néanmoins une part du programme socialiste, se développa ainsi, surtout en Autriche-Hongrie, en Russie, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France. Les gouvernements y découvraient un moyen consensuel de s’adapter au monde moderne, par l’élévation systématique du niveau éducatif et sanitaire des populations, cumulé au développement des grands équipements.

    La Première Guerre mondiale permit de mesurer combien sa puissance était devenue énorme. Les belligérants avaient unanimement cru en une guerre courte. On avait pensé que les munitions s’épuiseraient en quelques mois et que la mobilisation générale priverait rapidement les armées des indispensables ressources de l’arrière. Il n’en fut rien. La bureaucratie était désormais capable de réorganiser la production et les transports d’un pays entier, de mobiliser des paysannes dans les usines, de transférer les instruments financiers à l’État, de créer de toutes pièces un système hospitalier de masse, et de prolonger les opérations autant que nécessaire. L’enjeu politique essentiel du futur serait donc le contrôle de la bureaucratie, seul intermédiaire capable désormais d’imposer une volonté à la société entière, même aux entreprises."
    -Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, Paris, Éditions du Toucan, 2014.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Jean - Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale Empty Re: Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 5 Fév - 18:00


    "Les composants idéologiques identifiés ont-ils un autre point commun que leurs affinités ? La réponse est positive, mais demande un effort de langage, tant nous sommes impréparés à l’apercevoir. Ils sont tous antagonistes au sens, non pas où ils ont des adversaires qu’ils contredisent, ce qui est le cas général de toute prise de position, mais au sens où l’opposition à des hommes les structure. Toute idée engage à disputer contre d’autres idées qui sont incompatibles avec elles et, plus généralement, toute détermination est une négation, comme dit Spinoza. Ce qui caractérise spécifiquement l’idée antagoniste est de se construire, non en vue d’une finalité propre et en un contraste naturel avec des idées concurrentes, mais en opposition proactive à des groupes humains qui représentent pour elle une altérité qu’elle vise à combattre.

    Considérons le nationalisme. Il dérive l’identité sociale primaire de l’individu de son appartenance à un groupement humain réputé substantiel se comportant en rivalité avec tout groupement homologue. Quand même il serait un immigrant de fraîche date, le nationaliste se tient pour enfant d’une lignée à la lutte permanente de laquelle il doit participer. La rivalité entre Nations revêt une modalité primordialement militaire. Les activités qu’elles poursuivent en temps de paix s’expriment aussi en termes stratégiques, qu’il s’agisse d’échanges économiques, de rayonnement culturel ou de compétitions sportives. À la différence du membre d’une association, celui d’une Nation lui doit davantage qu’il ne reçoit d’elle, à commencer par sa propre vie, la Nation étant linguistiquement définie comme ce qui lui a donné naissance. La reconnaissance de cette dette vitale contractée auprès des pères mythiques ou de ceux qui sont morts au combat, constitue la vertu du «  patriotisme ». Elle s’exerce matériellement dans les guerres, rendues inévitables par la rivalité entretenue entre Nations. Elle s’exerce symboliquement en temps de paix, par une révérence rituelle envers le drapeau et l’hymne national. La taille de la communauté nationale est le plus souvent considérée insuffisante si l’extension envisagée est obtenue par prédation, et excessive si elle résulte d’une fusion paritaire avec d’autres Nations. Des territoires additionnels même désertiques ou coûteux d’entretien sont en général recherchés, s’ils réduisent le champ de propagation des autres Nations. Le nationalisme s’interdit toute forme de coopération extérieure qui n’aurait pas pour conséquence d’accroître l’influence exercée sur d’autres Nations, ou de se libérer d’une domination subie. L’attaque ou la défense contre l’autre, par les voies civiles ou militaires, est sa raison d’être.

    Il importe de comprendre que cette structure antagoniste n’est pas universelle dans les communautés humaines, mais naît d’un désordre cognitif qui s’installe dans des situations historiques particulières. Il est naturel de construire des projets et de lutter contre les obstacles parmi lesquels, bien entendu, se trouvent fréquemment d’autres hommes. Mais il n’est nullement naturel de fixer ses intentions en opposition primordiale à autrui. On peut souhaiter construire une maison pour d’autres motifs que de priver ses voisins du paysage ou les rendre jaloux. On peut, de même, lutter activement contre les cambriolages sans avoir pour visée primaire une fraction de la population, fût-elle réputée encline à commettre des larcins ; car il reste raisonnable d’identifier les actes que l’on entend éviter en les associant aux individus qui les commettent, plutôt que de désigner des groupes indénombrables comme en étant responsables. Le combat militaire ou la résistance armée contre un envahisseur ne relève pas non plus nécessairement de l’Antagonisme.

    L’Antagonisme ne se déploie pas en simple élargissement de l’égoïsme infantile, de la préférence familiale ou du chauvinisme local, comme le nationalisme l’affirme. Les familles tendent au contraire à s’agglomérer naturellement en villages pour bénéficier de plus larges possibilités de coopération. Les villages eux-mêmes, sauf en de rares circonstances pathologiques, ne cherchent pas à s’éliminer l’un l’autre ou à s’approprier de toutes les manières possibles les actifs des autres villages. De nombreux types de communautés autonomes se sont historiquement agrégés en ligues, confédérations ou en vastes zones de coopération étroite, quitte à y sacrifier une part décisive de leur indépendance. Sauf les Nations, qui ne consentent au regroupement que sous pression stratégique impérieuse, préférant, même alors, des modes de coopération sous-optimaux, pourvu qu’ils préservent leur souveraineté. Si une coopération pleine et entière a lieu entre elles, alors la Nation en tant que telle a cessé d’exister, en dépit des efforts contraires du nationalisme.

    La Nation n’est certes pas la seule forme politique belliciste, mais elle l’est davantage que toute autre, du fait qu’elle n’est pas définie par son seul régime, ou ceux qui le contrôlent, mais par l’identité de sa population. Les empires en tant que tels ne sont pas contraints de prendre pour cible des peuples étrangers au seul motif que leur identité est distincte, leur but exclusif étant de contrôler l’espace qu’ils s’assignent. Les royautés exercent leur rivalité en utilisant les ressources humaines qui leur sont assujetties, sans être motivées par l’identité de ces ressources qui sont, jusqu’à un certain point, substituables. Elles peuvent donc plus aisément se contenter d’engagements limités. Les plus petites communautés politiques, si elles ne sont pas à l’abri de tendances hégémoniques, n’ont pas de raison particulière d’être en guerre larvée contre leurs voisines, surtout si les populations parlent la même langue, adoptent les mêmes confessions, disposent du même régime et du même niveau de développement, et se savent une longue histoire commune. Leurs conflits se restreignent souvent aux enjeux plus objectifs, tels que leur croissance démographique, un soudain déséquilibre des ressources, ou le risque d’alliance de certaines d’entre elles avec des puissances impériales périlleuses.

    La Nation est, pour sa part, contrainte en permanence à s’identifier. Il lui est nécessaire de se distinguer, en tout, par des caractères nationaux, parfois difficiles à découvrir ou inventer. Elle repose sur une culture de la différence qui travaille les éléments homogènes pour les séparer. Les différences extérieures sont magnifiées par des récits historiques opposant des populations ayant pourtant un passé commun. Les différences intérieures sont inversement niées par d’autres récits effaçant l’hétérogénéité des éléments ; et lorsque celle-ci demeure trop visible pour être déniée, un processus d’expurgation a lieu, qui prend la forme de l’expulsion ou de la création de castes visant à contenir le résidu étranger, le corps de la Nation devant constituer seul et tout entier le corps politique qui la dirige.

    L’intégrité du corps de la Nation exige identification biologique et défense immunitaire. L’étranger qu’elle n’a pas suffisamment intégré à son goût est perçu comme un danger constant de «  cinquième colonne » au profit d’autres Nations, ce qui déclenche périodiquement des réactions auto-immunes au cours desquelles la Nation s’autodétruit, par des guerres civiles, des persécutions, des ostracismes ou des amoindrissements de toutes sortes. Comme je l’ai indiqué, la Nation admet cependant la filiation adoptive. Elle accorde à l’immigrant le privilège de pouvoir s’incorporer biologiquement, mais à la condition qu’il se conforme plus parfaitement que ses autres éléments à l’image identitaire que la Nation se donne d’elle-même, notamment en exigeant de lui un patriotisme irréprochable et une participation active à l’effort nationaliste.

    Ce mimétisme interne se cumule à un mimétisme externe paradoxal. Toute Nation étant une menace pour le reste du monde, du fait de sa structure antagoniste, elle tend à provoquer mécaniquement d’autres fusions nationales qui, à leur tour, raffermissent les antagonismes. L’hostilité de chaque Nation oblige les communautés politiques extérieures à s’en prémunir par l’acquisition de systèmes d’armes compatibles, conduisant à l’adoption de modes de production analogues et, de proche en proche, de formes de pensée et d’organisation sociale semblables. Les opposés finissent ainsi par s’assortir à seule fin de se combattre. Si bien que non seulement la Nation vit de l’Antagonisme, mais le nationalisme garantit mieux qu’aucune autre idéologie sa diffusion en boucle.

    Il est superflu de souligner le caractère strictement antagoniste du suprématisme racial, de l’antisémitisme, de l’esclavagisme, du terrorisme d’État, de l’anempathisme, de l’acivilisme, du militarisme ou de l’eugénisme, qui se comprend au premier regard. À peine plus difficile à apercevoir est celui du jeunisme opposant entre elles des catégories d’âges, de l’historicisme opposant des destins condamnés à des destins promis, du populisme opposant des classes sociales plutôt que promouvoir leur coopération, du colonialisme opposant un modèle universel de développement aux diverses populations à assujettir, du propagandisme imposant sans compromis des idées justes aux tenants des idées mauvaises indépendamment des règles de la discussion critique, du positivisme juridique opposant la volonté d’une majorité ou d’une autorité légitime à celles des minorités en écartant l’existence de toute norme d’équilibre plus profonde, de l’autoritarisme opposant la compétence des dirigeants au caractère informe de l’esprit des dirigés, du messianisme que sa transcendance pourvoit d’une autorité a priori contre l’errance du débat naturel, ou du bureaucratisme qui s’oppose à la rétroaction des administrés et des subalternes. Il existe d’autres formes de l’Antagonisme que je n’ai pas listées, jugeant qu’elles n’avaient pas été déterminantes dans le nazisme4. Dans tous les cas c’est l’autre représenté par un groupe, qui est ciblé, non la chose.

    Or si l’Antagonisme est commun à tous les composants des idéologies dominantes en Occident, la question se pose de savoir pourquoi l’extermination a eu lieu en Allemagne et non pas dans les autres pays qui les partageaient en grande partie, par exemple en Union soviétique, en France, en Suisse ou en Australie. L’hypothèse avancée n’est-elle pas si générale, qu’elle priverait l’analyse de toute pertinence ?

    Les composants énumérés impliquent tous l’Antagonisme, mais la réciproque n’est pas vraie : l’Antagonisme n’implique pas le suprématisme racial, qui n’implique pas l’antisémitisme, qui lui-même n’implique pas l’extermination. Une personne non antisémite, voire militante contre l’antisémitisme, peut pratiquer un suprématisme racial virulent, et un antisémite fanatique peut, à l’inverse, demeurer catégoriquement opposé à l’extermination, selon l’état de son idéologie par ailleurs. L’extermination est clairement multifactorielle, bien qu’elle soit d’origine intégralement idéologique.

    Nous devons garder à l’esprit que les composants produisent des effets différents selon les combinaisons dans lesquels ils entrent. En Russie soviétique, le suprématisme racial, l’eugénisme et le nationalisme, étaient présents sous une forme atténuée. L’Antagonisme se fixait de préférence sur le populisme, au contraire hypertrophié au point de conduire à exterminer des classes et des groupes sociaux entiers. La figure impériale héritée du tsarisme était structurée par un colonialisme interne, presque unique en Europe, plutôt que par un nationalisme proprement dit (l’Union soviétique se voulait composée de Nations différentes à la tête desquelles était un Géorgien). À aucun moment il ne fut envisagé de purifier une «  race russe » de ses éléments, par exemple, asiatiques. L’antisémitisme traditionnel, s’il était repris par le régime pour des raisons d’équilibre politique au sein des milieux dirigeants, n’était pas un élément de la propagande. En d’autres termes, l’idéologie soviétique, aussi antagoniste qu’elle fut, n’invitait ni même n’autorisait le régime à investir une énergie considérable à exterminer les juifs ou les tziganes. Il pouvait se consacrer à ses propres massacres."

    "Ces composants ne forment pas la totalité de la culture occidentale. Celle-ci contient aussi des thématiques opposées qui se laissent regrouper, au prix d’une simplification, sous le terme d’humanisme."

    "Le droit admet généralement que je suis responsable de mes actes : si je jette un pot de fleurs par la fenêtre, avec ou sans l’intention de tuer quelqu’un, je suis censé en supporter les conséquences. Il tient aussitôt compte de l’intention, donc du modèle du monde qui m’y a conduit, parce que ce n’est pas du tout la même chose de faire tomber le pot par accident, alors que j’avais seulement l’intention de l’arroser, que d’avoir voulu le faire tomber. Ma responsabilité sera engagée dans tous les cas, mais pas de la même manière. Le droit se montre encore plus subtil en distinguant l’acte accidentel de l’acte imprudent, et celui-ci de l’acte à visée homicide. Pour chaque cas, ma responsabilité sera différente. Le droit tient compte de mon modèle du monde pour déterminer l’intention et la visée. Plus mon acte est conforme à mon modèle du monde et moins il est accidentel, plus ma responsabilité est engagée. Et plus mon modèle produit structurellement des visées maléfiques, plus la qualification est lourde : si mon acte est prémédité, donc s’il a été plus complètement traité par mon modèle, il est considéré plus grave que s’il est le fruit de l’impulsion transitoire du moment. Cela signifie qu’au point de vie juridique, nous sommes responsables de notre modèle du monde en tant qu’il produit des actes ayant des conséquences. Le droit accepte néanmoins d’intégrer à décharge les conditions de la formation du modèle, si elles sont anormales, par exemple mon enfance malheureuse ou l’éducation que j’ai reçue. Il reconnaît enfin qu’un dysfonctionnement du modèle est possible à titre temporaire ou définitif, c’est la théorie de la «  démence », une notion qui est appréhendée très subjectivement."

    "Même si le modèle du monde d’un humain fonctionne comme une machine à traiter de l’information10, ce modèle n’est pas pour autant déterministe. Ses règles produisent très fréquemment des états indécidables, surtout si la situation est radicalement nouvelle. La question passe alors d’un module de traitement d’un certain type, par exemple émotionnel, à un autre, par exemple de type rationnel, jusqu’à ce qu’elle trouve une réponse, selon des circuits éventuellement compliqués. Nous n’avons toujours pas affaire à un «  libre arbitre » inconditionné. L’arbitrage est même de plus en plus soumis à des traitements intenses à mesure que l’indécision perdure.

    Il existe, en dernier recours, une instance ultime de régulation qui consiste, dans les cas les plus difficiles, ceux qui mettent en cause notre identité tout entière, à s’en remettre à un principe général. Ce peut être, et c’est même le cas le plus fréquent, un principe entièrement métaphysique, comme la compassion et l’amour du prochain, ou à l’inverse l’honneur et la volonté de puissance.

    Cette instance est le sens moral. Elle reste interne à notre modèle du monde, comme tous les autres modules qui effectuent ses traitements, mais c’est elle en dernier ressort qui détermine le plus profondément notre personne et son degré plus ou moins grand d’universalisation. Elle est ce par quoi nous sommes en fin de compte le plus nous-mêmes. Elle est notre «  âme », au même sens où l’on parle de «  l’âme d’un violon » par laquelle transite la vibration de toutes les cordes, et aussi au sens où la pensée hellénique parle de psyché, par laquelle tout notre système physique et mental s’unifie en quelque chose qui a un sens. Elle n’est pas l’âme au sens d’une vapeur flottant au-dessus des choses, et habitant un corps qui lui serait extérieur.

    Elle nous permet sans doute de porter des jugements sur autrui, en constatant par exemple que le sens moral a été défaillant chez beaucoup plus de personnes que celles qui ont une responsabilité pénale dans le nazisme. Mais elle est mieux placée, et c’est, en fait sa fonction primaire, pour passer des jugements sur soi. Nous sommes non seulement responsables de nous-mêmes, mais également de l’impact que nous avons sur le modèle et les comportements des autres. Ce que nous sommes, et donc finalement ce que sont nos modèles du monde, influence de proche en proche tous les autres hommes, y compris nos adversaires. Chacun est de cette façon, somme toute assez précise, responsable de tous les autres hommes."

    "Il semble possible de faire remonter certaines prémices de l’Antagonisme exterminateur occidental aux croisades, en fait dès la première (1096-1099). La croisade opère, en effet, la fusion explicite de la défense du christianisme et de l’hostilité militaire face à des monarques seldjoukides pratiquant eux-mêmes une version antagoniste de l’islam. Les valeurs évangéliques étant alors inversées, on rencontre la combinaison suivante : 1) une idéologie suprématiste à l’égard des turcs («  un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons », dit Urbain II) perçus comme des barbares sans Dieu dans le cadre d’une hiérarchie graduée qui inclut juifs et arméniens, distincte de la simple hostilité envers les grecs ; 2) Une visée colonialiste ; 3) Des pratiques aciviles, terroristes, anempathiques et exterminatrices n’épargnant ni femmes ni enfants («  les nôtres, rapporte Raoul de Caen, faisaient bouillir des païens adultes dans des marmites et fixaient des enfants sur des broches et les dévoraient grillés »), différentes des usages de la guerre entre catholiques («  ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles », précise le Pape) ; 4) Un militarisme autoritaire ; 5) Une transition embryonnaire vers l’historicisme par la réédification d’une Jérusalem terrestre permettant une rédemption pas à pas ; 6) Un propagandisme religieux massif ; 7) Des éléments de populisme (en particulier la croisade de Pierre l’Ermite, répondant à l’appel à «  tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres ») ; Cool Des éléments de jeunisme, s’accentuant lors de la croisade dite «  des Enfants » de 1212 ; 9) L’esclavagisme, les Génois poursuivant la traite avec les musulmans ; 10) La judéophobie («  dans la mosquée Al-Aqsa, ils massacrèrent 60 000 personnes. Ils réunirent et enfermèrent les Juifs dans leur synagogue et les y brûlèrent vifs », dit un chroniqueur musulman). Il manque à la nébuleuse ses composantes strictement modernes : nationalisme, positivisme juridique, antisémitisme industriel, suprématisme racial scientifique et bureaucratisme. Jusqu’alors, les grands massacres européens avaient été presque exclusivement des représailles militaires ou des événements localisés. Si la déportation de masse était une pratique antique fréquente en Perse, c’est l’entrée dans l’ère de la colonisation qui marqua l’arrivée progressive d’une ingénierie de l’anéantissement combinée à l’esclavage."

    " [Chapitre 7 : Thérapies cognitives]
    Il pourrait paraître que les territoires d’Occident ayant vu naître un grand nombre des maux qui ont été analysés1, c’est en dehors d’eux qu’une alternative doive être recherchée. Cela se heurterait à plusieurs objections. La première est que les composants idéologiques évoqués ne sont pas le tout des idéologies occidentales, même s’ils ont été longtemps dominants et le sont au moins partiellement encore. La culture européenne et américaine contient de multiples traditions, laïques ou religieuses, qui visent à promouvoir la paix et la générosité entre les hommes, et ne se sont pas toujours et nécessairement perverties en leur contraire. La seconde est que les mondes étrangers à l’Occident ne se sont pas, dans l’ensemble, signalés historiquement comme offrant une option entièrement différente et clairement plus humaine, à l’exception principale de l’éthique chinoise de la guerre. On a pu reprocher même au bouddhisme, qui est sans conteste l’une des voies les plus douces, une ataraxie et une indifférence excessives, le rendant impropre à soulager des injustices flagrantes.

    La troisième objection est que l’idéologie occidentale occupe aujourd’hui largement l’espace de pensée, y compris là où les États occidentaux rencontrent la majorité de leurs adversaires. Désormais, nos contemporains dépendent tous peu ou prou de ses catégories. Quand même certains s’expriment dans des langues qui proviennent d’autres racines, préservant la fragile possibilité d’autres manières de voir les choses, leurs concepts relatifs à la vie sociale et politique se sont occidentalisés partout et dans une proportion significative. Il est sans doute permis de dire que les oppositions actuellement les plus fortes à l’Occident se font dans les termes que ses populations ont elles-mêmes introduits, avec des uniformes calqués sur les leurs, des armes et des méthodes de propagande inaugurées par elles, ou des principes étatistes et nationalistes qui y ont germé.

    Cela n’implique certainement aucun mérite a priori par rapport aux valeurs différentes qui ont auparavant été poursuivies ailleurs, mais cela signifie par contre que toute tentative de s’en libérer partiellement doit se faire aujourd’hui, pour le meilleur ou pour le pire, de l’intérieur du cadre de pensée commun dont nous avons involontairement ou volontairement hérité."

    "Si un humanisme authentique est concevable, il ne saurait évidemment s’accorder à la volonté de puissance, consistant pour certains hommes à en dominer d’autres au nom d’une notion de l’Homme qui soit un reflet de ceux qui l’énoncent, ou d’un sens de l’honneur dont le but soit de s’élever au-dessus des autres hommes. Ses valeurs correspondent plutôt à l’élargissement de la communauté interhumaine, traditionnellement exprimée comme «  compassion » ou «  amour du prochain »."

    "Tu ne feras pas l’Homme à ta propre image.

    Tu combattras les actions adverses et non pas leurs auteurs, et ne désigneras aucun groupe comme étant ton adversaire, dont tu ne peux individualiser les membres.

    Tu agiras sur toi-même pour agir sur la société, par ton comportement plutôt que ton discours, sans n’y combattre rien que tu n’aies combattu en toi-même.

    Tu appartiendras à plusieurs communautés à la fois.

    Tu permettras à autrui de s’exprimer à la première personne du singulier.

    Tu apprendras à connaître celui qui s’oppose à toi mieux qu’il ne se connaît lui-même, comme les idées et l’histoire que vous partagez.

    Tu t’efforceras d’élargir la communauté humaine.

    Tu éviteras d’avoir à agir dans l’urgence.


    Ce sont des règles squelettiques et sans éclat. Elles sont toutes simples et naïves. On pourrait les formuler bien mieux. Leur application entraînerait pourtant le renversement complet de l’Antagonisme. J’ignore si quiconque, confronté à la guerre ou à la domination, a jamais respecté ces principes et si quelqu’un le fera jamais. Ils n’exigent pas le pacifisme, et moins encore la passivité. Mais ils sont de nature à détruire les sources du nazisme et des malfaisances qui s’y apparentent. À cet égard, ils sont peut-être sans concurrence.

    Il va sans dire que l’humanisme, à supposer que ces formulations lui conviennent, ne peut à lui seul résoudre tous les problèmes auxquels les hommes sont confrontés. Mais je crois nécessaire de le placer en premier, en conditionnant tout effort politique, économique, intellectuel ou social que nous ferions par ailleurs, au respect de ses règles. Il ne s’agit pas de «  libertés formelles » qui viendraient masquer l’absence de «  libertés réelles ». Elles forment les premières libertés bien réelles, sans en être le tout.

    Les réalités du siècle de fer, l’absence de pacification après ses guerres mondiales, coloniales, «  de civilisation », comme la déconfiture des valeurs de liberté, égalité, fraternité, promises au XVIIIe siècle, ont démoralisé un grand nombre d’entre nous. On le serait à moins. Or voici que les démoralisés sont devenus moralisateurs. Ne voulant pas admettre que ce que nous déplorons a pour origine des comportements et des pensées qui sont encore les nôtres, nous nous faisons donneurs de leçons. Nous dénonçons chez autrui la présence bien réelle de ce que nous portons en nous. Plutôt que d’agir, nous condamnons les «  actes odieux »- telle est la formule consacrée – commis par d’autres. Dénonciation et condamnation sont presque devenues les modalités principales de l’action politique. Nos gouvernements publient l’un après l’autre des communiqués par lesquels ils dénoncent «  fermement » les guerres, les attentats, les prises de position de leurs adversaires. Nos parlements passent un temps considérable à voter des motions déplorant ou condamnant des faits qui se sont produits ailleurs ou au plus profond de l’Histoire. Ils finiront un jour par dénoncer les Huns. L’attaque infamante ad hominem, pamphlétaire ou soupçonneuse, est par ailleurs, aujourd’hui, le mode le plus habituel de philosopher, la méthode pour débattre des choses étant d’accuser quelqu’un.

    Nous sommes devenus des êtres bien-pensants oscillant entre l’imprécation et la repentance, pour nous abstraire du mal qui nous effraie comme de la réalisation du bien que nous pourrions faire. Être moralisateur n’est rien d’autre que cela : assigner le soin à autrui de faire ce que l’on ne fait pas soi-même. La question n’est pas de savoir où découvrir la morale, dans la raison pure, la religion ou le sentiment du cœur. La moralité est une eau que l’on trouve aisément quand on se met à creuser, et à laquelle on accède, quel que soit l’angle du forage. La difficulté est de ne pas se méprendre sur son usage. Elle se laisse facilement confondre avec des prescriptions indiquant ce que les autres ont à faire. Elle n’est rien de cela. La morale est, comme l’humour, un acte sur soi-même [...] L’ironie est au contraire un acte antagoniste sur autrui."

    "J’attends encore de lire une histoire de l’Eurasie qui ferait sa place aux intrications, tout à fait stupéfiantes, entre les communautés culturelles, linguistiques, politiques, ethniques qui, depuis des millénaires, ont traversé l’immense continent dans les deux sens, sans s’en tenir au seul folklore de la «  route de la soie ». J’attends même une simple histoire de l’Europe qui ne commencerait pas par retracer l’origine de ses frontières nationales. C’est dire combien il reste à faire, sans être seulement verbal. Il s’agit de rendre disponible une option intellectuelle recevable dont beaucoup n’avaient pas l’idée, mais qui peut bouleverser le monde en bouleversant d’abord la vision dont nous avons hérité.

    Il y a moins de chance encore d’amener un nationaliste à ne pas tirer son identité de la Nation dont il croit à l’existence. Il demeure néanmoins possible de lui démontrer que nous sommes capables de vivre dans le même pays que le sien, de servir la ou les communautés qui y vivent, de nous y comporter de manière civile et productive, de défendre en cas de besoin ses frontières ou sa constitution, sans nous référer à une entité qui n’a pour nous qu’une existence imaginaire, et consolide l’opposition à d’autres communautés avec lesquelles nous gagnerions à nous entendre, en ne nous nous soumettant pas pour autant à leur volonté."

    "La méthode n’est pas une repentance, car il serait vain de s’excuser d’un malheur que nous n’aurions rien fait pour corriger ou empêcher qu’il se reproduise. Nous ne pouvons, par ailleurs, sans nous soumettre encore au mythe des peuples et des races, nous substituer à nos ancêtres ni assimiler les victimes à leurs descendants. Nous ne sommes responsables que de nos propres actes, mais ils comprennent notre attitude au sujet des malheurs anciens."

    "Si nous n’apprenons pas à condamner les actes acivils et anempathiques d’où qu’ils viennent, en nous interdisant avant tout de mentionner des réalités imaginaires, comme «  Les Juifs » et «  Les Arabes », pour ne traiter que des actions respectives des gouvernements, des partis et des personnes déterminées prenant part au conflit, qu’elles soient de culture arabe ou de tradition juive, nous continuerons d’être chacun personnellement responsables des malheurs qui y sont afférents. Il ne s’agit pas d’être indifférents dans une situation qui ne le permet pas, mais de démontrer en la mettant soi-même en œuvre, la possibilité d’une pensée non-antagoniste conduisant à des solutions agonistes.

    Une fraction significative des tensions politiques existant de par le monde au début du XXIe siècle relève à un titre ou un autre d’un trouble de l’identité. Le cas que nous venons de considérer n’en est qu’une illustration paradigmatique, n’étant nullement exceptionnel. Des communautés ou des populations entières se demandent, souvent dans la souffrance, qui elles sont, d’où elles viennent, quels habitus elles doivent conserver, de qui elles doivent s’affirmer les «  frères » et les «  sœurs » ou les ennemis. Les individus qui les composent ne voient pas toujours qu’il leur est donné de répondre personnellement et librement à ces questions, sauf à en être empêché par un adversaire qui opère un regroupement antagoniste. Il n’est ni obligatoire pour vivre en communauté, ni heureux de procéder sans cesse à un découpage de l’espace social par la recherche des parentés et des différences. Si l’on est soumis à une puissance qui cherche à l’imposer, il convient de tenter de s’y soustraire et de ne pas laisser se poursuivre son œuvre une fois que l’on s’en est libéré.

    Des ensembles comme «  Les Juifs » et «  Les Arabes » sont tout à fait mal formés38, puisqu’il n’existe aucun critère univoque, certain et non conflictuel pour identifier un arabe ou un juif, et puisque à supposer qu’il en existe, le terme recouvrirait des individus entretenant des rapports parfois ténus les uns avec les autres. Il est, certes, permis à chacun, et même très souhaitable, d’éprouver un rattachement spécifique à une tradition particulière. Ce peut être l’occasion d’une grande richesse, et le moyen de ne pas laisser se diluer les cultures du monde en une soupe unique et insipide. Mais il y a une grande différence concrète entre se nourrir soi-même de telles racines et se poser en s’opposant, ou, pire encore, poser d’autorité l’autre comme s’opposant, indépendamment de ses propres interprétations subjectives. Si «  judéité » et «  arabité » peuvent assurément revêtir une haute signification personnelle, religieuse, intellectuelle, familiale et communautaire, ces notions ne sauraient, sans les plus graves dangers, se convertir en catégories politiques. Sans doute, trouvera-t-on, presque à la demande, dans tel ou tel texte religieux ancestral, l’affirmation impérative d’une identification politique. Mais il n’existe aucune religion qui n’ait dû apprendre le rôle essentiel des interprétations, interprétations qui dépendent de l’intention avec laquelle on s’y livre. Or, c’est en principe le propos général des religions de proposer à ceux qui sont mortels un accès à plus d’universalité par des pratiques généreuses dépassant leurs personnes transitoires. Les recommandations qu’elles fournissent dans ce but peuvent sans nul doute porter sur le contenu de l’action politique, pour y rendre ses modalités plus conformes, mais non se métamorphoser, sans se perdre, en constitution d’une communauté politique en opposition à toutes les autres.

    Une communauté, groupement au sein duquel s’échange le munus (le don qui entraîne le contre-don), ne forme pas nécessairement un «  peuple » et n’acquiert pas toujours son identité par opposition aux autres. Un individu peut participer simultanément à plusieurs communautés correspondant aux diverses dimensions de sa propre existence. De même, une communauté gagne à se définir par ses propres finalités, y compris celle de préserver un patrimoine culturel ou historique commun, plutôt que par ses exclusions."

    "Il peut sembler dommage de se priver de la notion de «  peuple » qui, malgré ses défauts de construction et sa nature mythique, possède une évidente capacité unificatrice et une certaine beauté. Mais le moment est venu de constater que désormais ses aspects destructeurs sont plus dommageables encore. Sa charge négative en fait le moyen le plus dangereux qui soit de fixer la relation sociale. Nous devons accepter de la traiter en objet d’études historiques, sans validité scientifique, et de la déposer sur le sol, comme un vieil artefact rouillé mais toujours létal, avant de poursuivre de façon moins périlleuse notre chemin politique commun. [...]

    Lorsqu’un groupe est en phase historique ascendante, il bénéficie d’alliances matrimoniales, d’incorporations volontaires à ses armées, et de demandes d’immigration complétées souvent par des annexions. Plus un groupe remporte de succès plus donc il est composite, qu’il cherche ou non à effacer les traces de sa diversité. Les nouveaux venus adoptent ses habitus caractéristiques, tout en lui instillant des traits secondaires nouveaux. Anciens et nouveaux membres participent au mythe d’une filiation commune qui efface plus ou moins complètement, selon les cas, les différences d’origine. Lorsque le groupe entre en décadence, se divise et se désagrège, la mémoire de l’identité acquise et des habitus qui s’y rattachent peut encore perdurer sur de très longues périodes. Les processus d’ethnogenèse n’étant pas essentiellement territoriaux, ils concernent aussi bien les groupes nomadiques qui se déplacent au gré de leurs victoires ou défaites comme de leurs résultats économiques. Les hordes ayant parcouru les steppes à partir de l’Altaï ou de la mer Baltique à la fin de l’Antiquité en sont des illustrations. Il n’y a pas identité biologique significative des «  Germains », formés de groupements se faisant et se défaisant avec le temps, incorporant groupes alliés ou conquis, se divisant par moment, se fusionnant partiellement avec leurs voisins ou leurs commanditaires, changeant de territoire, et modifiant aussi leur langue et leurs habitus à mesure de ces évolutions. Car les habitus eux-mêmes (institutions, valeurs, culture matérielle, culture artistique ou religieuse, ou même la langue) sont transitoires et d’importance variable, seul l’ensemble qu’ils forment les rendant prégnants. Par nature, les groupements territorialisés acquièrent une plus grande unité biologique, mais les ensembles politiques auxquels ils s’intègrent varient eux aussi, modifiant les habitus. Ainsi, les ethnies apparaissent et disparaissent, tandis que les populations demeurent en évoluant. Nulle population n’échappe à cette règle, qu’elle se vive ou non comme un peuple, une race ou une nation. Nous ne pouvons tirer d’une simple unité ethnolinguistique la moindre conclusion relative à l’homogénéité de sa formation. Il est préférable, en tout état de cause, de parler toujours de «  populations » sans préjuger de leurs facteurs d’unité et de différenciation. Il est par ailleurs souhaitable de réduire l’emploi d’un grand nombre de nos vocables politiques à la seule désignation d’une réalité idéologique, sans plus les traiter en outils d’analyse : ainsi «  l’impérialisme » qui désigne ordinairement le colonialisme de l’adversaire, ou, pour les raisons déjà énoncées, «  Nation », «  totalitarisme », «  génocide », voire «  État ». Cette ascèse, loin d’empêcher la description, permettrait de la renouveler."

    "La décolonisation, rendue inévitable par l’expansion mondiale des idéologies occidentales, fut conduite avec l’arme des nationalités, divisant l’Inde et le Pakistan, et engendrant partout, surtout en Afrique, des États rendus d’emblée instables par l’impossibilité d’y supposer l’homogénéité ethnique exigée par l’idée de Nation. Ni les anciens colonisateurs ni les colonisés n’entendaient faire émerger de grandes fédérations organisées aptes à éviter les conflits tribaux, et disposant d’une masse économique critique. Les premiers espéraient continuer leur domination sur les mêmes territoires, divisés de la même façon, en les tournant en chasses gardées économiques dont ils guideraient la politique extérieure par la fourniture des armements et des crédits. Les seconds, qui avaient été formés dans les écoles des colonisateurs, avaient parfois été membres de leurs parlements ou de leurs gouvernements, se contentaient de s’y substituer localement. Ils savaient que les frontières artificielles de leurs États, la répartition aléatoire de leurs ressources et de leurs langues, impliquaient un soutien militaire permanent des anciens colonisateurs ou de leurs rivaux pour éviter sécessions et coups d’État. Ils préféraient agir en dictateurs plutôt que de diluer leur jeune pouvoir dans des unités élargies, indifférentes aux Nations, une forme politique dont ils s’étaient laissés inculquer qu’elle était sans alternative et la condition de toute démocratie future."

    "Un signe d’encouragement peut être détecté dans la concordance entre l’universalisation de l’Antagonisme et l’apparition d’un humanisme planétaire. À partir d’Hiroshima, le sentiment d’une communauté de dangers et d’intérêts, dépassant les frontières nationales, a commencé de se manifester. L’humanisme, né de la volonté de protéger les individus et les groupes, a évolué en désir de préservation globale de la biosphère. De manière parallèle, a émergé le principe d’un avantage collectif à restreindre partout les pratiques exterminatrices, même lorsque l’on n’est pas soi-même immédiatement concerné. En sorte qu’un meilleur équilibre entre les deux pôles idéologiques s’est formé qui n’a pas été, néanmoins, capable à ce jour d’inhiber les identifications antagonistes comme modalité primordiale du regard politique sur l’autre.

    Une autre évolution favorable est l’acquisition d’un nouveau sens de la responsabilité personnelle. La réclamation de cette reconnaissance chez l’individu fut la signification profonde des mouvements estudiantins des années 1960 et suivantes. Une aspiration au départ libertaire, dont la motivation de libération sexuelle était prépondérante, a fini par produire des effets majeurs sur l’ensemble des institutions cardinales. L’université puis l’école ont progressivement accepté de rendre leur enseignement davantage interactif et individualisé, accordant même aux élèves d’exprimer un jugement sur leurs maîtres. L’Église catholique à son tour s’est lentement engagée dans une direction analogue à compter de Vatican II. Peu à peu, les entreprises ont introduit des formes de collaboration moins hiérarchiques. Les armées ont ouvert un embryon de dialogue avec les troupes dont l’obéissance inconditionnelle a cessé d’être a priori acquise dans tous les cas. Les formes autoritaires de gouvernement ont commencé à devoir se cacher par dénégation. Surtout le droit a établi une responsabilité individuelle dans des domaines de plus en plus nombreux, privant pas à pas les dirigeants de leur irresponsabilité juridique ancestrale.

    La prévention des pratiques exterminatrices, en effet, peut sans doute être largement obtenue par une responsabilisation pénale explicite et crédible des commanditaires et exécutants. Celle-ci a commencé à prendre place, mais son universalisation dépend à présent du consentement de gouvernements qui n’ont pas écarté ces pratiques. Seule une évolution cognitive affectant leur mode de légitimité peut finir par les y contraindre. Elle exige à son tour une compréhension collective de l’idéologie de l’extermination plus profonde que celle ayant cours généralement et qui attribue les crimes de masse à la seule barbarie de certains régimes ou de certains peuples."

    "Nous pouvons naturellement former des communautés, pour autant qu’elles ne soient pas exclusives ; nous considérer et être reconnus comme étant les citoyens de tel pays, ou les sujets de tel souverain. Il en va pareillement si nous sommes les militants d’un Parti, mouvement, église ou organisation. Mais il n’est pas chimérique de nous opposer à ce que ces ensembles auxquels nous sommes rattachés se donnent pour cibles des entités non individualisables."

    "On se représente volontiers le nazisme comme défiant la raison, donc étranger à nous qui nous jugeons rationnels. Il est analysé comme un phénomène non démocratique, donc étranger à nous qui nous jugeons démocrates ; raciste, donc étranger à nous qui sommes censés l’être moins que nos ancêtres ; et produit par sa période, donc étranger à nous qui vivons dans un monde plus éclairé. Sans être incomparable, car nous admettons que nos présents ennemis commettent aussi des génocides, il est jugé unique et ineffable : le combattre se fait principalement par révérence rituelle aux victimes et par condamnation des interprétations historiques. En un mot, nous nous désolons sans être directement concernés. Je crains qu’il ne faille en finir avec cette vue édulcorée si voulons sérieusement commencer de nous comporter un peu mieux."
    -Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, Paris, Éditions du Toucan, 2014.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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