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    Emilia Giancotti Boscherini, La naissance du matérialisme moderne chez Hobbes et Spinoza

    Johnathan R. Razorback
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    Spinoza - Emilia Giancotti Boscherini, La naissance du matérialisme moderne chez Hobbes et Spinoza Empty Emilia Giancotti Boscherini, La naissance du matérialisme moderne chez Hobbes et Spinoza

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 19 Juin - 20:02



    "Pour Hobbes, une telle appartenance n'est pas mise en cause - le débat se limitant au type de matérialisme dont il fut le théoricien." (p.135)

    "Hobbes distingue nettement la philosophie ou science, de la connaissance originaire ou sensible, en attribuant toutefois à la première le corps comme objet d'analyse et en identifiant le même corps comme point de départ ou cause de la seconde. Le corps est donc soit l'objet immédiat de la sensibilité et la cause de sa manifestation, puisque par son action elle détermine la réaction du corps qui, transmise jusqu'au cœur et au cerveau, se prolonge en émotions et en passions, soit aussi, d'autre part, l'objet sur lequel la raison ou philosophie, à travers les opérations d'analyse et de synthèse, de décomposition et de composition, s'exerce comme calcul. C'est ainsi que, malgré la diversité des modes d'accomplissement et des résultats respectifs, le corps constitue, en tout état de cause, le point de repère commun aux deux types de connaissance. Comme connaissance de [...] la donnée, le sens se limite à constater l'existence du corps externe et, chez le sujet homme, il détermine dans sa rencontre avec lui les sensations sans lesquelles aucun concept n'est possible : « is no conception in a man's mind, which hath not at first, totally, or by parts, been begotten upon the organs of sense » (Leviathan, part I, chap. I, English Works, London, ed. Molesworth, vol. 3, p. 1). Les « phantasmes » du sens, c'est-à-dire les idées produites par les sensations, sont les « principia prima » de la science (De Corpore, pars I, cap. VI, § 1, Opera Laiina, London, ed. Molesworth, vol. I, p. 59). Sans eux, aucune science n'est possible, comme elle n'est guère possible d'ailleurs si elle se limite à eux." (p.136)

    "La sensation est en même temps le commencement de la connaissance et de ces principes (les phénomènes) et des principes qui en règlent le cours et se situent dans les choses mêmes et ne sont pas [...] des produits de l'esprit humain, mais sont observés par l'esprit humain [...] Point de vue réaliste hobbesien." (pp.136-137)

    "L'intervention, par la suite, de la raison sert seulement à déterminer la qualité particulière du mouvement, mais l'existence du mouvement en tant que tel est d'une évidence immédiate [...] Pour expliquer le mouvement d'un corps, il est nécessaire de trouver une cause efficiente externe [...] c'est-à-dire la présence d'un autre corps en mouvement, en application du principe général selon lequel le mouvement n'a d'autre cause que le mouvement lui-même." (p.137)

    "Le « phantasma », c'est-à-dire la connaissance à laquelle la sensation donne un contenu, est toujours particulier. La diversité des « phantasmata » correspond à la diversité des organes sur lesquels s'exerce l'action du corps externe, action qui sollicite un autre type de mouvement au-dedans du corps humain : le mouvement animal, dont la progression cause la voluptas, et l'obstacle le dolor [...] et, par conséquent, appetitus dans le premier cas et aversio ou fuite dans le deuxième, appetitus et aversio qui -s'ils sont précédés par une décision positive ou négative, c'est-à-dire s'ils passent à travers la réflexion- s'affirment comme volonté, dont la liberté se spécifie non pas comme liberté de la nécessité, mais seulement comme capacité de faire ce que l'on a décidé de faire" (pp.137-138)

    "La raison travaille sur les données offertes par la sensation, les adopte comme valables puis s'en détache pour construire son propre système. La philosophie s'identifie avec la raison, dont l'essence est le calcul, et se développe dans une double direction : à partir des concepts des causes ou générations jusqu'à la connaissance des effets ou phénomènes (synthèse, composition) ou bien à partir des effets ou phénomènes connus jusqu'à l'identification des causes réelles ou possibles (analyse, décomposition) (De Corpore, pars I, cap. I, § 1, et cap. VI, § 1 sqq.). Puisque la science consiste dans la recherche et la détermination des causes de toutes les choses, et puisque les causes de toutes les choses singulières se composent des causes des choses universelles, il est avant tout nécessaire de connaître les causes des choses universelles, c'est-à-dire des accidents qui sont communs à tous les corps, c'est-à-dire à chaque matière, plutôt que les causes des choses singulières, c'est-à-dire des accidents au moyen desquels une chose se distingue d'une autre. La raison poursuit cette connaissance à travers l'analyse. La partie de la science, donc, qui comprend la recherche des principes est « purement analytique » et part de l'idée ou concept d'une chose singulière d'où elle remonte, à travers la décomposition, jusqu'aux principes universels, dont le premier est le mouvement. L'idée ou concept de la chose singulière n'a d'autre origine que la sensation, c'est-à-dire la connaissance originaire, sans laquelle -répétons-le- aucune science n'est possible même si, en s'y limitant, on ne peut construire de science. Théorie de l'arbitraire, nominalisme, caractère formel de la vérité à l'intérieur du discours, tous ces éléments caractérisent -à partir de là- la théorie hobbesienne de la science." (p.138)

    "D'autre part, toute la partie qui traite du corps confirme la réalité du corps comme fondement ultime de toute connaissance et cela malgré la théorie de la subjectivité des qualités sensibles. Ce n'est qu'à partir de la réalité du corps, constatée et expérimentée à travers le sens, que la raison est en mesure d'exercer les fonctions de calcul qui lui sont propres, dont le but, pratique, est celui d'intervenir sur lui pour l'adapter à notre utilité (De corpore, I, § 7). Dans l'accomplissement de cette opération, la raison procède par hypothèse, formalisant les données acquises à travers le sens ou connaissance originaire, dont l'aspect ontologique est hors de discussion. La nette séparation entre sensibilité et intellect -séparation que Kant d'un côté réaffirme et de l'autre s'efforce de dépasser tout en maintenant l'irrémédiable dualisme dans le monde au-dehors du sujet connaissant- empêche Hobbes d'attribuer à la raison la certitude, la portée ontologique dont dispose le sens, qui, à son tour, n'a pourtant pas la faculté de la théoriser. Faut-il parler de matérialisme « hypothétique » ? Certainement pas, si l'on veut entendre que Hobbes doutait de l'existence des corps externes. Oui, si l'on veut souligner la fonction propre de la raison hobbesienne, dont l'essence est purement formelle et se réalise dans le calcul, c'est-à-dire dans les opérations d'analyse et de synthèse et dans l'élaboration d'hypothèses que la pratique (rappelons que le but de la philosophie est pratique) confirme ou déclare sans fondement." (p.140)

    "Le maintien du concept du dieu personnel et la révérence vis-à-vis de la religion établie, bien que dans le cadre d'une théorie qui subordonne le pouvoir religieux au pouvoir politique, sont une couverture pour la liberté de recherche dans le domaine de la philosophie naturelle ; d'autre part, ce concept sert à donner un fondement de plus -comme si cela était nécessaire- à la théorie de l'absolutisme, à une conception totalisante du pouvoir politique que Hobbes indiquait comme la seule forme d'organisation capable d'affronter les menaces de la révolution et d'assurer les conditions nécessaires à la conservation de la vie et à la libre activité de l'économie mercantile. La dernière page du Léviathan semble légitimer ces deux réponses." (p.141)

    "Spinoza se rend parfaitement compte des objections auxquelles il s'expose et du scandale que sa théorie va susciter. Et dans la scolie de la proposition XV, il affronte ces objections en démontrant analytiquement qu'elles se basent toutes sur un présupposé erroné, celui de la divisibilité et donc de la finitude de la substance corporelle, et qu'une fois ce présupposé éliminé, toutes les imperfections qui en dérivent s'éliminent aussi de façon que plus rien ne s'oppose à son attribution à l'essence de Dieu, attribution qui permet, d'autre part, de ne pas tomber dans ce que Spinoza considère comme une absurdité, c'est-à-dire la création de la matière à partir du néant." (p.143)

    "La définition de l'étendue ou matière comme attribut de Dieu, c'est-à-dire -selon la conception spinozienne de l'attribut- comme élément constitutif de son essence (nous ne parlerons pas ici de la discussion sur l'interprétation des attributs chez Spinoza tout en déclarant adopter l'interprétation proposée pour la première fois par K. Fischer), cette définition équivaut à élever la matière au rang de l'esprit en lui reconnaissant la même dignité, c'est-à-dire qu'elle équivaut à dépasser sans hésitation possible ce qui était considéré comme une distance infranchissable, et à ne plus voir dans la matière la source du mal et de l'erreur." (p.143)

    "C'est le mouvement qui gère le rapport entre les corps, c'est-à-dire entre les modes de l'étendue, et appartient lui-même, comme les modes finis, à la Nature Naturée. Tout en appartenant à la Nature Naturée, c'est-à-dire à ce qui dérive de la nécessité de la nature de Dieu mais qui n'est pas son essence même, le mouvement occupe toutefois une place particulière dans l'articulation générale de la réalité, à l'intérieur du rapport entre substance et modes : dans le langage théologique du Court Traité, il est Fils de Dieu, dans le langage plus mûr et moins imaginatif de la lettre LXIV à Schuller il est ce qui est immédiatement produit par Dieu et ce de quoi les autres choses dérivent." (p.144)

    "L'étendue est attribut de Dieu, c'est-à-dire qu'elle fait partie de son essence, de la Nature naturante ; l'étendue ne doit pas être entendue comme matière inerte, mais comme attribut, c'est-à-dire - et c'est nous qui l'ajoutons en l'explicitant à partir du texte spinozien - comme « actuosa essentia », principe dynamique, causalité immanente,
    donc activité. Pourquoi, alors, le mouvement n'appartient-il pas à l'essence de la substance en tant qu'elle s'exprime sous l'attribut de l'étendue, restant placé au niveau d'effet, tandis qu'il définit la modalité même de l'accomplissement de la causalité de la substance en tant qu'étendue ? Une claire vision du rôle du mouvement aurait peut être conduit Spinoza à une « radicalisation » de ce qui est au contraire resté de simples « éléments » de matérialisme." (p.145)

    "Si l'âme, donc, est bien l'idée du corps, étant donné qu'il ne peut y avoir d'idée sans objet, il en dérive qu'il ne peut y avoir d'esprit sans le corps dont elle est l'idée. Il ne peut y avoir de survivance de l'âme individuelle au corps; en d'autres termes, l'immortalité de l'âme est niée. Toutefois Spinoza affirme que « aliquid remanet, quod aeternum est » (Ethica, V, prop. 23). Selon l'opinion courante, ce quelque chose d'éternel qui reste après la mort du corps se confond avec la durée et est attribué à l'imagination, c'est-à-dire àla mémoire dont on croit qu'elle se prolonge après la mort du corps (ibid., schol. prop. XXXIV). Au contraire, c'est justement l'imagination, où s'enracine la passion, qui périt, tandis que c'est l'intellect qui est éternel (ibid., corol. prop. XL), c'est-à-dire l'esprit en tant que son essence se définit comme intelligence et, comme telle, une partie de l'intellect infini et éternel de Dieu. Si l'on se dégage de ce que nous n'hésiterons pas à considérer comme une métaphore, une fois nié le concept d'immortalité, c'est-à-dire de survivance de l'âme individuelle au corps, comme principe indépendant de lui et séparable, l'éternité que Spinoza attribue à l'esprit humain ne nous semble pas différente de la forme de permanence qu'obtient toute idée ou connaissance qui devient - qu'elle soit niée ou par la suite dépassée par d'autres acquisitions - patrimoine commun de connaissances de l'humanité." (p.146)

    "Bien qu'il refuse la théorie de l'influxus physicus et tout rapport de causalité du corps à l'idée ou vice versa, le processus de détermination du fini étant interne à la série de modifications de chaque attribut, toutefois l'identité de l'ordre selon lequel ces processus, autonomes l'un vis-à-vis de l'autre, se déroulent (il s'agit de la fameuse proposition VII : « ordo et connexio idearum idem est, ac ordo, et connexio rerum ») garantit la correspondance de l'idée vraie avec son idéat, c'est-à-dire le fait que l'idée est le miroir authentique de la réalité connue. Réalité dont la structure est donc un objet possible de connaissance vraie, de connaissance qui donne un renseignement digne de foi sur elle, qui en découvre les lois objectives dans lesquelles elle reconnaît ses propres lois.

    Il s'agit, sans aucun doute, d'une solution métaphysique. La correspondance entre idée et idéat n'est pas le résultat d'une recherche critique sur le réel, mais est assurée au départ par le présupposé, métaphysique, de l'unité de la substance, réglée par des lois qui se déroulent parallèlement à l'intérieur de ses deux sphères d'expression qui nous sont connues : la matière et la pensée. Toutefois, libérée de son enveloppe métaphysique, cette théorie renferme un principe qui devait se révéler fécond et - sauf erreur de notre part - être repris, développé et systématisé par le matérialisme dialectique. Plekhanov, dont nous ne partageons pas l'interprétation du rapport Spinoza-Marx-Engels car nous l'estimons schématique et réductif vis-à-vis de ces derniers, avait toutefois justement décelé dans le spinozisme, au-dessous des « oripeaux théologiques » un noyau théorique participant du progrès."
    -Emilia Giancotti Boscherini, "La naissance du matérialisme moderne chez Hobbes et Spinoza", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 175, No. 2, HOBBES ET SPINOZA (AVRIL-JUIN 1985), pp. 135-148.




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