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    Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    pierre - Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur Empty Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 26 Sep - 16:45

    "Pourquoi la conscience  ? Ce terme qui signifie simplement savoir ou connaître va devenir dans la philosophie contemporaine l'objet et même le centre de recherches bien plus approfondies qu'auparavant. Ce mot ancien va prendre une signification nouvelle dans le cadre de la phénoménologie qui, parallèlement à la philosophie bergsonienne, a cherché à remonter aux sources du savoir dans la conscience. Ce renouveau de la philosophie a pris les allures d'une contre-offensive lancée contre l'objectivisme et le scientisme des philosophes du XIXe siècle qui ont voulu sortir de la philosophie pour fonder de «  vraies  » sciences. Science de la société ou sociologie de Comte à Durkheim, science de l'esprit avec la psychologie de Taine, de Ribot, science de l'histoire et de l'économie avec le marxisme par exemple qui cherche à découvrir les lois de l'histoire, les lois de l'économie. Il n'est question que de lois et de sciences dans ces grandes pensées du XIXe siècle qui ouvrent de nouveaux domaines de connaissance.

    Ce qui caractérise tous ces penseurs, toutes différences évidemment respectées, c'est une volonté de comprendre l'homme ou de connaître l'homme sans passer par le biais de la conscience, comme si c'était seulement un objet bien plus complexe qu'une chose purement matérielle, mais de le connaître de la même manière que la physique et la biologie étudient leurs objets, en rejetant les prétendues évidences de la conscience qui, pour eux comme pour Spinoza avant eux, ne sont que des illusions que l'homme se fait sur lui-même et sur ses actions. Pas plus qu'on ne construit une physique à partir des données sensibles, on ne peut édifier une sociologie ou une psychologie scientifiques sur des faits de conscience, surtout si on les considère comme des épiphénomènes."

    "Il ne s'agit donc pas du tout d'enfermer le réel dans la conscience, mais de voir comment la même conscience est à l'œuvre dans les différentes manifestations de ce qui est tenu à bon droit pour réel et extérieur à la conscience, mais non indépendant d'elle. Ce n'est pas la réalité du monde extérieur mais seulement le déterminisme causal que la phénoménologie récuse, ou tient à distance comme une simple opinion demandant examen."

    "Le terme de phénoménologie est souvent utilisé, notamment dans les sciences expérimentales, psychologiques surtout, mais Husserl va lui donner un sens qui n'est pas du tout, évidemment, celui de Hegel, ni même celui qu'il a par exemple chez son maître Brentano dont il se sent si proche, surtout au début de sa carrière philosophique.

    Par phénoménologie, il faut d'abord et simplement entendre la science ou l'étude des phénomènes. De quels phénomènes ? De tous les phénomènes, en tant qu'ils sont seulement des phénomènes. L'objet de la phénoménologie, le phénomène, n'est pas un objet particulier. On ne s'intéresse pas plus aux phénomènes étudiés par la science qu'aux phénomènes étudiés par l'histoire  ; non, on s'intéresse aux phénomènes, c'est-à-dire à la réalité en tant qu'elle se manifeste à quelqu'un, à la manière spécifique qu'elle a de se donner dans la perception, dans le souvenir, dans l'imagination ou dans la pensée pure et abstraite. Il n'est de phénomène que pour une conscience ; la conscience aux yeux de Husserl n'est pas une boîte dans laquelle les images des choses viennent s'assembler, ce qui est un petit peu le cas, en caricaturant, de Hume et de l'associationnisme en général ; la conscience, c'est d'abord et même uniquement le fait de l'intentionnalité, terme ancien lui aussi placé au premier plan de la réflexion philosophique. Et ce qui intéresse Husserl dès le début de son travail, c'est la question du sens ; sens et conscience sont inséparables. La conscience, pour Husserl, a toujours affaire à quelque chose qui a du sens. Elle ne peut jamais avoir affaire à quelque chose qui est complètement privé de sens, c'est-à-dire qui serait comme un mur devant lequel nous butons, sans pouvoir savoir de quoi il s'agit.

    Il faut dire que Husserl n'est pas un philosophe de formation. Husserl est mathématicien de formation, un brillant mathématicien : il a été l'assistant de Weierstrass, l'un des plus grands mathématiciens du XIXe siècle, et à ce titre il a commencé par étudier notamment la théorie des nombres et des multiplicités mais s'est assez vite tourné, sous l'influence d'un autre de ses maîtres, le grand psychologue et philosophe autrichien Franz Brentano, vers les questions «  psychologiques  » au sens très large du terme, c'est-à-dire non pas vers des recherches en théorie des nombres mais vers l'étude de la façon dont la conscience comprend les nombres, sur les opérations ou les actes de la conscience, sur le côté subjectif de la pratique mathématique."

    "Le logicien ou le mathématicien n'ont pas le monopole de la signification de ce qu'ils font, mais le lecteur philosophe, lui, doit chercher dans ce que font les logiciens ou dans ce que font par exemple les théoriciens du langage, de la grammaire, le sens de ces opérations. C'est donc d'abord un projet de fondation de la rationalité en général et de ce point de vue, Husserl reprend à son compte la tâche la plus ancienne de la philosophie malgré sa défiance envers les « systèmes » philosophiques. La phénoménologie, c'est peut-être d'abord la volonté, l'ambition de réappropriation du sens des choses les plus compliquées, les plus exactes, les plus scientifiques, mais de leur sens idéal plus que de leur signification historique. Une science qui consisterait seulement à manipuler selon des règles arbitraires des symboles vides de sens ne serait qu'une science instrumentale et sans valeur philosophique. Le but de Husserl, c'est d'intégrer les sciences à la philosophie et de montrer, à la manière du Descartes du tout début, celui des Regulæ, quelle est la signification pour l'homme, pour la conscience ou l'esprit, de la science que pourtant l'homme aussi constitue. Donc, dès le début, on est aux antipodes de l'objectivisme. Husserl refuse de suivre la voie de la science considérée comme la vérité divine, mais cherche à relier cette vérité à la conscience de celui qui lit des énoncés, qui fait des opérations et qui cherche donc à savoir ce qu'il fait.

    D'une certaine manière, ce peut être la définition la plus sobre de la phénoménologie, décrire les actes objectivants de la conscience qui calcule, raisonne, juge. Par exemple : lorsqu'on parle, on exprime sa pensée par la voix. Une des plus belles recherches logiques porte sur «  expression et signification  »  : quand on parle, quand on assemble des mots, quand on cherche à dire quelque chose, on s'exprime et la plupart du temps cette expression est aussi une signification, mais pas toujours. Que signifient une exclamation, un cri, une grimace  ? Ce qui donne le sens, c'est ce que Husserl appelle l'intention de signification ou le vouloir dire. Il faut pour ainsi parler réveiller le sens qui dort dans des énoncés tout faits, dans les phrases débitées machinalement, et saisir le moment où cette matière sonore s'anime, devient vivante, où la conscience reconnaît sa prestation de sens, propriété que Husserl ne cessera jamais de placer au cœur de la conscience.

    Autrement dit, pour lui, la conscience n'est pas une boîte dans laquelle s'assemblent des éléments tout faits, mais un mouvement vers la chose à comprendre ; c'est l'attention que nous portons ou que nous prêtons à ce que nous voulons dire, du moins quand la pensée ne se laisse pas guider par un assemblage inerte de mots mais veut au contraire se rendre claire à elle-même. C'est cela qui, pour Husserl, est le fait caractéristique de la conscience, l'intention de signification ; ce n'est pas tant la signification déjà posée que le vouloir dire. Je veux dire quelque chose et tant que je ne l'aurai pas dit, je ne serai pas en accord avec moi-même, je ne serai pas satisfait scientifiquement. Voilà pourquoi il y a toujours un mouvement qui va d'une chose à une autre dans la phénoménologie de Husserl :
    –  il y a l'intention de signification et celle-ci a pour origine la conscience ; c'est une conscience qui veut et prend position, une conscience qui vise, pour reprendre un terme très souvent utilisé par Husserl ;
    – et, à l'autre pôle, l'objet visé et le mouvement atteint son terme quand cette intention rencontre l'objet qui correspond à son attente. C'est ce que Husserl appelle le «  remplissement de sens  ». Tout se passe comme si, quand je trouve une signification adéquate, le sens que je cherchais à dire remplit l'expression, l'anime, et c'est quand on parvient à cette sorte de plénitude de signification, et seulement alors, qu'il y a évidence, forme la plus haute et la plus pure de la vérité.

    Cette recherche inlassable de l'évidence comme acquisition indépassable et inaliénable constitue le moment cartésien de la phénoménologie husserlienne, même si à l'époque de ses premières grandes recherches il est peu probable que Husserl se soit penché de très près sur les écrits de Descartes. Il y a ceci de semblable chez les deux penseurs que, pour eux, l'acte de comprendre s'achève dans la saisie indubitable d'une évidence, que comprendre vraiment, c'est voir, ou apercevoir, par les yeux de l'esprit une idée ou une relation entre idées.

    Comprendre, c'est faire sien quelque chose et donc, quand je comprends une expression, une phrase, quand je comprends une relation logique dans une proposition que je décompose, quand je comprends un énoncé mathématique simple, la marque de cette compréhension est l'évidence : l'idée est devenue mienne, elle n'est plus quelque chose d'étranger à ma conscience. Être conscient de la présence d'un objet est une chose, c'est savoir qu'il y a quelque chose devant soi, mais porter le regard de l'esprit sur un objet de pensée, c'en est une autre, et revient à dire qu'on a rendu sienne cette réalité qui s'est d'abord présentée comme étrangère à nous."

    "Pendant un long moment, Husserl aurait trouvé absurde de considérer que le phénomène n'est que la face apparente d'une chose qui, elle, dans son intégralité ou son identité métaphysique, nous est nécessairement cachée. Il n'y a pas de choses en soi pour Husserl ; ce serait une absurdité. Toute chose est une chose pour la conscience. C'est une loi a priori pour Husserl, cette relation, mieux cette corrélation, entre la conscience et son objet, entre ce qu'il appelle le noème (le côté chose de la signification, si l'on veut) et la noèse (le côté intention de la signification). Toute intention a un corrélat noématique, sinon, ce n'est qu'une visée à vide d'un objet.

    C'est en ce sens que la conscience acquiert dans les Recherches logiques le rôle, la fonction d'un centre. La conscience est comme le centre du système planétaire de la connaissance, c'est-à-dire que c'est autour de la conscience que tournent tous les objets de la connaissance. Et donc l'idée que des objets de la connaissance échapperaient de droit à la conscience est une contradiction, car il n'y a de choses que pour une conscience, c'est pourquoi des choses en soi et qui resteraient en soi ne pourraient, même pas à titre de supposition, être désignées comme telles. Une conscience peut être obscure ou au contraire claire, il y a des degrés dans l'évidence bien sûr, mais c'est toujours à un objet intentionnel qu'une conscience a affaire, c'est ce fait que souligne la corrélation noético-noématique."

    "Ce qui caractérise les Recherches logiques, c'est la variété des thèmes qui y sont abordés, mais aussi et continûment la critique du psychologisme, c'est-à-dire de la réduction des lois logiques et des essences à des dispositions psychologiques, à la nature de l'esprit humain, ainsi que la critique de l'associationnisme, c'est-à-dire de la théorie de Locke et de Hume, entre autres, selon laquelle l'esprit humain est fait d'un ensemble d'impressions singulières, distinctes qui finissent par former l'idée de l'existence continue d'une même chose. Voilà ce qu'étudie et critique inlassablement Husserl dans ses Recherches logiques."

    "Un vécu intentionnel est un acte de la conscience qui se distingue d'un autre par son objet. Husserl distingue les vécus intentionnels qui sont des actes, toujours, quelle que soit leur nature, de la matière intentionnelle. Je touche cette table. Dans le simple fait de la toucher, il y a une articulation de deux niveaux totalement différents. Il y a la table touchée, en un sens la matière de la table, l'effet que cette table fait sur mes mains quand je la touche, et il y a aussi, mélangée avec la matière de mon impression, l'objet intentionnel « table  », c'est-à-dire ce à quoi la conscience se rapporte, ce qu'elle vise, le noème table, bien différent de la table physique qui se trouve à cet endroit. La table dans l'espace est une chose transcendante, le vécu intentionnel est au contraire immanent à la conscience. Ce qu'il y a « dans » la conscience (mieux vaudrait dire : ce qu'elle vise), Husserl le nomme un vécu intentionnel, et c'est de cela et de rien d'autre que s'occupe le phénoménologue, c'est cela l'objet propre de la phénoménologie."

    "Pour Husserl, la grande différence n'est pas la différence de l'esprit et du corps, ce n'est pas non plus la différence entre la durée et l'espace comme chez Bergson, la grande différence passe entre ce qui est intentionnellement saisi par la conscience et ce qui est d'une certaine manière irréductible à la conscience, non seulement la chose transcendante, extérieure à la conscience, mais aussi les synthèses passives, les associations, le flux temporel, qui constituent comme le soubassement de la conscience intentionnelle et comme la limite à l'œuvre de constitution qui est proprement celle de la conscience. À l'action causale de « la matière » sur la conscience, unique thèse des différentes formes de matérialisme, Husserl oppose la relation de motivation qui unit les vécus intentionnels dans une même conscience, qui a toujours affaire à des choses ayant un sens pour elle. Ce qui « entre » dans la conscience, c'est ce qui a un sens et par conséquent l'idée que la conscience serait déterminée par des lois objectives, qu'on peut l'étudier comme on étudie le comportement d'un animal dans un laboratoire, est non seulement absurde mais c'est une idée néfaste, que Husserl ne cessera de critiquer par la suite.

    Cela veut dire que le monde de la conscience n'est pas le monde réel, extérieur, sans être pour autant un monde apparent, fictif ou illusoire. Le monde de la conscience est le même monde que celui qu'on nomme à bon droit extérieur (Husserl dira qu'il n'y a pas plus réaliste que lui). La différence ici est de point de vue, ou d'intentionnalité, différence typiquement phénoménologique, et sans doute plus importante et surtout plus expérimentale que la différence ontologique. L'intentionnalité n'est pas une possession à distance ou en idée du monde, c'est au contraire une présence intime de l'homme aux choses perçues. La conscience husserlienne est une conscience qui n'a pas de «  dedans  », pas d'«  intériorité  », c'est une conscience qui est tout entière dirigée vers les choses et qui, de ce fait, ne peut pas se confondre avec une chose.

    Il y a donc deux façons de parler de la réalité, deux points de vue : il y a la réalité objective, extérieure, physique, matérielle, comme on voudra l'appeler, mais ce n'est pas une réalité phénoménale, personne ne percevant une chose purement matérielle ou physique, et il y a la réalité des choses en tant que perçues, qui est une réalité intentionnelle. Cette distinction est une distinction absolument fondamentale que Husserl maintiendra tout au long de sa carrière. Elle veut dire que la conscience, en tant que telle, n'est pas une partie du monde extérieur ou de la Nature, que chaque conscience est un point de vue sur le monde, ce qui veut dire qu'elle n'est pas plus en dehors du monde que dans le monde, et que si le monde « comprend » la conscience (au sens où un élément est compris dans un ensemble), c'est la conscience qui « comprend » le monde (au sens où elle se représente son inclusion dans le monde, mais que par cela elle s'en distingue)."

    "Pour lui comme pour Descartes, philosopher, c'est commencer tout de nouveau dès les fondements."

    "La mémoire est seulement la conscience modifiée dans le sens de la reproduction d'une chose passée, ou du souvenir de cette chose, de même que l'imagination est conscience d'image, modifiée dans le sens d'une libre reproduction, alors que le souvenir pose l'existence de la chose représentée."

    "Pour Hume, l'origine de la sensation de la durée est hors de l'esprit, encore que la distinction entre l'objet (extérieur) et l'idée (intérieure) est davantage une supposition qu'une constatation. Mais chez l'un comme chez l'autre, l'origine du temps (de la conscience, de la sensation) réside dans l'impression originaire, qui est chez Husserl le présent ou le maintenant, non pas point mathématique sur une ligne, mais impression suivie d'un halo rétentionnel et dirigée vers une protention. L'origine est un son perçu dans son continuum sonore, avec sa retombée dans le passé immédiat et avec son prolongement attendu. Husserl, tout en se tenant comme Hume à l'impression originaire qui est pour les deux penseurs affection de la conscience par un donné, fait de cette impression un présent toujours renouvelé, toujours neuf. Cela a des conséquences pour la question du statut et de l'importance de la mémoire dans ces Leçons (et aussi par la suite). Tout se passe comme s'il n'y avait pas de sédimentation du présent sous la forme d'un passé immémorial, comme si le passé n'était que « ce qui a été présent  », le passé n'étant qu'une modification intentionnelle spécifique du présent et non une dimension spécifique, objective, non réductible de la temporalité. Mais le souvenir n'est pas une sensation affaiblie de ce qui fut présent, pas plus que l'image du théâtre illuminé n'est une perception faible, comme le soutient Hume tout au long de son Traité de la nature humaine.

    Dans le souvenir, dit Husserl au début, le passé est donné en personne, et le souvenir est « la donnée du passé » ; « je vois dans le souvenir primaire, le passé ; il y est donné » (§ 13). Cela signifie (ce que Hume ne peut bien sûr pas admettre, peut-être même pas penser) qu'il y a une conscience spécifique du souvenir, une intention dirigée vers le passé et qui l'intuitionne lui-même (et non une image, un signe, une trace). La question n'est bien sûr pas celle de la fidélité ou de l'intégrité du souvenir. Voir une chose passée, ce n'est pas la voir comme si elle était présente, sinon il n'y aurait pas de différence entre la perception et le souvenir (ou l'image). Le passé ne se rejoue pas comme présent dans la conscience.

    C'est ici qu'il faut évoquer la distinction importante faite par Husserl dès le début entre souvenir primaire et ressouvenir. Le rapport avec la perception éclaire et justifie cette célèbre distinction. Le souvenir primaire (qui correspond à la rétention mais qui est un vécu temporel alors que la rétention ne l'est pas) porte sur ce qui vient de s'accomplir et tombe dans le passé. C'est une quasi-perception ou, pour reprendre la célèbre image, une queue de comète de la perception. Il est comme le sillage laissé par la chose ou l'événement perçu. La conscience est affectée par les phases de l'objet temporel  : le son que l'on vient d'entendre résonne encore dans la conscience sans que celle-ci se dirige vers lui, le vise comme elle le fait pour tout objet intentionnel. Mais une fois le souvenir primaire (immédiat) disparu, poussé par un autre, etc., il devient quelque chose que la conscience se souvient d'avoir perçu et qu'elle peut reproduire sous le mode du ressouvenir, qui n'est pas souvenir de souvenir (régression sans fin) mais souvenir d'un vécu temporel, et de ce fait inséré dans le flux continu de la conscience.

    Mais si la conscience n'était que ce flux, comme chez Hume, la différence entre le souvenir d'une impression passée et une fiction de l'esprit serait instable, il n'y aurait pas moyen de savoir avec certitude que je n'ai pas inventé ce qui me revient à l'esprit comme un fait passé. La distinction serait affaire de croyance car la différence entre les deux images serait seulement celle de leur vivacité respective. Hume ne peut pas échapper à cette conclusion sceptique dès lors qu'il a rejeté l'idée du soi (self) comme identité à soi-même, ce qui est la thèse défendue avec constance par Locke dans son Essai : celle d'un maintien de soi dans toute l'étendue du temps de la vie. Or, la conscience de soi (comme l'a dit Levinas à propos de l'œuvre de Husserl) est une intentionnalité d'un autre type. Elle s'accomplit certes dans la conscience immanente du temps, si bien que l'analyse de la conscience du temps se confond avec la description de la conscience de soi, mais elle ne se réduit pas à l'expérience de ce flux temporel continu. « Sous » la conscience intime du temps se tient la conscience absolue qui correspond à ce que Husserl nomme l'intentionnalité longitudinale (l'intentionnalité transversale étant celle de la durée de l'objet temporel)."

    "La conscience ne plonge pas dans le passé, désertant le présent pour habiter le passé, vivre dans le passé. [...] . Le souvenir n'est pas un refuge pour une conscience qui s'absente du présent, comme dans le rêve."

    "Rien dans ces Leçons qui évoque une opposition, ni même une dualité, entre un temps vulgaire ou spatialisé, et la vraie durée ou le temps authentique. [...] La conscience intime ou interne du temps est au temps en général ce que le cogito est à la pensée, son point source auquel il faut ramener toute relation temporelle, tout objet temporel, pour lui accorder l'objectivité. La subjectivité absolue n'est donc pas un mode d'être soustrait à l'objectivité et au temps qui semble en être pour Husserl la marque la plus certaine, mais l'origine, la source ou le fondement de l'objectivité, ici celle du temps comme la forme la plus universelle des phénomènes. Or, la face subjective de l'objectivité est la conscience de l'unité et de l'identité de l'objet, spatial ou temporel.

    Telle est la profonde différence entre les analyses de Husserl et celles de Hume, qui semblent souvent se confondre. L'unité de l'objet pour Hume est le produit de la transition facile de l'esprit d'une impression à une autre, elle est fondée sur la ressemblance ou la contiguïté des impressions de sensation. L'identité n'est que le produit de la reproduction par l'imagination de ces associations primitives, devenues coutumières avec le temps. Alors que, pour Husserl, l'unité de l'objet temporel (le son qui dure) et son identité (c'est le même son qui dure bien que chaque phase temporelle se substitue à celle qui la précède immédiatement) sont des données certaines parce qu'immanentes de la conscience du temps. Si bien que, paradoxalement là aussi, à côté ou au-dessous du temps comme flux se tient un temps qui ne passe pas, un temps qui demeure continuellement identique à lui-même, comme la conscience de soi dont ce n'est peut-être qu'un autre nom (voir § 31, p. 84 : « Le temps est rigide et pourtant le temps coule. Dans le flux du temps, dans la descente continue dans le passé, se constitue un temps qui ne coule pas, absolument fixe, identique, objectif »)."

    "Husserl écrit : « Que le même son surgisse sans cesse, cette continuité de l'identité est un caractère interne de la conscience », même s'il reconnaît aussitôt après qu'il s'agit sans doute d'une « fiction idéalisante ». Mais après avoir reconnu et accordé avec sa probité ordinaire les variations, les changements et les différences dans les flux continus, il conclut que la conscience du changement « présuppose l'unité »."

    "La conscience est toujours conscience de quelque chose. Mais quand on dit cela, on veut dire justement qu'elle n'est pas tant conscience de soi que conscience de quelque chose. Or, le tournant transcendantal semble nier cette direction objective, si je puis dire, de la conscience vers les choses en disant que finalement la conscience est toujours liée à un ego et, inversement, que l'ego est toujours une polarité d'actes conscients.

    Dans les Idées directrices pour une phénoménologie, la conscience acquiert le statut de principe de la connaissance. C'est dans ce texte, au § 24, que l'on trouve ce que Husserl appelle « le principe des principes » qu'il dresse comme un barrage à toutes les dérivations ou divagations philosophiques – ou scientifiques. Le principe des principes est cette idée que toute intuition originaire est donatrice de sens."

    "Hume soutenait qu'avant les idées, il y a des impressions de sensation, et que ces impressions sont absolument premières. Je peux, quand je pense à un endroit que j'ai vu, m'en souvenir, en avoir une idée, mais cette idée sera toujours plus faible que le contact avec la chose même que j'ai eu la première fois. Il y a chez Husserl aussi la volonté de remonter à ce qui est premier. Et ce qui est premier ne peut être donné à la conscience que par une intuition.

    L'intuition est, chez Husserl, vraiment le mode et peut-être même l'unique mode de donation des choses. Autrement dit, on ne connaît pas les choses parce qu'on en a entendu parler – c'est la connaissance historique.

    Après tout, on m'a dit qu'il a existé un empereur romain nommé César, mais je ne l'ai jamais vu. Il y a des villes dans le monde dont on me dit qu'elles existent, mais je ne les ai jamais vues. Je ne veux pas dire qu'elles n'existent pas, mais que la connaissance que j'en ai est une connaissance seulement dérivée, et non une connaissance originaire, par moi-même comme la connaissance intuitive pour Husserl. Je vois par mes propres yeux et immédiatement cette lampe, cette bouteille d'eau, ce papier, ce feu, comme dirait Descartes ; aucun doute ne peut vaincre ni diminuer l'évidence de la présence « en chair et en os » des choses ainsi perçues. Ce ne sont pas des « idées » pour Husserl, mais les choses elles-mêmes, l'équivalent de ce que Hume nomme des impressions de sensation.

    Il y a chez Husserl une sorte de magnification du présent. Le présent, c'est toute la richesse de la conscience, sa matière en quelque sorte. Les sons individuels disparaissent les uns après les autres, mais la mélodie est tout entière présente à la conscience qui est comme une dilatation infinie du présent. Le présent, le temps du verbe qui indique que c'est maintenant que je parle, renvoie à la présence des choses mêmes, en chair et en os, non seulement celles que je perçois actuellement, mais aussi celles que je me figure par l'imagination, et celles qui sont passées, présentes à ma conscience comme choses passées.

    Pour Husserl, le fondement de la connaissance, et c'est extrêmement banal, est ce qui se tient devant moi, ce dont je ne peux pas douter. C'est cela qu'il appelle – expression que Husserl affectionne particulièrement – la présence en chair et en os, aussi bien les choses sensibles comme cette table que les choses idéales comme un triangle ou une relation d'égalité. Contrairement à ce que l'on entend souvent dire, Husserl est un réaliste radical, pour lui, nous ne sommes pas séparés des choses par des idées, par «  le voile des idées  » comme chez les philosophes empiristes du XVIIIe siècle.

    C'est cette sorte d'étreinte des choses et de nous qui constitue pour Husserl le véritablement fondement ou la véritable base de toute connaissance. Toute connaissance doit revenir à son origine ; et son origine, c'est cette sorte d'étreinte entre les choses et nous, les choses mêmes et non les représentations, les idées, les copies mentales des choses."

    "La réduction phénoménologique est la décision de s'en tenir aux pures données immanentes de la conscience et donc de mettre entre parenthèses croyances, présomptions, visées objectivantes qui forment le tissu de l'attitude naturelle. D'une certaine manière, la réduction n'est pas une invention de Husserl mais la reprise et la radicalisation du plus vieux motif philosophique  : l'époché des stoïciens, c'est-à-dire la suspension du jugement, ou la résolution cartésienne de mettre en doute tout ce qui n'est pas absolument certain, c'est aussi, quoique moins nettement, ce que Kant appelle l'examen critique. Quel est le philosophe qui ne commence pas par rassembler les données certaines et suspendre son jugement sur les opinions qu'il n'a pas encore et par lui-même vérifiées  ? La réduction phénoménologique ne supprime rien, à la différence du doute méthodique ; elle installe le penseur dans une attitude permanente (et non provisoire), qui consiste à décrire les phénomènes tels qu'ils se donnent à une conscience qui ne prend pas appui sur des données objectives mais seulement sur celles qui lui sont immanentes."

    "En montrant comment la conscience constitue le monde, le phénoménologue retranché dans la réduction inverse cette relation et fait paraître le monde comme un relatif et la conscience comme un absolu. La corrélation noético-noématique prend alors la place de la croyance objectiviste ou naturaliste en une  relation causale entre le monde-cause et la conscience-effet (ou épiphénomène)."

    "Ce ce que Hume, à la suite deBerkeley, cherche à montrer, c'est que ce que nous croyons être un objet avec toutes ses propriétés, n'est qu'un ensemble d'images et d'impressions de sensations. C'est cela seulement qui se présente à l'esprit, c'est de cela seulement dont nous faisons l'expérience.

    Husserl critique cet empirisme-là, mais pour lui l'idée est bonne, qui consiste à ôter de ce que je pense tout ce qui est en dehors de cette pensée, de ramener la pensée à l'intuition, conformément au principe des principes. C'est pour cela que l'intuition, on l'a dit et on l'a suffisamment critiqué, qui est absolument inséparable de la réduction, est pour Husserl non pas quelque chose de passif, une chose que l'on reçoit peut-être comme dans l'expérience mystique, mais l'unique mode de saisie des objets « transcendants », extérieurs à la conscience et pourtant aussi immanents à elle. L'intuition donne la chose elle-même."

    "L'analyse ou la description d'une chose perçue se fait nécessairement par phases successives, et les moments ne cessent de se multiplier et de se fondre les uns dans les autres. L'analyse d'une même chose est un processus infini. La « synthèse » de l'objet est toujours à l'horizon de la perception, elle n'est jamais totalement effectuée. C'est pour cela que chez Husserl, et ça peut être déroutant et même décevant, l'analyse de la moindre chose a un caractère interminable comme si elle courait après quelque chose qui la devance toujours. Mais ce non-recouvrement de la chose perçue par l'analyse de ses apparences n'est pas un accident dû aux limites de l'esprit humain, il est impliqué dans l'essence même de la perception.

    Un vécu, au contraire, se donne tout entier et sans esquisses, il n'y a aucun sens à dire que je perçois un aspect de la joie que je ressens [!]. La joie se donne tout entière dans ma conscience. La joie, la peine, la souffrance, la douleur, sont des absolus. Alors que les choses perçues sont toujours des relatifs. Et on en tire à nouveau cet enseignement que, pour Husserl, les choses du monde sont toujours des choses relatives, des existences relatives, alors que la vie immanente de la conscience et le flux qui la constitue sans cesse sont des absolus.

    Il y a donc une différence abyssale entre ce que Husserl appelle dans les Ideen la « région conscience » et les autres régions, qui correspondent aux différents êtres du monde. Ce que Husserl désigne sous le nom d'« ontologie régionale », entendons par là la description de la nature des objets auxquels on a affaire, ce sont ces choses qui appartiennent à des régions distinctes de la réalité : choses matérielles, êtres vivants ou animés, objets idéaux, choses sensibles… L'être n'est pas une idée pour Husserl, mais l'ensemble des régions formées par des êtres distincts. En ce sens, toutes ces régions ont un mode de fonctionnement, un mode d'apparition, un mode de dévoilement propres à chacune d'elles.

    Mais la conscience est autre chose. Même si c'est une région, cette région est fondamentale, parce que toutes les autres régions sont liées à elle. Elle aussi est liée aux autres régions, mais il y a ce privilège de la conscience par rapport aux êtres ou choses relevant d'autres régions qu'une conscience qui pratique la réduction sait que les autres régions dépendent d'elle, non pas causalement bien sûr, mais quant à leur sens. Elle sait quelle est la différence entre elle et ces autres régions. Mais précisément, cette différence fait qu'elle ne peut pas se séparer d'elles, les concevoir sans qu'elles dépendent d'elle."

    "On ne peut examiner ici l'ensemble de ces Méditations, d'autant qu'elles recoupent beaucoup les analyses des Idées directrices et Husserl l'a souhaité. Il a voulu donner de la phénoménologie un aperçu pour un public néophyte car rien n'était traduit. Seul un jeune étudiant de Strasbourg, à la même époque, entreprend de faire une thèse sur la théorie de l'intuition de Husserl. Ce jeune étudiant s'appelle Emmanuel Levinas ; il traduira par la suite les Méditations cartésiennes – cela pour montrer que Levinas est un pionnier, qu'avant lui personne ou presque personne ne connaît Husserl en France."

    "Husserl se lance dans une entreprise très périlleuse, dans cette Cinquième méditation, pour tenter de voir au plus près comment l'ego que je suis constitue l'ego d'autrui, c'est-à-dire l'identifie comme un alter ego, et non comme un corps situé en un point de l'espace. C'est contre une telle entreprise qu'ira Sartre dans la troisième partie de L'Être et le Néant, en disant que l'on rencontre autrui, on ne le constitue pas (sous-entendu comme Husserl a cherché à le faire). C'est cette recherche fondamentale que fait Husserl ici, et comme toutes (ou presque) les recherches de Husserl, elle est aporétique  : elle n'aboutit pas à un résultat bien défini malgré l'intérêt de son motif et la profondeur des analyses déployées avec une rigueur et une probité admirables.

    Le problème de cette Cinquième méditation est donc le suivant  : comment, sans sortir de ma conscience, et comment le pourrais-je d'ailleurs ?, vais-je pouvoir faire d'autrui ou reconnaître en autrui un autre ego que le mien, une autre conscience que la mienne, même si, évidemment, par définition, je n'ai pas accès à cette conscience ou à cet ego ?"

    "Pourquoi ce diagnostic : « L'Europe est malade » ? Parce qu'elle a perdu la foi dans le caractère téléologique de la raison, qu'elle ne se sent plus guidée par une idée infinie, que la raison est devenue bornée, limitée à des tâches instrumentales et pratiques, qu'elle n'est plus un but. Cela signifie aussi que l'Europe a perdu le caractère par lequel elle se distingue des autres régions du monde (non européennes) : le sens de l'universalité, qui fait que l'Europe n'est pas une région du monde comme une autre mais la seule qui se situe dans un horizon d'universalité."

    "On ne peut pas dire qu'après Husserl, il n'y aura plus de philosophes pour défendre la raison, ce serait absurde, mais les philosophes dont nous allons maintenant parler, tous issus de la phénoménologie, ne vont pas particulièrement défendre la raison. Ils vont s'intéresser à d'autres choses que la raison  : l'existence pour Sartre, le charnel ou le préthéorique pour Merleau-Ponty, le symbolique pour Ricœur. Ce n'est pas à une « eidétique de la conscience » vers laquelle s'est dès le début tournée la recherche de Husserl, mais au déchiffrement ontologique et herméneutique de l'existence humaine qu'ils vont consacrer leurs recherches propres."

    "L'intuition éidétique (contre l'empirisme et l'abstraction en général) est sans doute l'idée la plus « intellectualiste » de la phénoménologie husserlienne. Que l'eidos de rouge puisse être intuitionné sur une chose particulière rouge est impensable dans l'empirisme, que Husserl combat en l'associant au psychologisme. Il est évident, pour Husserl, que la conscience peut se dégager de la particularité et saisir sur l'objet particulier le noyau général ou essentiel. Husserl a beaucoup lu et discuté les analyses de George Berkeley, de John Locke, de David Hume sur les idées générales et l'abstraction. Il a consacré l'une de ses « recherches logiques » à cette question pour lui essentielle : la saisie intuitive de l'essence, sans pour autant verser dans le mysticisme.

    En ce sens, la phénoménologie des Recherches logiques et des Ideen s'inscrit dans la lignée des philosophies rationalistes, qui rejettent le dogme empiriste de la formation du général par abstraction de la particularité, donc par un acte psychique, et nullement par une opération logique. Cela revient à faire de la conscience une simple surface d'inscription des objets perçus par les sens. L'intentionnalité est le contraire de cette idée empiriste  : la conscience ne reçoit pas quelque chose sans se diriger vers elle. La réception est aussi une donation de sens. Il n'y a donc ni catégories ni idées innées, et c'est pourquoi il faut inverser le problème : non pas se demander comment on arrive au général en partant du particulier, mais comprendre qu'il n'y aurait pas de choses particulières s'il n'y avait pas intuition du général ou de l'eidos. Telle est l'idée constante de Husserl  : les choses singulières se donnent toujours comme des exemplaires de types et on les perçoit selon leur type. Les actes de saisie de la conscience ne sont pas réductibles aux «  données sensibles  » et aux «  lois  » de l'association passive."
    -Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Presses Universitaires de France/Humensis, 2018.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 29 Fév - 9:43, édité 4 fois


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    pierre - Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur Empty Re: Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 30 Jan - 15:57

    "Ce qui sépare d'emblée Sartre de Merleau-Ponty, c'est le point de départ de leur philosophie respective. La question de Sartre, qui l'occupe depuis le tout début de son œuvre même si elle est moins explicitement présente par la suite, est celle de l'imagination et de l'imaginaire, de la nature et du sens de la vie imaginaire, cette capacité presque magique de la conscience de s'échapper du réel, de s'irréaliser, et de susciter d'autres objets que ceux de la perception, d'instituer un autre rapport au monde que le rapport pratique, concret, qui est celui de la perception. L'univers sartrien est en grande partie une création (géniale) de son imagination métaphysique. Comme les créations imaginaires, il se donne d'un bloc, il est constitué d'un seul tenant. Et c'est à prendre ou à laisser en totalité. Sartre a une vision de l'être qui n'a cessé de le hanter. Pour Merleau-Ponty au contraire, il n'y a que des perspectives sur l'être, qui ne se donne que par « régions », terme husserlien par excellence.

    Le point de départ de Merleau-Ponty n'est pas l'imagination, mais la perception. Sa philosophie phénoménologique est, pour reprendre le titre de son premier grand ouvrage (qui est sa thèse de doctorat), une Phénoménologie de la perception (1945). Dans ce livre de facture assez universitaire et de ce point de vue assez différent de L'Être et le Néant, Merleau-Ponty fait de la perception la modalité fondamentale du rapport de l'homme avec le monde, voire, plus profondément, l'articulation originaire de l'homme et du monde, « la coextensivité de la conscience et du monde » (Y. Thierry). La conscience n'est pas spectatrice du monde, elle est en lui, couplée aux choses perçues. Merleau-Ponty ne remettra jamais vraiment en question ce primat de la perception entendue comme une relation d'être et non, comme chez Descartes ou chez Kant, une relation cognitive."

    "Ce qu'il a trouvé dans la dernière période de la réflexion husserlienne est un retour à quelque chose de plus originaire, de plus primitif que la relation théorique de la conscience au monde dont est restée captive à ses yeux la philosophie moderne. Cette idée d'une primitivité de l'être, d'un être sauvage, d'une origine absolue du monde, n'a pas cessé d'accompagner la réflexion de Merleau-Ponty et l'on peut même se demander si ce n'est pas cela, le but qu'il cherchait à atteindre : dévoiler ce qu'est le monde pour ainsi dire à sa naissance, c'est-à-dire pour un regard qui n'est pas encore informé par des concepts, par des idées, par des théories, voire par une culture. Un regard d'une certaine manière primitif, non pas au sens sociologique ou ethnologique du terme, mais au sens où il y a un moment, toujours neuf pour l'homme, où, au lieu de voir avec son entendement ou de penser avec sa culture ou ses catégories, il voit avec ses sens tous ensemble, il touche avec ses yeux et voit avec ses mains sans que cet acte total soit repris et réfléchi par la conscience ou la pensée de voir et de toucher."

    "Le grand objet philosophique de Merleau-Ponty n'est pas la conscience mais le corps, ou alors on pourrait considérer que le corps – c'est Levinas qui dit cela à propos de Merleau-Ponty – est un type nouveau de conscience. Le corps devient chez Merleau-Ponty le véritable sujet de la perception. Autrement dit, Merleau-Ponty – c'est le sens de la longue discussion qu'il mène dans la Phénoménologie de la perception – considère que le rationalisme classique qui part de Descartes, passe par Kant et aboutit par exemple à Alain, a bien trop mis la conscience et l'entendement (la conscience comme entendement) au centre du rapport de l'homme au monde et a d'une certaine manière minimisé, voire ignoré le rôle du corps. Or, pour Merleau-Ponty, l'homme est d'abord présent au monde par son corps, ce corps propre qui est un nouveau type de conscience mais aussi un forme d'inconscience, c'est-à-dire qui engage une façon de se connaître soi-même, d'agir et même de penser qui ne passe pas par la représentation ou la réflexion.

    L'originalité de la pensée de Merleau-Ponty tient à ce qu'il pose la question husserlienne de la constitution du monde et de ses diverses régions choses par le biais du corps, c'est-à-dire par notre situation corporelle. Pour Merleau-Ponty, l'homme est d'abord un être qui a un corps, un corps qui est dans le monde avec d'autres corps et qui a vis-à-vis des uns et des autres des rapports latéraux plutôt que des rapports frontaux. C'est dire qu'on ne voit pas directement les choses, on les voit parallèlement, par connivence, par proximité, par le fait d'être là, mais on ne les voit pas réflexivement, comme des idées ou comme des représentations."

    "Merleau-Ponty renvoie dos-à-dos le rationalisme (ou l'intellectualisme) et l'empirisme (ou le sensualisme) en disant que ni l'un ni l'autre n'ont réussi à rendre compte de la complexité de la perception, qui ne vient ni des sens seulement, ni de l'entendement seulement. C'est ce partage qu'il convient pour lui de remettre complètement en question.

    Merleau-Ponty a cherché à ouvrir une autre voie que la voie traditionnelle, soit l'entendement, soit les sens. Et comme ce n'est pas non plus l'imagination, il faut se tourner vers le corps afin de voir comment la pensée est intimement liée à lui. Sans aller jusqu'à dire que c'est le corps qui pense, ce qui ne ferait que renverser le rapport et non le concevoir autrement, il faut se demander s'il n'existe pas des intentionnalités corporelles plus primitives et donc aussi plus fondamentales que les intentionnalités de la conscience pure."

    "La pensée de Descartes sur l'union de l'âme et du corps est une pensée extrêmement intéressante pour Merleau-Ponty. Pourquoi  ? Cela peut paraître paradoxal  : parce qu'elle est inaboutie, qu'elle n'arrive pas à une conclusion certaine. Chacun de nous expérimente avec certitude l'union de son âme avec son corps, mais nul ne sait ni même ne comprend comment se fait cette union, comment elle est possible. Nous ne le savons pas clairement et distinctement, nous le sentons, nous l'éprouvons, nous l'expérimentons chaque jour mais, sur le plan théorique ou métaphysique, cette union reste un mystère. Bel exemple de cette «  confusion inextricable  » qui, pour Merleau-Ponty, caractérise notre situation dans le monde et avec les autres."

    "Il se défie autant de ces pensées positivistes qui n'accordent d'être ou de réalité qu'à ce qu'on peut toucher et prendre à pleines mains, comme dit Platon, que d'une pensée comme celle de Sartre, qui coupe la conscience qui est néant d'être de l'en-soi ou du monde des choses qui ne sont que choses. Merleau-Ponty recherche toujours, en toutes choses, une voie moyenne, non pas par goût du compromis mais parce que ce sont des solutions de facilité que se donne la pensée parce qu'elle renonce à « habiter » les choses, qu'elle les voit « de haut  », depuis cette position de surplomb ou de survol qu'il n'a cessé de critiquer. Ce qui nuit le plus à la recherche de la vérité en philosophie, c'est ce qu'il appelle la pensée de survol.

    Merleau-Ponty, c'est tout sauf une pensée dualiste ou une pensée antithétique qui oppose une chose à une autre – l'être et le néant (le diable et le bon Dieu, comme disait Lévi-Strauss), l'homme et la société, l'individu et la communauté, la science et la perception. Merleau-Ponty est un philosophe qui cherche à coudre ce qu'une pensée trop hâtive tranche, coupe précisément ; il cherche, d'une façon qui n'est pas sans rappeler celle de Bergson, à recoudre. C'est une pensée, d'une certaine manière, de la coappartenance des choses à un même monde.

    Par exemple, dans le chapitre final consacré à la liberté, il prend en compte les négations de la liberté mais sans que cela l'intéresse outre mesure. Un phénoménologue cherche surtout à rendre compte du fait qu'on éprouve une indétermination, une indécision, un choix entre des possibles quasiment à tout moment dans notre vie : c'est cela le phénomène, et non le destin ou le déterminisme… Oui, il faut en rendre compte, Merleau-Ponty en est persuadé. Mais faut-il le faire par une sorte d'échappement à l'être, c'est-à-dire par un pouvoir de négation absolu qui serait celui de la conscience, comme chez Sartre ? Non. [...]

    La pensée de survol, au contraire, nie notre appartenance au monde. Elle nous fait croire que nous sommes un pur esprit qui regarde les choses de haut, comme l'aigle au-dessus de la montagne, mais qui ne fait pas partie de ces choses. Cette vision est fausse parce qu'elle est abstraite. On fait toujours partie de ce que l'on décrit ou de ce que l'on comprend ; le « sujet » ne peut jamais se séparer de l'objet qu'il est en train d'analyser ou de décrire. Et c'est cette inclusion du sujet dans l'objet, cette insertion de la liberté dans le monde, qui intéresse Merleau-Ponty et qu'il nomme situation d'ambiguïté, situation de complexité, entrelacs, chiasme, termes par lesquels il cherche à rendre compte du caractère toujours relié des éléments que la pensée s'efforce de séparer."

    "Voilà l'unique et constant thème de la réflexion de Merleau-Ponty : rétrograder en deçà de la constitution du monde par l'intentionnalité des actes objectivants pour atteindre le moment neuf et premier où le sens s'anime, avant de se figer en un mot, un concept, une image. C'est ce qu'il appelle aussi l'être sauvage (ou naturel) des choses."

    "Merleau-Ponty porte une attention très fine et soutenue à la nature, c'est-à-dire à ce que l'homme n'a pas constitué : un cours d'eau, un horizon. L'homme ne peut pas rompre les amarres qui l'attachent à la nature."

    "Husserl distingue Körper, le corps physique, matériel, situé dans l'espace, de Leib, qui est le corps organique, vivant. Dans une note de travail de cette époque, Merleau-Ponty écrit que « la notion essentielle est celle de la chair, qui n'est pas le corps objectif, qui n'est pas non plus le corps pensé par l'âme (Descartes) comme sien, qui est le sensible au double sens de ce qu'on sent et de ce qui sent » (note de juin 1960, p. 312-313). Pour Merleau-Ponty, la chair est « une notion dernière », comme les notions connues par elles-mêmes (nota per se) dans la philosophie classique, même si, selon lui, «  il n'y a pas de nom en philosophie traditionnelle pour désigner cela »."

    "Le problème de Cézanne n'est pas de reproduire mais d'exprimer, et le problème de l'expression de ce qui est apparaît à Merleau-Ponty comme un problème nouveau en peinture. La peinture poursuit la même ambition que la pensée mais par des moyens qui lui sont absolument propres. On ne « traduit  » pas un tableau en termes d'idées ou de concepts, ce qui serait complètement absurde, on ne peut que le voir, tel qu'il s'offre d'emblée au regard mais avec tous nos sens réunis, car « dans la perception primordiale, ces distinctions du toucher et de la vue sont inconnues » (p. 26). Mais d'une certaine façon, on le voit beaucoup plus avec son corps qu'avec l'esprit séparé du corps, par des concepts ou des idées. Le voir, c'est être dedans ou l'incorporer à soi. Il y a comme un accouplement du tableau et du spectateur, qui de ce point de vue n'est pas un spectateur, un observateur, mais un « voyant ».

    Merleau-Ponty ne traite pas du théâtre  ; on a de lui des études sur le cinéma mais ce n'est pas la position de spectateur qui l'intéresse ; pour lui, elle est toujours seconde par rapport à la position d'habitant, ou par rapport à ce que l'on pourrait appeler une insertion charnelle, qui est un « être-avec la chose » comme c'est le cas avec le tableau. Ce qui intéresse Merleau-Ponty dans la peinture moderne (il n'aborde pas la peinture ancienne, son souci n'étant pas d'élaborer une théorie esthétique ni une théorie de l'histoire de l'art), c'est le rapport à l'être, le fait que peindre est une façon de dire ou d'exprimer ce qui est, et non pas de reproduire la réalité, la valeur de l'art n'étant pas ornementale."

    "Pour Merleau-Ponty, l'inconscient est une dimension de l'être que l'on ne doit pas ignorer ou méconnaître et à laquelle il ne cessera de s'intéresser, dans les années 1950-1960, notamment à travers des textes de Freud, de psychologues et de psychiatres. Merleau-Ponty porte un grand intérêt aux sciences psychologiques, à la psychiatrie, c'est-à-dire à l'étude des pathologies qui permettent de comprendre et de relativiser le « normal » et de voir en quoi les modes de la conscience ne sont pas totalement traductibles les uns dans les autres.

    Pour lui, et ce depuis le début, la conscience n'est pas « translucide », pas plus qu'elle n'est isolée des autres consciences, de la communauté des autres esprits. Pour lui, comme pour Husserl dont il cite « la formule-énigme  », «  la subjectivité transcendantale est intersubjectivité  » (Éloge de la philosophie, p.130). Mais les variations imaginaires ne suffisent pas à comprendre ce qui n'est pas nous (les autres hommes, les autres cultures). Il faut provoquer les confrontations avec d'autres formations culturelles, comme le font les ethnologues ou les sociologues. D'où la nécessité pour le philosophe, tel qu'il en conçoit la fonction positive et indispensable, de confronter son savoir avec ceux d'autres disciplines, comme la linguistique et l'ensemble des sciences humaines."

    "Il y avait entre Merleau-Ponty et Lévi-Strauss une grande amitié  ; rappelons que La  Pensée sauvage (1962) est dédié à la mémoire de Maurice Merleau-Ponty, qui venait de mourir."

    "La notion de chair aurait ainsi une fonction assez comparable à celle de structure, celle d'un opérateur de liaison entre l'homme et le reste de la nature, faisant de la conscience une relation (ou un mode), et non pas une substance abstraitement coupée de l'ensemble des êtres par la « philosophie du cogito »."
    -Pierre Guenancia, La voie de la conscience. Husserl, Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Presses Universitaires de France/Humensis, 2018.




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