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    Michel Vanoosthuyse, De l’intérêt de lire Jünger et ses aficionados

    Johnathan R. Razorback
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    michel - Michel Vanoosthuyse, De l’intérêt de lire Jünger et ses aficionados Empty Michel Vanoosthuyse, De l’intérêt de lire Jünger et ses aficionados

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 14 Fév 2015 - 13:51

    http://blog.agone.org/post/2012/01/25/De-l-interet-de-lire-Junger-et-ses-afficionados
    Dans la patrie des droits de l'homme, l'Église littéraire est bien plus généreuse que son équivalente catholique : elle n'offre pas seulement l'asile politique aux fascistes qui peuvent faire valoir une œuvre de papier ; elle leur ouvre leur Panthéon des Lettres. La réception française d'Ernst Jünger est à cet égard édifiante, sur laquelle revient le germaniste Michel Vanoosthuyse.

    « Il apparaît que le contact avec l’écrivain ne s’est pas figé ici dans des travaux d’érudition mais relève bien plutôt d’affinités secrètes et du partage d’une quête essentielle où Jünger se révèle comme un maître. Bien plus que l’objet d’une étude, Jünger est en France le sujet d’un dialogue qui peut prendre tous les visages de l’amitié. » Cette phrase d’un adepte fait sienne l’opposition classique entre une critique de type herméneutique, conçue comme aventure spirituelle qui lie deux intimités, dont la condition est l’effacement de la distance entre le sujet et l’objet (d’où le terme « amitié », qui implique une réciprocité, selon la formule immortelle « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ») et une approche analytique, rationnelle, objective, pour laquelle la distance entre le sujet et l’objet est au contraire la condition même de la connaissance. Cette dernière approche est ici clairement disqualifiée comme « figement » dans l’« érudition » (topos classique aussi, l’érudition étant implicitement suspectée d’être la science des ânes). On observera toutefois la modalité particulière de cette « amitié » : ce n’est pas d’un rapport d’égal à égal qu’il s’agit mais d’une relation de type hiérarchique, de disciple à maître, attachés l’un à l’autre dans une « quête » qualifiée d’« essentielle », dans laquelle le maître est un guide (on ignore quelle est cette « essence » ; c’est sans doute un synonyme de « profondeur », dont Brecht explique que, tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle est « profonde »). On voit que la relation herméneutique classique s’augmente ici incontestablement d’une dimension de type initiatique et sacrale.

    Cette description correspond à une réalité incontestable : Jünger est en France un maître charismatique qui réunit autour de lui une communauté de zélateurs, qui, pour différents qu’ils soient, les uns parfois frottés de culture classique, les autres ignorants, parfois franchement idiots (voir en particulier le blog « Assouline » [1]), vivent tous dans la vénération d’une personnalité d’exception supposée détentrice de vérités inaccessibles au commun des mortels : au contact du maître, les disciples croient saisir l’éternité par ses basques. Julien Gracq leur a fourni la formule inégalée de cette relation d’exception : « Le public que s’est conquis cette œuvre en France est un public restreint d’initiés aptes à faire société entre eux sur le seul lien de leur admiration commune. Une œuvre castée, qui se refuse à la collaboration de l’intouchable. Il y a des livres aujourd’hui, le cœur vous bondit de plaisir à la pensée de tous les lecteurs qu’ils vont rejeter. » On remarquera l’impertinente et hautaine formulation finale : ce n’est pas le lecteur qui rejette l’œuvre mais c’est l’œuvre, destinée exclusivement au happy few des élus, qui rejette le lecteur – ce qui revient à ranger ce malheureux lecteur parmi les béotiens.

    Tant pis : l’« œuvre castée » de Jünger se refuse obstinément à la collaboration de l’intouchable que je suis. J’ai beau faire : elle me laisse sur les bas-côtés de son mystère. Je le confesse : je ne suis pas « de bonne compagnie, de nature assez fervente et subtile pour comprendre que les écrits de Jünger sont les traces des Dieux enfuis ». Je ne parviens pas à participer « à la joie et à l’ivresse de la Toute-Possibilité », je ne réussis pas à « m’élever dans les régions hauturières du Temps immobile », et c’est en vain que je cherche « à me rebrousser jusqu’à l’être nu, à me retrousser jusqu’au cœur pour faire l’expérience du Vivant cru ». Oui, du Vivant cru, pas à point, pas saignant, pas bleu, cru. Quelque chose en moi résiste. Est-ce une fragilité d’estomac ? Un manque de souplesse (se rebrousser jusqu’à l’être nu réclame un exercice régulier) ? Ma position est-elle celle du valet de chambre pour lequel, on le sait depuis Hegel au moins, il n’est pas de héros ? Tout cela sans doute, mais aussi une autre raison, la principale : c’est que mon esprit critique invétéré me joue une fois encore des tours et creuse une distance là où il conviendrait qu’elle soit effacée. Alors, j’essaie de me rassurer, et c’est chez Kant que je trouve une raison de croire encore un petit peu en moi. Oui, Kant me vient en aide : « Sapere aude. Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » Alors en dépit de Gracq, de Julien, de Bob, d’Olivier, de Bob encore, de Bob toujours, de tutti quanti, et de Jünger ipse, je fais crédit au logos et à ses misérables tâtonnements, à l’analyse et à son pas-à-pas médiocre, à l’enquête loin de toute illumination, de toute épiphanie.

    La simple curiosité intellectuelle fait vite comprendre que les formulations haut perchées ou comiques, grotesques ou crétines qu’on pourrait multiplier à l’envi sont juchées sur un socle invisible de mensonges, d’occultations, de ruses et autres petits arrangements avec la réalité. Cela a sa raison d’être. Pour qu’elle puisse être aimée, il faut que la figure du Maître soit dégagée de sa gangue d’impuretés. C’est la condition de l’abandon à sa sagesse et à sa leçon : rien ne doit ternir son éclat rayonnant. Mieux : la condition du coup de foudre (et Gracq, dans la relation qu’il fait de sa découverte de Jünger nous décrit un coup de foudre), c’est que l’autre soit pure présence, pure manifestation hic et nunc, et donc que sa figure ne soit pas précédée par son passé. Et il est bien possible que Gracq ne serait pas tombé amoureux des Falaises de marbre sur son banc de la gare d’Angers un soir de 1942 ou 1943 ; et qu’il n’aurait pas vu dans ce récit la transmutation accomplie « jusqu’à la dernière parcelle » dans le monde de l’art des données empiriques s’il avait su que l’auteur avec lequel il entrait ainsi soudain en communion était aussi celui qui, dix ou quinze ans plus tôt, avait, entre autres criailleries fascistes, reconnu « les qualités destructrices de la race juive », avait écrit que le Juif jamais ne pourrait être Allemand parce qu’il était l’« ennemi du sang », et avait jugé les éructations antisémites des nazis inefficaces, une simple « désinfection extérieure », alors que lui, l’auteur du livre, proposait la solution (dirons-nous finale ?) d’une vraie désinfection. Peut-être Gracq se serait-il demandé comment ceci, le récit qu’il lisait avec tant de ferveur et qui lui paraissait de la littérature enfin accomplie, était compatible avec cela et si cela, certes d’une manière subtile et cachée, ne travaillait pas encore le texte qu’il tenait entre ses mains frileuses – on était en décembre. Mais c’est sans doute le propre du coup de foudre de reposer sur un mirage et Gracq ignorait jusqu’au nom même de Jünger. D’autres, qui savent, détournent pudiquement le regard : c’est que la transfiguration de Jünger en Sage, en Poète, en Maître, ou en Goethe redivivus commande le refoulement des vérités qui font tache ; et c’est aussi que, pour eux, cette transfiguration « sans reste » historique et politique a pour effet public et donc aussi pour fonction de détourner de ces réalités-là. Ne parlons pas de la cohorte des imbéciles.

    Le résultat est positif en France, où l’image d’un Jünger grand écrivain politiquement clean est dominante. Mais l’occultation ou l’euphémisation ont des limites. Il y a toujours des esprits chagrins ou de « petits Djerzinski de faculté », de vilains inquisiteurs pour faire resurgir du placard les choses qui fâchent. Et si s’est fixée chez nous, de haut en bas, peut-on dire, de l’Élysée jusqu’au gogo basique, l’image lisse d’un Jünger au-dessus de tout soupçon et grand styliste, il reste que la légende est toujours exposée à un mauvais coup. Et c’est bien pourquoi une stratégie de substitution est parfois nécessaire. Appelons-la la stratégie de la concession. Oui, dit-on en substance, Jünger a été fasciste, et alors ? Son œuvre est-elle moins intéressante pour autant ? Ne peut-on trouver un intérêt historique, philosophique, littéraire à ses textes ? Et faudrait-il les rejeter parce qu’ils recèlent des « pépites brunes » (Jünger dixit) ? Quid alors de Céline, de Drieu ? quid aussi, dans un autre genre, d’Aragon ? d’Eluard ? Je reconnais le bien-fondé de ces questions, j’applaudis des deux mains. Oui, je l’affirme haut et fort et avec la solennité qui est due à un auteur aussi immense : la réalité de l’engagement fasciste d’Ernst Jünger n’altère en rien l’intérêt de son œuvre. C’est même tout le contraire. Seulement, il y a façon et façon de poser la question et façon et façon d’y répondre.

    Il en est une, qui dit en substance : certes Jünger fut fasciste, mais c’est quand même, par ailleurs, un essayiste, voire un philosophe de haut vol ; certes Jünger fut fasciste, mais c’est quand même, par ailleurs, un grand écrivain. Dans le blog « Assouline », un mercenaire jüngérien, courageusement caché sous un pseudo, déclare péremptoirement : « Jünger est un écrivain, ce qui rend franchement secondaires les considérations politiques à son endroit. [2] » C’est un écrivain, silence dans les rangs. Basta. Le roman, la fiction, Le Cœur aventureux ou les Falaises n’ont rien à voir avec la politique puisque c’est de la littérature et que c’est un écrivain qui écrit. Puisque c’est de la littérature, ce n’est pas politique ; et ce qui est politique n’est pas de la littérature. C’est de la schizophrénie élevée au rang d’idéal critique. Et c’est une copie, un mime de la pratique de Jünger : la séparation entre ce qu’il appelle, avec la modestie qui le caractérise, son Ancien Testament (entendre les écrits politiques de la période nationaliste pure et dure, dont il a enfoui une bonne partie jusqu’à sa mort dans un placard et dont il a lifté le reste au cours des âges) et son Nouveau Testament d’« homme des Muses » (à savoir les écrits dits de retrait contemplatif), relève de cette pratique ; elle est à l’œuvre dans la volonté de dissocier le substantiel (ce qui relève de l’écrivain et qu’il faut retenir) du circonstanciel (ce qui est politique, donc inessentiel, anecdotique, digne d’oubli ou réduit au seul intérêt documentaire) : c’est l’opération menée après-coup avec La Mobilisation Totale et Le Travailleur. Chez les émules, la méthode est constante. En Allemagne, c’est Karl Heinz Bohrer qui l’inaugure en abordant l’œuvre de Jünger dans le langage de la « littérature pure ». En France, cette technique se retrouve, par exemple, chez les commentateurs du Travailleur. Le thème est alors : Le Travailleur est une œuvre fasciste mais c’est aussi, par ailleurs, une grande œuvre prophétique décrivant le triomphe planétaire de la technique, etc., etc. – cf. Palmier, Hervier, Merlio, etc.

    La procédure qui consiste à « oublier » ou à secondariser un contenu déplaisant pour promouvoir ce qui serait acceptable est méthodologiquement injustifiable. Bien entendu, chacun est libre de chercher dans le menu Jünger les plats qui lui plaisent. Chacun est libre aussi d’y projeter son désir : c’est d’ailleurs ce que fait Gracq. Chacun est libre aussi d’y trouver des éléments exploitables. Ce qui pose problème, c’est de donner un goût pour une vérité universelle ; et c’est que la promotion des éléments exploitables s’effectue par soustraction arbitraire du reste. La lecture hémiplégique de Jünger est (au mieux) une abdication devant l’effort intellectuel d’analyse. Par exemple, Le Travailleur est l’aboutissement de douze années pendant lesquelles Jünger a déployé une activité intense d’auteur, de publiciste et d’essayiste, et la distinction entre l’écrivain et le publiciste est donc en ce cas nulle et non avenue. Le Travailleur m’impose en outre d’articuler et de hiérarchiser ce qui est politique et ce qui relève d’une phénoménologie de la modernité, et non de séparer ces aspects. La description de la modernité comme mobilisation totale de la technique par la Figure du Travailleur n’est pas séparable de la fin poursuivie, la Domination et du combat néo-nationaliste. Le Travailleur conjugue étroitement un versant polémique (contre le libéralisme et le marxisme), un versant descriptif (la modernité technique) et un versant programmatique (la construction du nouvel État néo-nationaliste, celui qui saura reprendre la guerre provisoirement perdue). Et ce n’est qu’après-coup, par un coup de force, qu’on inscrit ce texte dans la haute spéculation philosophique (haute spéculation dont, on le sait maintenant, l’ami Heidegger au demeurant se moquait, même s’il lui est arrivé, comme recteur nazi de l’université de Freiburg, d’utiliser politiquement et publiquement le texte de Jünger). La promotion du Travailleur en texte philosophique « autonome » participe donc, chez Jünger et ses thuriféraires, du déminage idéologique dans son intention, mais elle est en outre, dans tous les cas, le résultat d’une procédure dépourvue de toute pertinence méthodologique.

    Reste le domaine où la technique du clivage se déploie avec prédilection et le plus de succès : celui de la Muse. Reste l’art. La réception de Jünger offre un cas exceptionnellement intéressant de fonctionnalisation du topos répandu sur l’« autonomie de l’art » (sur le primat de la représentation sur la chose représentée et du dire sur la chose dite). On ramène alors en règle générale la littérarité au « style », et on fait de Jünger moins l’homme des idées que l’homme du style, par quoi on le transforme, sans doute sans le savoir, en clone de son ennemi Céline, qui déclarait de son côté, comme par hasard, « Je ne suis pas un homme à idées, je suis un homme à style », celui-ci, le style, devant sans doute faire oublier celles-là, les idées. L’identification de Jünger à un styliste hors-pair (sur laquelle il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire) s’établit donc par soustraction. Le style de Jünger, c’est ce qui reste quand on veut tout oublier. Or, « c’est ici que gît le lièvre » –« dans le poivre », ajoutent les Allemands, c’est là que le bât blesse. Car c’est se faire une conception bien étroite du littéraire que de le confiner dans les limites du « style ». Et quand on veut mettre en avant les particularités formelles, encore faudrait-il aller au bout de la démarche. Car la forme elle-même est lourde d’une métaphysique – comme le dit à peu près Sartre à propos de Faulkner. Et lourde d’une politique. Faut-il rappeler ce b-a-ba ? La forme des Falaises de marbre, par exemple, en ses diverses déterminations, c’est aussi bien une construction spatiale, une organisation temporelle, la conduite d’une narration, une histoire de focalisation, un système de personnages, et aussi un lexique. Et tout cela induit des signifiés fort suspects recouverts par un style noble et archaïsant (d’aucuns diraient kitsch). On y retrouve ici des schèmes reconnaissables, tout à fait acceptables par le régime et même utilisables par lui : cela explique que cette œuvre, donnée depuis comme pur chef-d’œuvre de la littérature mondiale et récit antinazi notoire, est non seulement traduite (de manière euphémisante et parfois franchement fautive) dans la France de Vichy et dans l’Italie fasciste, mais qu’on la trouve mentionnée dès 1940 dans certaines histoires national-socialiste de la littérature.

    Par conséquent, une enquête qui n’évacue pas le souvenir de la fabrication des textes, qui tente au contraire de saisir ceux-ci au plus près de leur production concrète dans des contextes historiques concrets, et tâche de suivre dans la mesure du possible le fil entortillé de leur réécriture, de leurs métamorphoses, de leur réinterprétation après-coup, de leur réorientation circonstancielle ; une telle enquête, que quelques imbéciles jüngériennement corrects qualifient d’« inquisition », ou dans laquelle des ignorants veulent voir la trace de Lukacs (ce qui n’est pas une injure, mais en l’occurrence assurément une stupidité), exclut d’isoler et de donner à lire un surplus purement philosophique ou purement littéraire, qui, une fois l’œuvre dégagée de ses éléments politiquement incorrects, serait seul digne d’intérêt. Car le but n’est pas de distribuer les bons et les mauvais points, d’établir un bilan avec ses débits et ses crédits. Il s’agit de décrire dans son ordre complexe une activité d’écriture de plusieurs dizaines d’années ; d’éclairer les liens originaux et évolutifs que cette œuvre in progress établit entre le politique, le philosophique et le littéraire, de préciser le sens des réorientations subtiles qu’elle pratique en permanence et de définir les relations qu’elle noue avec ceux qui se chargent de sa réception. Et le constat, c’est que le fascisme est au cœur de cette production, soit parce qu’elle élabore avec un talent d’écriture certain un projet politique et une stratégie de prise de pouvoir entrant en concurrence, au demeurant toute relative et tardivement, avec le projet et la stratégie national-socialistes, soit parce que, le nationalisme dans sa version nazie exterminatrice imposant des réajustements et des repositionnements, elle élabore des produits de substitution au fascisme ardent et combattant initial, des versions soft en quelque sorte, qui seront utilisées après-guerre pour dédouaner l’auteur de toute compromission avec les bourreaux. Jünger est ainsi le parfait exemple d’un écrivain qui n’a jamais vraiment renié son « Ancien Testament » mais a su le réaménager. Et son activité d’écrivain consiste largement en ce réaménagement même. C’est là, par exemple, entre autres, le sens de la réécriture en 1938 du Cœur aventureux de 1929. À quoi il faut ajouter une habileté peu commune à tirer parti de la labilité même des concepts : ainsi, Le Travailleur version fasciste dur, enrôlé dans le combat antilibéral et antimarxiste pour la Domination, est identifié ensuite aux tares de la société technique, le mal étant désormais associé à la technique, la technique au nihilisme (ce concept ouvert à tous les vents), c’est-à-dire ici au triomphe du demos et, enfin, le triomphe du demos à 1789. La boucle est alors bouclée. Jünger tourne contre le nazisme son aristocratisme, mais son aristocratisme est puisé aux mêmes sources que le nazisme : la haine de la démocratie et la haine des Lumières. Et par ce pervers tour de passe-passe il se retrouve exonéré du reproche de complicité intellectuelle et militante avec le national-socialisme, auquel il attribue la Révolution française comme ancêtre, tout en maintenant l’essentiel de son fond de commerce idéologique, qu’il tient désormais en « homme des Muses » avisé.

    On ne s’étonnera donc pas de voir des tenants de La Nouvelle Droite, des nostalgiques de Vichy et des partisans de Le Pen jouxter le « public restreint des élus et des initiés » dont nous parle Gracq. Avec le temps, le contact avec Jünger a pu prendre en effet « tous les visages de l’amitié », même les plus rébarbatifs. Tous ont trouvé en Jünger un écrivain selon leur cœur, et un cœur qui ne bat pas seulement pour le « style ». La cohabitation entre ces deux mondes, l’aristocratie des élus et la plèbe des fascistes n’a rien d’étrange. Sont-ce d’ailleurs deux mondes ? L’œuvre de Jünger nous prouve le contraire, c’est le même monde, avec des modulations différentes. Le rejet de la raison, la quête de l’« essentiel », le mythique et le mystique, mais aussi le dilettantisme distingué ont toujours fait bon ménage avec la haine de la démocratie. Toutefois, on aurait tort d’identifier Jünger et son œuvre à ce seul monde-là. Si l’œuvre de Jünger est un phénomène si intéressant, c’est bien aussi qu’elle réussit habilement à s’affranchir des clivages idéologiques traditionnels, particulièrement en France. Beaucoup se plaisent à se regarder dans le miroir complaisant que leur tend le grand homme. Séduits par la représentation qu’il donne de lui-même en berger de la culture française, par son goût affiché de nos vieilles demeures, nos vieilles familles, nos vieilles cathédrales, nos vieux vins et notre vieux Paris, ils ne voient pas ou feignent de ne pas voir que, derrière ces déclarations d’amitié et cette passion française, il y a une passion antidémocratique tenace et la haine de deux cents ans d’histoire de France. Et c’est ainsi que, loin d’être, selon Gracq, l’œuvre « castée » destinée à une aristocratie d’élus, l’œuvre de Jünger est devenue au fil du temps plutôt un attrape-tout, voire un attrape-nigauds. Contrairement à ce que pensait l’auteur du Rivage des Syrtes, cette œuvre ne « rejette » pas, elle se prête : des partisans de Le Pen aux bobos-gogos-écolos de gauche, elle embarque bien des publics. Ce n’est pas un signe de sa hauteur, c’est plutôt un signe de son habileté. Mais l’habileté est une valeur vulgaire.

    Michel Vanoosthuyse

    Texte d’une conférence donnée à la Maison Heine (Paris) en mars 2006

    Sur ce thème, Michel Vanoosthuyse a publié, aux éditions Agone, Fascisme et littérature pure. La fabrique d’Ernst Jünger (2005) ; lire également un dossier que lui a consacré la revue Agone sous le titre « Ernst Jünger ou “Le roi du lifting” » (2005, n° 34).


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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